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Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Le Confesseur sauvage
Le Confesseur sauvage

Pauvre être humain - Ce tome comprend 5 histoires qui se déroulent dans la même ville à la même époque, avec un personnage récurrent qui est le récipiendaire de ces récits, celui qui est qualifié de confesseur sauvage. Il est initialement paru en 2015, écrit, dessiné, encré et mis en couleurs par Philippe Foerster. Ce créateur a longtemps collaboré à Fluide Glacial, à partir de 1979. Une anthologie lui a été consacrée récemment : Certains l'aiment noir. À une époque contemporaine, dans la bonne ville de Tchernobourg, il y a eu une grosse catastrophe : un croissant de Lune a chu sur la centrale nucléaire toute proche, et les habitants ont alors commencé à engendrer des mutants aux déformations monstrueuses et à subir eux-mêmes des mutations. Parmi cette population tératologique, il en est un avec tronc d'être humain, et des tentacules de poulpe en lieu et place des jambes, qui se fait appeler Père Irradieu. Il a un don : chaque personne qu'il touche se confesse spontanément à lui. Durant ces 5 chapitres, madame Génuflexion évoque le cas très particulier de sa fille Gisèle à qui elle avait tenté de cacher qu'elle était une limace (en commençant par casser tous les miroirs). Puis il touche un sans-abri dans un parc. Il s'appelle monsieur Annonciation, il était employé aux fromageries Lovecheese, et amoureux de sa voisine de bureau, mademoiselle Desurcroit. Dans le troisième chapitre, quelqu'un lui raconte l'histoire du major Oraison, exterminateur de mutants dans Tchernobourg. Puis l'ex-humoriste Piedepoule lui raconte l'histoire de Sagamore, le fils de Sophie-Charlotte et Baudouin Transfiguration. Enfin, il reçoit la confession de madame Absolution qui lui raconte l'histoire de Wilfried, son fils, mangeur de revenants. Il existe en France un magazine mensuel de bandes dessinées, dont le succès ne se tarit pas depuis 1975. Il a accueilli des auteurs aux personnalités aussi fortes que diverses comme Marcel Gotlib, Binet Edika, Goossens, Lelong, Maëster, Tronchet, et bien d'autres. Parmi eux, Philippe Foerster dispose d'un trait aussi personnel que les autres et immédiatement reconnaissable. Qui plus est ses histoires présentent des caractéristiques très fortes, baignant dans un humour noir et macabre, avec un soupçon de glauque. Dans ce tome, le lecteur retrouve tout ce qui fait la force de ce créateur sans pareil. De prime abord, le lecteur se dit que ça ne peut pas marcher. Foerster mélange des ingrédients infantiles et surannés qui malmènent la logique et semblent provenir d'une époque révolue. Comme la présentation en atteste, il a le chic pour choisir des noms idiots, sans rapport avec les personnages, une collection de noms communs piochés dans un registre en total décalage avec ses récits (entre Annonciation et Transfiguration, on est servi). Ensuite, il utilise les conventions d'une science-fiction des années 1950, avec une représentation littérale de nature infantile. Un morceau de la Lune est tombé sur le centrale nucléaire de Tchernobourg : il a la forme d'un croissant de Lune, et trône en arrière-plan de la ville, avec une jolie forme de croissant (comme celle sur laquelle est adossé le Pierrot lunaire). Ensuite la destruction de la Lune n'a eu aucune incidence sur les masses maritimes. De manière tout aussi littérale, les radiations ont provoqué des mutations grotesques, mais pas de brûlure, ou de cancer, ou tout autre conséquence biologique prévisible. En outre ces mutations sont grotesques et affectent aussi bien les adultes que les enfants à naître. le confesseur a donc des tentacules à la place des jambes, et Gisèle Génuflexion est une grosse limace, avec la personnalité d'un être humain, sans bras, sans jamais prendre conscience que sa morphologie ne s'apparente en rien à celle de ses parents. Rapidement le lecteur se rend aussi compte que l'anatomie des personnages humains présente parfois de légères exagérations. Cela commence par les nez. Quelques-uns (mais cela n'a rien de systématique) présentent un nez un peu plus charnu que la moyenne, sans que cela devienne un gros nez à la Albert Uderzo, ni que ces personnages soient majoritaires. D'autres présentent un nez pointu et allongé, un peu au-delà de la normale. Il y a aussi le cas particulier des mentons. Des personnages peuvent être dépourvus de mentons, et d'autres affligés d'énormes goitres ou de bajoues. de temps à autre, un front va être un peu plus large, ou un peu plus volumineux que la normale, une forme douce d'hydrocéphalie, comme si même es êtres humains normaux étaient légèrement monstrueux. Philippe Foerster peut également dessiner les yeux plus grand que la normale pour accentuer l'expressivité d'un visage. Lorsque le lecteur commence à détailler chaque dessin, il se rend compte que cet artiste utilise de nombreuses approches différentes dans ses représentations. Il peut aussi bien esquisser une forme par quelques traits sans soucis de réalisme (le cadavre en décomposition de Gisèle), s'inscrivant ainsi dans une registre plus iconique que réaliste. Il peut légèrement gauchir les perspectives pour déstabiliser sa composition, décontenancer le lecteur et introduire une forme de déséquilibre qui fait converger le regard du lecteur vers l'élément surnaturel ou anormal. Il peut tout aussi bien s'attacher à de menus détails très concrets et très banals. Ainsi, les intérieurs des appartements des différents protagonistes disposent tous d'un mobilier et d'une architecture intérieure différents. Les tenues vestimentaires sont adaptées à chaque personnage. Les façades des immeubles relèvent de périodes bien identifiables. Au fur et à mesure de la lecture, le lecteur constate d'ailleurs que ces mobiliers et ces tenues renvoient aux années 1950, créant une ambiance surannée, dépassée et ringarde. Cette particularité ajoute encore à la noirceur du récit. Malgré toutes ces caractéristiques qui ne donnent pas forcément envie de découvrir cet étrange ouvrage et cet auteur, le tout présente une grande unité narrative qui plonge le lecteur dans un monde glauque, d'une grande noirceur, un mélange d'un humour très noir et d'une forme de désespoir existentiel qui fait rire jaune. Bien sûr que cette science-fiction n'a rien de réaliste, qu'elle utilise des visuels et des concepts infantiles, mais l'inanité de l'existence n'en ressort que plus. le confesseur sauvage n'a même pas de nom véritable (juste un pseudonyme qu'il s'est choisi), juste des tentacules qui le place à part de l'humanité, sans aucun espoir d'une vie normale, ou même d'être d'une quelconque utilité à la société. Chacune des personnes qui se confesse malgré elle n'en ressort aucunement soulagée. Pour commencer ce confesseur n'est pas un prêtre et ne dispense aucune absolution d'aucune sorte. Ensuite leur confession ne fait qu'entériner le constat de leur échec, de leur faiblesse morale, de leur solitude, de leur médiocrité, etc. Il n'y a rien de romantique dans ces récits, ou de morale venant ouvrir une fenêtre d'espoir. Sous ces dehors peu crédibles, le lecteur découvre rapidement qu'il s'agit de fables à destination d'adultes, au cœur bien accroché. La force de ces récits ne réside pas dans le destin de personnes minables accablées de malchance, mais au contraire dans le comportement très humain de ces individus essayant de faire avec les avanies de la vie. Ainsi madame Génuflexion fait tout pour sa fille Gisèle, avec l'aide de Gino, on second mari dont ce n'est même pas l'enfant. Et Gisèle grandit comme une fille normale malgré sa morphologie de limace. le lecteur ne peut qu'être admiratif de la force de caractère de ces parents s'accommodant de leur situation sortant de l'ordinaire et réussissant dans leur entreprise. Il en va aussi ainsi pour madame & monsieur Transfiguration, ou encore pour Wilfried qui prend sur lui pour faire plaisir à sa maman. le lecteur ressent une forte empathie pour ces personnages dont les motivations sont universelles et très humaines. C'est même le fort contraste entre l'environnement et les circonstances délirantes, et le comportement très normal de ces individus qui fait ressortir avec force leurs émotions, leurs souhaits, leurs espoirs. du coup, le lecteur ressent pleinement leur peur, leur résignation face aux difficultés insurmontables, l'injustice de leur situation quand malgré leurs efforts, il leur est impossible d'échapper à leur situation et qu'elle va en s'aggravant. Au final l'horreur de ces récits ne se trouve pas les situations tirées par les cheveux imaginées par l'auteur, mais bien dans le drame de ces individus incapables de fuir de leur situation, encore moins de l'améliorer. Les éléments idiots (croissant de Lune, champignon atomique en suspens, tentacules à la place des jambes, etc.) finissent par créer une forme de poésie macabre séduisante. le lecteur sait qu'il s'agit d'éléments pour rire, d'idées irréalistes et enfantines. Mais elles s'imprègnent de la noirceur des récits pour devenir des signes apparents des tourments intérieurs des individus. le champignon atomique figé dans le lointain symbolise bien sûr la peur d'une guerre nucléaire imminente, éventualité bien réelle qui pesait lourd sur l'inconscient collectif dans les années 1960 et 1970, mais aussi les catastrophes arbitraires qui peuvent s'abattre à tout moment sur chaque individu, sans qu'il n'y ait de signe avant-coureur, ou sans que l'individu ne puisse s'en protéger, alors même qu'il sait qu'elles vont se produire, soit le caractère inéluctable des événements sur lesquels on n'a pas de prise. Ce retour de Philippe Foerster avec ces nouvelles histoires prouve qu'il n'a rien perdu de son talent, de sa voix propre. Il jette toujours un regard aussi noir et attendri sur la condition humaine. Avec des signes extérieurs de science-fiction ringarde, ses récits parlent des peurs et des émotions de l'être humain, avec une belle perspicacité, et une rare intensité.

01/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Polo
Polo

Un livre parfait pour l'échange et l'apprentissage - Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome à destination des enfants de 4 ou 5 ans, en dernière année de maternelle, ou même en début de CP. Tout commence par une illustration en pleine page montrant Polo sortant de son arbre qui occupe les trois quarts d'une île déserte. Il s'agit bien sûr d'un arbre doté d'une porte, d'une fenêtre et d'un petit tuyau de cheminée, sans oublier un pot de fleur pour décorer et une corde tendue à partir d'un piquet. Polo retourne à l'intérieur de sa maison pour prendre son sac à dos, et après réflexion son parapluie. Par un soleil radieux, il ouvre ce dernier dès le pas de porte franchi pour s'en servir comme de contrepoids alors qu'il fait le funambule sur le fil tendu. Après plusieurs pas effectués avec un équilibre précaire, Polo arrive à un endroit où la corde prend la forme de marches d'escalier, toujours au dessus de la mer calme et étale. Il monte sans plus craindre de perdre l'équilibre jusqu'à arriver au dessus des nuages. Là il se rend compte que la corde s'incurve et il la descend comme s'il faisait du toboggan... pour atterrir sur les fesses dans un nuage bien douillet, face à un oiseau très surpris. Et le voyage reprend à bord de ce nuage volant, alors qu'il ne s'agit que de la quatrième page de cette histoire qui en compte 70. Alors que votre enfant sent que l'apprentissage de la lecture n'est plus très loin, ou qu'il vient juste de commencer cet apprentissage, il peut ressentir une certaine frustration face à la longueur de cet apprentissage qui ne lui permet pas de lire tout de suite. La lecture de cette bande dessinée sans texte peut constituer une révélation, et un apprentissage d'un autre ordre. Régis Faller (scénario, dessins et couleurs) a réalisé une histoire exceptionnelle, immédiatement parlante pour un enfant, d'une poésie délicate et délicieuse, à haute teneur en divertissement. Initialement, cette histoire est parue par groupe de 3 ou 4 pages dans le magazine "Belles histoires" et chaque groupe contient une quantité impressionnante de péripéties. Mis bout à bout, ils forment une odyssée d'une magnitude imposante, surtout pour un enfant de 5/6 ans. Tout au long de ces pages, l'enfant pourra repérer de lui-même des éléments qui lui sont familiers tels que faire du toboggan, papoter avec un copain, manger un casse-croûte, jouer de la musique, gonfler un ballon, etc. Derrière ce personnage évoquant à la fois un enfant et un doudou rassurant, le jeune lecteur identifie des activités quotidiennes immédiatement évocatrices de son expérience de tous les jours. Cette forme de familiarité lui permet de reprendre pied entre 2 événements étonnants ou magiques. R. Faller a l'art et la manière de dessiner ces instants avec des images très faciles à lire, à base de formes simplifiées toujours évocatrices, en utilisant des couleurs gaies, sans être criardes. Vous voilà donc confortablement installé avec votre enfant à vos cotés pour lui faire la lecture, car pour lui le déchiffrage d'une bande dessinée passe également par un premier apprentissage. Et finalement la lecture de cette BD sans texte demande au parent de raconter l'histoire à haute voix en montrant l'élément narratif essentiel à l'histoire dans chaque case, et en verbalisant le lien logique qui unit l'action d'une case à celle de la suivante. Vous voyez littéralement le cerveau de votre enfant en action, en train de constater la logique qui unit une case à l'autre, et découvrir les règles de ce média. C'est d'autant plus agréable qu'il est alors possible de lui poser des questions au gré de vos envies sur ce qui se passe, sur les actions de Polo, sur la possibilité de faire la même chose que lui, sur un objet ou un personnage dessiné. Cette histoire se prête aussi bien à une lecture classique réalisée par l'adulte, qu'à une lecture participative où l'enfant peut apporter son interprétation des images. Lorsque la lecture est finie, l'enfant reste avec son livre et va chercher à se raconter lui-même l'histoire le conduisant à utiliser le langage pour se décrire ce qui est dessiné. En fonction de son éveil, il pourra vous demander de lui relire, ou même se mettre à vous faire la lecture (situation éminemment savoureuse d'inversion des rôles). Dans tous les cas, le format de la bande dessinée permet également de gérer le rythme de lecture en fonction des envies de l'enfant, ou du parent souhaitant détailler une case. Les dessins constituent un repère incomparable, assurant de ne jamais perdre le fil de l'histoire. En tant qu'adulte, il vous sera également possible d'apprécier les qualités de cette bande dessinée pour enfants à d'autres niveaux. Pour commencer, l'imagination de Régis Faller semble sans limite. Il compose une histoire où le merveilleux s'invite à chaque page avec une idée nouvelle, où les sentiments positifs priment (pas de chantage psychologique à l'angoisse ou à la culpabilité), où Polo est heureux de découvrir le monde. Et derrière un style graphique simple et rond adapté à de jeunes enfants, il utilise les possibilités spécifiques de la bande dessinée pour décrire des situations impossibles à faire passer dans un autre mode d'expression. Lorsqu'il dessine la corde tendue à partir de l'île de Polo, il utilise un trait rectiligne, se déformant légèrement sous le poids de Polo et solidement accroché à un pieu. 2 cases plus loin, il n'y a plus que Polo sur ce trait, au dessus de l'eau sans repère à gauche, ni à droite, ce qui lui permet dans la case d'après de faire prendre à ce trait la forme d'un escalier en laissant au lecteur le soin de lier ce trait à celui de la corde de la case d'avant. Il n'y a donc aucun hiatus visuel, et pourtant un effet magique garanti. 2 pages après, Polo sort un bol de son sac et s'en sert pour prendre une portion de nuage sur lequel il est assis, afin de se nourrir. Là encore le lecteur fournit de lui-même l'explication que Polo est assis sur une partie solide, et que les bords sont plus friables. Ce tome est rempli de trouvailles graphiques de cet ordre. Il y a encore Polo et un ami montant le long d'une échelle qui traverse les nuages et leur permet d'accéder à un corps céleste où ils se retrouvent à marcher dessinés vers le bas puisqu'ils sont arrivés sur le sol qui est en haut de l'image. Faller n'a plus alors qu'à les représenter suivant la courbure du satellite pour qu'à la fin de la page ils se retrouvent en position normale : les pieds en bas de la case, et la tête vers le haut. Cette bande dessinée sans texte pour enfant propose un voyage merveilleux et fantastique, propice à l'apprentissage de l'enfant, et aux échanges entre enfant et parent, une réussite à tous les niveaux.

01/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Le Goût de la Terre
Le Goût de la Terre

Yaira Fernanda n'a rien à faire des souvenirs, elle veut demain. - Cet ouvrage constitue un récit complet indépendant de tout autre. Sa première édition date de 2013. Il a été réalisé à quatre mains pour le scénario et les dessins, par Jean-Marc Troubet (Troubs) et Edmond Baudoin. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, comptant 125 planches, dont une réalisée et ajoutée pour la deuxième édition. le tome s'ouvre avec un texte introductif de 2 pages, rédigé par Alfredo Molano Bravo (1944-2019), sociologue, journaliste et écrivain colombien. Il évoque le projet des auteurs : peindre des histoires de leur main prodigieuse et assurée, peindre des visages, peindre des mains, peindre des rues, peindre la vie et peindre la mort : la mort qui est partout, dans les récits des gens et jusque dans leurs rêves. Puis à San Vincente del Caguán, tous ses habitants ont une histoire à raconter, une seule et même histoire : celle de l'homme qui fuit. Ces eux auteurs ont précédemment réalisé un autre récit de même nature : Viva la vida (2011) sur les habitants de Ciudad Juárez. Par la suite, ils en ont réalisé un troisième sur les migrants : Humains, la Roya est un fleuve (2018). Baudoin se tient debout sur un rocher au bord de la mer. Il est né sur un bord de la Méditerranée, Jean-Marc Troubs sur une rive de l'Atlantique. Qu'est ce qui donne le goût à une terre, une herbe, un arbre, un fruit, une eau, un homme, un peuple ? Sur la totalité des côtes méditerranéennes les hommes, pendant des millénaires, se sont penchés sur la même terre. Ils ont bu du lait de chèvre, cultivé des oliviers, construit des murs de pierres sèches. Troubs a grandi sur les bords de l'Atlantique. Mais il est ensuite venu s'installer à l'intérieur des terres, à la campagne, à l'Est de Bordeaux. Dans une campagne encore comme avant, en dehors des routes. C'est plus la forêt que la campagne ; quelques prés, quelques vignes, et puis des arbres à perte de vue. Un des endroits les moins peuplés de France. Ce jour-là, il discute avec son voisin, Raymond, 80 ans, un ouvrier agricole à la retraite dont le motoculteur ne veut pas démarrer. Ils parlent des semailles dans quinze jours à la Lune vieille, du départ de Troubs en Colombie, de ce qu'ils peuvent cultiver là-bas. Baudoin évoque la manière dont le nord de l'Europe a asservi l'Afrique à ses besoins, par la colonisation, par l'économie et le marché. Comment la Méditerranée est passée d'un lieu de rassemblement avec une culture partagée sur tous ses bords, à une frontière protégée par un mur de visas. Il évoque la frontière du Rio Bravo entre les États-Unis et le Mexique. Lui et son collègue sont prêts pour partir en Colombie, âgés respectivement de 70 ans et de 40 ans. Invités par deux universitaires colombiens qui ont lu Viva la vida, Ils partent cinq semaines pour rencontrer les paysans qui vivent dans la région de Caquetá, proche de l'Amazonie. Ils ne sont pas très sûrs de la nature de leur projet : ils ne savent pas à quoi cette région ressemble. Il y a des guérilleros appelés terroristes par les démocraties. S'il a lu Viva la vida, des mêmes auteurs, le lecteur sait à peu près à quoi s'attendre. Sinon, il peut se référer à la manière dont Baudoin parle de cet ouvrage dans la dernière page : Ce livre n'est pas vraiment un reportage, pas un carnet de voyage, pas une étude sociologique. Est-ce une bande dessinée, une performance ? La forme est un peu déconcertante de prime abord. le livre a été réalisé à quatre mains. S'il n'identifie pas qui a fait quoi d'après les caractéristiques des dessins, le lecteur peut se fier à la graphie du texte : Baudoin écrit en majuscule, et Troubs en minuscule. La question de la nature de l'ouvrage peut se poser dès les premières pages. Dans l'introduction réalisée par Baudoin, il s'agit plus d'un texte illustré par des images, une ou deux par pages, les informations visuelles venant compléter ce que disent les mots. Dans celle réalisée par Troubs, la forme est plus proche d'une bande dessinée classique avec des cases, une action racontée par la succession de plusieurs cases, des phylactères. Très vite, le lecteur constate qu'il y a beaucoup de textes : des éléments de contexte pour exposer la situation de la Colombie dans ces années-là, un peu d'histoire, un peu de géographie, la présentation de quelques personnages, les personnes rencontrées et dessinées qui racontent leur souvenir le plus marquant. Ce n'est pas une bande dessinée d'un format traditionnel ce qui peut rebuter en la feuilletant rapidement. En revanche, une fois qu'il s'est adapté aux caractéristiques de la forme, le lecteur assiste effectivement à une sorte de performance, pas au sens de l'exploit, mais au sens d'une œuvre qui prend forme au fur et à mesure des rencontres, des événements, des déplacements, sans planification réelle autre que la destination du voyage et le projet de discuter avec des gens. Les dessins des deux artistes sont en noir & blanc, plus chargés et un peu charbonneux pour Baudoin, un peu plus en mouvement pour ceux de Troubs, avec une touche amusée, une sorte de plaisir évident. Indubitablement, les images font voyager le lecteur : dans des villes, dans des habitations, dans la nature sauvage, dans des zones cultivées, sur la route. Il ne s'agit pas d'un carnet de voyage avec de belles images de paysage, mais plus de croquis donnant la sensation d'avoir été faits sur le vif. En réalité, les auteurs se sont bien livrés à un travail de composition, de réalisation des pages après coup : ils se dessinent en train de travailler dans les planches 42 & 43. le lecteur a vite fait de s'acclimater à ces planches rugueuses, à ces visions qui reflètent la préoccupation ou l'intérêt du moment de l'un ou l'autre des auteurs. Il partage leur regard qui ne constitue pas une description neutre de ce qui les entoure, mais un choix de ce qui les marque. Bien sûr, une quantité significative de cases se présente sous la forme d'un gros plan sur un visage, le Colombien en train de parler et de raconter son souvenir le plus marquant, parfois en une phrase, parfois dans un long texte. Les portraits, des visages en gros plan, ne cherchent pas à montrer une vision idéalisée de la personne, ou embellie : c'est un dessin un peu simplifié par rapport à du photoréalisme, s'attachant à l'impression donnée par l'interlocuteur, son trait de caractère apparent lorsqu'il s'exprime. Il est vraisemblable que s'il les croisait dans la rue, le lecteur ne les reconnaîtrait pas. Il semble qu'a contrario l'individu reconnaît sa personnalité dans le dessin qui est fait de lui. Les auteurs ont composé leur ouvrage de manière que le lecteur ressente l'impression de faire la connaissance de ces individus qui lui parlent pendant quelques minutes. Il les rencontre au gré des déplacements et des visites des artistes. de la même manière, il ressent les impressions laissées par les différents endroits : le bruit et l'immensité de Bogotá, le caractère rural du village de Belén, l'isolement du village de San Vincente del Caguán, la réalité de la nature dans la forêt avoisinante, avec les arbres, un singe-araignée, les chants d'oiseaux au réveil le matin, une tortue qui les regarde passer lors d'un voyage d'une heure de pirogue, une poule en liberté, un perroquet, etc. En fonction de ses centres d'intérêt, le lecteur est plus moins ou familier de la situation de la Colombie en 2013. Les auteurs font en sorte d'intégrer les notions d'histoire et d'économie nécessaires, la guerre civile, les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie, 1964-2016), la corruption, la culture de la coca, les intérêts des multinationales, les organisations paramilitaires, les narcotrafiquants, la criminalité qui fait environ quarante morts par jour, la pauvreté, la diminution de la population d'indiens Huitoto / Uitoto, les six millions de Colombiens déplacés à l'intérieur du pays. En fonction de la nature de l'information, elle est soit exposée par les auteurs, soit par une personne qu'il rencontre, avec qui ils échangent. le lecteur sait bien que Baudoin et Troubs ont choisi leurs interlocuteurs dans une classe sociale bien définie, et que l'image qui en ressort est donc partielle. Les premiers témoignages de violence sont terribles et durs, mais similaires à ce qu'il a pu lire dans la presse. C'est l'effet cumulatif de ces souvenirs marquants qui dessine le climat de cette région du pays pour la population. Dans la planche 103, Troubs pense en son for intérieur que très souvent quand il rentre de voyage, il se dit qu'on est en démocratie en France, qu'on a la sécu, une justice pas corrompue. Chaque fois qu'il va voter, il a l'impression de participer à la vie politique, de s'impliquer, même s'il sait bien que ce n'est qu'une illusion. Mais que ferait-il s'il était colombien ? S'engagerait-il ? Fermerait-il les yeux ? En effet, l'ouvrage n'apparaît pas comme une dénonciation, mais plus comme un témoignage sur la force vitale de ces êtres humains. le lecteur fait le lien avec ces images montrant des fourmis portant une charge beaucoup plus volumineuse qu'elles. Il pense au plaisir de vivre des habitants de Caquetá, malgré la violence arbitraire des factions armées, malgré les traumatismes de leur passé individuel. Il ressent la force de vie à la fois fragile et plus forte que tout, pour assurer les besoins vitaux de nourriture et de logement, mais aussi d'éducation, de sécurité, de moralité, de famille, et lorsque c'est possible d'éducation, de projets à long terme comme une réserve naturelle. Le lecteur sait qu'il s'embarque pour un voyage en Colombie, à la rencontre d'habitants de villages dans une zone rurale du pays. Il découvre un ouvrage qui défie les conventions de la bande dessinée, mélange de narration séquentielle, et de texte illustré, dans un noir & blanc sans afféterie, dont la somme des parties fait un tout étonnamment harmonieux. Il ressent qu'il rencontre les habitants dont les artistes font le portrait comme s'ils leur parlaient en direct. Il voit un portrait de cette région du pays se dessiner progressivement, sans parti pris politique, sans dogmatisme, montrant le peuple qui vit dans un pays en guerre civile. Extraordinaire.

01/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Murmure
Murmure

Vie intérieure - Il s'agit d'une histoire complète et indépendante de toute autre, initialement parue en feuilleton dans un journal indépendant "La dolce vita". Les différents chapitres ont été regroupés en album en 1989. le scénario est de Jerry Kramsky (nom de plume de Fabrizio Ostani), et les dessins de Lorenzo Mattotti. Il s'agit d'un récit de 42 pages de bandes dessinées. Il a été réédité dans "Feux / Murmure". Quelque part sur une grande plaine herbeuse battue par les vents, Murmure se réveille et voit 2 silhouettes au dessus de lui, 2 personnages à la peau bleue et aux formes bizarres qui s'appellent Hanz et Fritz. Ce sont eux qui lui donnent le nom de Murmure à cause de la manière dont il s'exprime. Son visage présente une grande trace rouge, comme une brûlure. Hanz et Fritz se mettent à courir pour aller plus vite qu'un pétrolier qui navigue au loin. Ils croisent le sinistre pêcheur noir qui s'exprime dans un sabir évoquant un mélange de français, de latin et d'allemand. C'est un pêcheur de poissons-cerfs. La nuit arrive, Murmure et ses 2 compagnons se mettent à jouer aux cartes, en utilisant comme mise, les bandes dessinées d'une vieille collection. Dans une interview, Lorenzo Mattotti a précisé le mode conception de l'histoire, ainsi que les intentions des auteurs. Il indique : "J'ai dessiné la nature et placé dans le décor deux petits personnages de gomme. [...] Il s'agit d'un récit découpé en courts chapitres comme autant de rêves. [...] Nous ne savions pas vraiment où nous allions. [...] Il n'était pas question de composer une histoire classique. Chaque fois que la piste d'une aventure se précisait, il nous fallait bifurquer pour aller nulle part. [...] le personnage ne trouve rien, si ce n'est le vide, la solitude, l'attente. C'est un départ permanent." Ainsi prévenu le lecteur sait qu'il s'agit d'une lecture exigeante, dans laquelle il devra s'investir pour interpréter ce qui lui est montré. "Murmure" a été réalisé après "Feux", en intégrant d'autres expériences professionnelles réalisées par Mattotti dans l'entredeux, en particulier des dessins de mode. Effectivement au départ, le lecteur nage dans l'expectative. Murmure s'éveille auprès de diablotins dont il est impossible de connaître la nature, il n'a pas idée de comment il est arrivé là et il n'est pas soumis aux contingences matérielles, si ce n'est le sommeil. En termes d'intrigue, le lecteur est amené à suivre Murmure du début jusqu'à la fin, dans ses déambulations et découvertes, ainsi que dans ses souvenirs très partiels et ses réflexions. Il y a bien une forme clôture au récit. Néanmoins de nombreux événements relèvent du surnaturel ou de la fantasmagorie, comme une image dans un miroir déformant fortement la réalité, ou participant de l'inconscient du personnage. En suivant les pistes données par Mattotti dans son interview, le lecteur peut dans un premier temps se concentrer sur les images, non pas comme une suite participant à une narration, mais pour leur valeur unitaire, détachée du récit. Page après page, le lecteur contemple des visions enchanteresses, oniriques ou sourdement inquiétantes, où la couleur est très présente, mais moins que dans "Feux". Quelques exemples : l'herbe en train d'ondoyer sous le vent en page 1, vu de dos et de loin Murmure se tenant la tête entre les mains en contemplant l'avancée de noirs nuages en page 2, les traits exagérés du visage de Safran en page 3, etc. Certaines images sont plus fortes que d'autres : les poissons-cerfs dans la mer, l'hôtel dans la lumière rougeoyante du soleil couchant, le soleil noir sur la façade de l'hôtel, sous le lierre, etc. Comme dans "Feux", Mattotti réalise plusieurs cases s'apparentant à des œuvres d'art abstraites (ne prenant leur sens que dans le contexte des autres cases), ainsi la forme des nuages contre le ciel, une giclée de blanc sur une surface rouge, une coulée de rouge sur fond noir, etc. Une autre manière d'aborder cet ouvrage est de l'aborder en suivant les conseils de l'auteur : lire un chapitre à la fois, comme autant de voyages différents, sans trop se préoccuper de l'itinéraire complet. Chapitre 1 - le lecteur reste indécis devant le sens des éléments symboliques. Un pétrolier : l'image d'un long voyage maritime, mais il ne s'agit pas d'un voyage d'agrément. Cette impression que le récit est sous le signe de l'utile est confortée par l'image des 2 diablotins qui s'apparentent plutôt à l'insouciance de la jeunesse. Cette lecture opposant monde adulte et vestiges de l'enfance est confortée par Mattotti qui envisage cette œuvre comme son adieu à l'adolescence. Par contre, le symbole qui se cache dans les poissons dotés de bois de cerf reste impénétrable au regard des autres éléments de ce chapitre (et des suivants). Dans le chapitre 2, Murmure pénètre dans une bâtisse évoquant aussi bien une forteresse qu'un foyer, et il fait face à la figure du père, puis à la figure de la mère. Là encore, la mise en situation évoque la position de l'enfance, observer son père avec crainte sans bien comprendre ses activités, éprouver le réconfort prodigué par la mère. Chapitre 3, Murmure est à nouveau confronté aux activités de l'inquiétante figure paternelle, sans réussir à établir un début de communication. Il est possible d'y voir l'opposition adolescente systématique et bornée. Chapitre 4 - Il s'agit certainement du plus poignant car Murmure observe sa mère avec déjà une forme de détachement, en constatant que "elle mettait de l'ordre dans la cuisine comme seule une maman sait le faire". En fin de ce chapitre, il constate que "Il faut avoir couvert une certaine distance pour pouvoir se retourner sans se bercer de l'illusion que l'on peut encore revenir en arrière". Chapitres 5 & 6 : une forme de réalité reprend ses droits. le lecteur découvre des explications prosaïques sur la situation de Murmure, les marques sur son visage, le rôle de sa mère. Mais aussi, Mattotti réalise les pages les plus abstraites et les plus conceptuelles dans ces chapitres. le lecteur de "Feux" pourra retrouver la flamboyance des couleurs, les formes abstraites, et la prise directe avec les éléments primordiaux de la nature (lave, vent, mer, terre). Avec cette histoire, Lorenzo Mattotti ne refait pas "Feux", ne lui donne pas une suite. Par contre, il continue de construire sur la profession de foi que constitue "Feux", quant à l'importance prioritaire de la couleur dans sa façon d'aborder la bande dessinée. Il est possible de parler d'intrigue au travers de ces 6 chapitres, l'évolution progressive d'un personnage au travers d'épreuves de nature psychologique et même psychanalytique. Il est aussi possible d'isoler chaque chapitre comme autant d'unités, évoquant la vie intérieure du personnage, à chaque fois un état d'esprit différent aboutissant à une appréhension du monde différente, à des significations différentes, dont certaines indéchiffrables (les poissons-cerfs, l'avion). Quoi qu'il en soit, il s'agit d'une aventure de lecture peu commune, enchanteresse, vaguement inquiétante, une redécouverte du monde qui nous entoure au travers de cet individu esseulé, rebelle et fragile.

30/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Lettres d'un temps éloigné
Lettres d'un temps éloigné

Ressentir - Ce tome comprend 4 histoires indépendantes, toutes illustrées par Lorenzo Mattotti. Il est initialement paru en 2005. - Après le déluge (scénario de Mattoti et Giandelli, textes de Giandelli, 24 pages) - Une femme doit prendre l'avion, mais la piste d'envol est envahi de crabes rouges. Elle patiente en réfléchissant à l'opération qu'elle doit subir à son retour. le vol est reporté au lendemain, elle sympathise avec un monsieur ayant acheté le même souvenir qu'elle pour offrir à sa femme. Mattotti et Giandelli ont construit un récit intimiste, le lecteur ayant accès aux pensées intérieures de cette femme qui s'inquiète de son opération des ovaires, qui s'interroge sur sa relation avec son mari, et qui essaye de s'isoler du reste des passagers. Il apparaît qu'elle se trouve dans un état d'esprit entre mélancolie et déprime, appréhendant les retrouvailles avec son compagnon, affectée par la misère du monde telle qu'elle transparaît dans les journaux, éprouvant la sensation de bruits lointains évocateurs d'un monde baignant dans la haine et la destruction. Son flux de pensée est rendu de manière très écrite, dans des paragraphes savamment composés et concis, à l'opposé d'une suite de bribes de phrases à demi-formulées. Sans l'alourdir, elles imposent un rythme posé à la lecture. le lecteur peut ainsi saisir les nuances de l'état d'esprit de cette femme. Il a également accès à ses sensations par le biais des images. La page d'ouverture est saisissante avec cette marée de crabes rouges, à l'apparence très étrangère à l'humanité, et à la couleur plus chaude que criarde. Pourtant le lecteur constate qu'ils peuvent agir comme une métaphore de la maladie nécessitant une opération clinique, image un peu brutale mais aussi rassurante car ils s'en vont aussi complètement qu'ils sont apparus soudainement. Mattotti n'a rien perdu de sa capacité à créer des images mémorables et singulières, don qui avait mis en émoi le monde de la bande dessinée avec la parution de Feux en 1984. Il a recours aux techniques de l’expressionnisme en déformant la réalité pour la représenter avec la subjectivité du personnage. Son état d'esprit apparaît alors de manière visuelle, permettant au lecteur de ressentir ses émotions. Mattotti a assimilé ces techniques, les a fait sienne, en les agrémentant d'un usage très personnel de la couleur. Dans quelques cases, il n'hésite pas à déformer les représentations jusqu'à aboutir à une composition abstraite. Seule sa juxtaposition avec les autres cases dans une séquence permet au lecteur de faire le lien avec l'objet ou le lieu représenté. Il y a là un usage spécifique de la bande dessinée qui permet à l'auteur de jouer sur les 2 tableaux : une composition à la fois abstraite, et à la fois figurative grâce au contexte dans lequel elle est placée. Grâce à cette maestria picturale, le lecteur ressent l'évolution de l'état d'esprit de cette femme initialement désemparée et déprimée, souhaitant se mettre à l'écart du monde pour s'en protéger. À l'opposé d'un exposé psychologique théorique sur les 5 étapes du changement, il partage ce processus affectif, en totale empathie avec cette femme. Avec cette nouvelle, Mattotti et Giandelli font ressentir au lecteur l'intimité de la charge émotionnelle qui pèse sur une femme inquiète, dont le moral subit l'impact d'une difficulté médicale, ce qui colore sa vision de son environnement. Ils montrent avec une grande sensibilité et une grande habilité l'évolution de son état d'esprit au cours de ces heures passées à l'aéroport dans l'attente de la reprise du trafic aérien, du retour au quotidien normal. - Portrait de l'amour (scénario de Mattoti et Ambrosi, textes d'Ambrosi, 2 pages) - Un artiste peintre prend conscience qu'il n'aime plus sa femme. Franchement, une histoire de rupture racontée en 2 pages, à raison de 4 cases par page, ça ne mène pas loin. Ça tient plus du résumé expéditif que de la narration. L'avantage, c'est que ça se relit rapidement. En outre, il est difficile de croire que Mattotti ait eu besoin de l'aide d'Ambrosi pour écrire une phrase aussi stupide que "En se déshabillant, il essaya de perdre ses pensées dans son pull". Pourtant, ces 8 cases racontent beaucoup plus de choses qu'il n'y paraît. Mattotti et Ambrosi manient le sous-entendu avec une maîtrise impressionnante, leur permettant de s'appuyer sur des éléments implicites apportés par le lecteur. Ce dernier imagine sans peine les grands de traits de la relation entretenue par l'artiste et son modèle. Les quelques phrases suffisent à comprendre à quel stade est arrivée leur relation. Les 8 images dessinées et mises en couleurs par Mattotti expriment beaucoup de choses de la relation entre ce peintre et la femme qu'il aime, qui lui sert de modèle. le lecteur voit cette femme par les yeux de l'artiste. En contemplant les images, le lecteur associe l'évolution de leur relation au regard que l'artiste porte sur sa compagne, en quoi l'interprétation artistique qu'il en fait en la peignant transforme la vision qu'il en a. En 4 pages, 8 cases et 20 phrases, les auteurs ont exposé la transformation qui accompagne le processus de création artistique, l'interprétation qu'il constitue. Ils ont donné à voir et à comprendre au lecteur l'évolution du regard que l'artiste porte sur sa compagne, et la transformation qui en découle. À nouveau les images crées par Mattotti amalgament des composantes descriptives et expressionnistes pour générer des sensations ineffables et singulières. Finalement ces 2 pages sont une leçon de concision et d'expressivité, ainsi qu'une belle analyse de l'évolution du sentiment amoureux, s'appuyant sur la nature du processus créatif. - Loin très loin (scénario et textes de Mattoti, 4 pages) - Un étrange paquet passe entre les mains de 4 individus pour lesquels l'expression "Loin, très loin" prend un sens aussi personnel que différent. Chaque page se compose d'une illustration pleine page, et d'une ou deux courtes phrases en dessous. À nouveau Lorenzo Mattotti change de format pour mieux transcrire les émotions associées à sa nouvelle. Il est possible de ne lire que les phrases en bas de page, et d'avoir une idée assez juste du thème : des individus qui souhaitent être ailleurs, Mattotti effectuant une variation sur leurs mobiles qui différent. Chaque personnage porte dans ses mains le même objet, métaphore visuelle de ce désir d'ailleurs. le lecteur prend alors le temps de s'immerger dans l'impression que dégage chacune de ces 4 images singulières, de constater en quoi elles transcrivent l'état d'esprit de l'individu, ce qu'elles racontent par elles mêmes, en quoi les 2 phrases apportent un éclairage sur la situation, comment une même couleur met en relation 2 surfaces sans autre lien. Après ce bref moment de communion d'un état d'esprit avec ces 4 personnages, le lecteur constate avec surprise que Mattotti a à nouveau réussi à raconter une histoire, sur le désir d'un ailleurs, au travers d'une forme des plus singulières. - Lettres d'un temps éloigné (scénario de Mattotti, textes d'Ambrosi et Mattotti, 21 pages) - À bord d'un train futuriste, Ambra, une descendante d'un artiste fictif (Lucio Mazzotti), lui écrit une lettre pour lui décrire son présent, ce futur dans lequel il est mort. Avec cette histoire, le lecteur retrouve un format plus traditionnel : un personnage central, un récit linéaire reposant sur le voyage, les déplacements en train. Ambra s'adresse à son aïeul en voyageant à bord d'un train, en apportant les bandes dessinées qu'il a réalisées à sa tante. Mattotti et Ambrosi s'amusent à anticiper quelques avancées technologiques, essentiellement liées à des modes de reproduction de sensation, élargissant les possibilités pédagogiques et de stimulation des sens. Il s'agit plus d'une épure d'anticipation que d'un exercice de prédiction à court terme. Guidé par les images et le monologue intérieur de la narratrice, le lecteur effectue lui aussi ce voyage découvrant les paysages par les images, ainsi qu'une partie de ces lectures générées par ces nouvelles technologies. Les images peuvent être descriptives (le port où accoste le bateau d'Ambra), ou abstraites. Ainsi page 49, le lecteur contemple une composition géométrique, dans la dernière case en bas à droite. Il s'agit d'un trapèze orangé en milieu de case, bordé d'une bande rouge, puis de bandes entre gris et violet. Cette composition abstraite ne prend son sens que dans le cadre de la narration, par rapport aux images précédentes. Il s'agit de la trace du train vu de dessus, à grande vitesse, l'impression qu'il laisse sur la rétine. Ce petit décalage dans un futur proche mais étranger produit un effet de distanciation chez le lecteur qui ressent le voyage plus comme un concept ou une abstraction, les réflexions d'Ambra comme une remise en question de modes de communication qui n'ont rien d'immuable. En l'observant, le lecteur s'interroge sur ses motivations, ce qui éveille sa curiosité, ce qui fait l'intérêt de ce mode de vie nomade, sur la nature des relations qu'elle peut entretenir avec d'autres êtres humains. Ambra ne semble pas avoir de préoccupations d'ordre matériel (souci financier ou logistique). le lecteur se laisse alors porter par les images, retrouvant les sensations ou l'état d'esprit que génère un voyage en train, le paysage à la fois différent, bien présent, mais aussi évanescent, disparaissant au rythme de la progression du train, la rencontre avec un parent proche le temps de quelques heures, entre 2 trains. Mattotti et Ambrosi s'amusent le temps d'une page à réaliser un facsimilé d'une bande dessinée de Lucio Mazzotti, très inspirée par Flash Gordon, semblant vouloir établir à quel point la bande dessinée a évolué, celles de Mattotti se situant plusieurs barreaux au dessus dans l'échelle de l'évolution de ce média. Ils génèrent ainsi un parallèle avec ce monde futuriste où les êtres humains ont des préoccupations plus élevées que celles de notre époque, tout en conservant les caractéristiques intangibles de la condition humaine.

30/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série L'Enfer est pavé de bonnes intentions
L'Enfer est pavé de bonnes intentions

La perversion de l'innocence - Il s'agit d'une histoire complète parue en 2007. Elle peut être lue indépendamment de toute autre histoire. Dans une décharge à ciel ouvert, sous un ciel pollué, survit une fillette malingre surnommée Empress. La loi du plus fort règne sans partage, les viols (y compris de cette très jeune fille) sont réguliers, les plus faibles se font égorger et dépouiller. Empress va être prise sous la protection d'un jeune adolescent, également lié d'amitié avec un autre garçon disposant d'une arme à feu. Cette partie comprend une trentaine de pages. Dans la seconde partie, Empress a été recueillie par un éditeur de poésie qui vit en ville. Elle se lit d'amitié avec un jeune souteneur à peine adolescent. le lecteur assiste à quelques scènes entre Empress et son hôte, entre Empress et le mac, et entre le mac et quelques clients. Cette partie comporte une quarantaine de pages. Dans la troisième partie, Empress est mariée à un avocat célèbre en train de plaider une cause difficile de tueur d'enfants en série. Elle éprouve de grandes difficultés à ressentir des émotions ou de l'empathie. Les scènes se succèdent la montrant en train d'interagir avec son mari, avec sa belle mère, avec les orphelins dont elle s'occupe dans le cadre d'une sororité religieuse. Cette partie comporte également une quarantaine de pages. Comme ce bref résumé laisse le deviner, ce n'est pas la joie et certains passages sont très glauques et très noir, sans espoir. En fait, une lecture superficielle laisse le lecteur sur sa fin. Il assiste à une suite de scènes assez courtes réparties en 3 chapitres qui alternent le malsain avec l'étrange et le surréaliste, illustrées par un trait simple, parfois un peu gras, avec des personnages parfois un peu caricaturaux (la poitrine hypertrophiée de Fritz, l'une des prostituées). Et le lecteur qui est venu pour se rincer l’œil sur les belles femmes généreuses dessinées par Hernandez en sera pour ses frais car il n'y a pas de nudité frontale, malgré 2 ou 3 scènes de sexe. Néanmoins, il est impossible de rester de marbre devant ces courtes scènes. Dès la première image (un tas de déchets), le savoir faire graphique d'Hernandez impressionne : avec quelques traits gras noirs, il fait apparaître comme par enchantement un tas d'immondices parfois reconnaissables, parfois trop enchevêtrés. Hernandez choisit ses traits de manière à être dans la représentation iconique, à la frontière de l'abstraction, tout en restant parfaitement lisible, chaque élément étant reconnaissable. Chaque personnage est rapidement défini visuellement, tout en disposant de caractéristiques physiques aisément identifiables et spécifiques à chaque fois. Les tenues vestimentaires change pour chaque personnage, pour chaque scène, avec chaque fois une caractéristique qui la singularise par rapport aux autres. Les intérieurs disposent d'aménagement simples, mais pourtant à chaque fois évocateur de son propriétaire et de sa condition sociale. Hernandez trouve le parfait équilibre entre l'économie de moyens, la lisibilité la plus immédiate possible, un esthétisme assez rond très agréable, et des détails évocateurs parlants. C'est bien cette capacité extraordinaire à s'approcher de représentations évoquant l'icône (une forme épurée qui fait que cette décharge évoque toutes les décharges à ciel ouvert) qui donne à cet histoire un aspect universel, détaché d'une époque ou d'un lieu précis. Il est facile de reconnaître en Empress, une allégorie de l'innocence livrée à toutes les horreurs du monde, à commencer par la misère, le manque d'éducation et les violences sexuelles. Dans la deuxième partie cette innocence maltraitée accède à une vie matérielle assurée auprès d'un individu qui la respecte et l'instruit. Elle a eu la chance d'être accueillie par cet homme qui dit lui-même être issu de la décharge et s'en être sorti grâce à l'éducation en devenant un intellectuel. Elle accède à une position sociale élevée (haute bourgeoisie), mais elle porte toujours en elle les marques de son enfance. Mais, même en lisant cette histoire avec cette allégorie à l'esprit, il est impossible de limiter "Chance in hell" à ce propos. Au fur et à mesure des scènes, le lecteur prend conscience que Gilbert Hernandez manipule des idées plus larges telles que le destin arbitraire qui prend la forme d'une violence aveugle difficile à contempler, la force des émotions qui prennent le dessus sur la raison sans que l'individu n'y puisse rien y faire, la formation de l'individu durant ses jeunes années qui conditionneront une majeure partie de sa vie émotionnelle d'adulte, l'omniprésence de la mort, l'image de la mère, les conséquences de l'égoïsme de l'individu sur les personnes qui l'entourent, etc. le style graphique qui approche des représentations sous forme d'icônes rapproche également certains éléments d'une représentation d'archétypes, jusqu'au sens donné à ce mot par Carl Jung dans ses théories. Il y a parfois également un peu de symbolisme dans l'utilisation des certains éléments tels que les palissades par exemple. Lorsque que le lecteur commence à s'imprégner de ces différents niveaux de lecture, cette histoire devient plus respirable, moins oppressante, car Gilbert Hernandez propose quelques significations à ces scènes, mais sans les imposer, en laissant le lecteur confronter ses idées à ce qu'il observe. Cette histoire si glauque permet une liberté d'interprétation qui laisse une place à une vision plus optimiste. La contrepartie de ce type de narration est que la fin de l'histoire laisse place à tellement d'interprétations qu'elle ne satisfera pas les amateurs de récit clair et bien cadré. Pour les lecteurs de "Love and Rockets" - Gilbert Hernandez a expliqué que ce tome (avec les suivants The Troublemakers et Love from the Shadows, en anglais) correspondent à des films dans lesquels Rosalba Martinez (surnommée Fritz, voir High Soft Lisp, en anglais) a joué un rôle (ici très secondaire, uniquement dans la deuxième partie où elle incarne une péripatéticienne). Dans les tomes de "Love and Rockets", Hernandez laissait entendre que ces films appartenaient au registre des séries Z avec une bonne dose de cul. Ici, il s'agirait plutôt d'un film d'arts et d'essais avec un budget limité, mais pas ridicule.

29/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Une tête bien vide
Une tête bien vide

Arbitraire - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Ce récit est initialement paru en 2014, écrit, dessiné et encré par Gilbert Hernandez. Cette bande dessinée est en noir & blanc ; elle compte 120 pages. L'histoire commence alors que Bobby (le personnage principal) est encore un enfant en butte aux moqueries de certains de ses camarades qui trouvent que sa grosse tête a la forme d'un bumper de flipper. En particulier Francisco et Rufus ont pris l'habitude l'appeler Bumperhead (tête bien vide) et de le taper sur la tête en faisant rebondir leur main. Bobby a également des amis comme Tina & Lalo, ce dernier possédant un iPad capable de prédire le futur (l'histoire se déroule dans les années 1970). Il est secrètement amoureux de Lorena Madrid. Son père est un immigrant mexicain en situation régulière, avec un travail à temps plein ; il ne parle pas l'anglais. Sa mère fume comme un pompier et est surveillante à temps partiel dans une école maternelle. Dans la deuxième partie, Bobby est au lycée. Il découvre les filles, les substances psychotropes et la musique de rebelle (d'Alice Cooper aux New York Dolls). Dans la troisième partie, son père est au Mexique, et il travaille comme technicien de surface dans une entreprise. Quatrième partie : il découvre les Sex Pistols et les groupes punks suivants, et a une relation suivi avec Chili, la sœur de Lorena. Cinquième partie : Bobby a 30 ans de plus. Ce récit a été publié par l'éditeur canadien Drawn & Quarterly qui avait déjà publié La saison des billes, un récit semi autobiographique sur l'enfance. du coup les journalistes spécialisés se sont empressés de présenter "Bumperhead" comme une suite thématique sur l'adolescence et l'entrée dans l'âge adulte. Néanmoins, au regard de sa construction (un personnage depuis l'enfance jusqu'à la cinquantaine), ce récit se rapproche plus de Julio, tout en étant différent. "Une tête bien vide" reprend bien des mécanismes narratifs de Julio. Hernandez montre comment les incidents marquants de l'enfance impriment une marque psychique indélébile sur l'individu. Les railleries des autres enfants orienteront le comportement de Bobby vers une défiance vis-à-vis de ses contemporains, le sentiment d'être de trop dans cette existence. Comme à son habitude, l'auteur refuse tout langage psychologique, ou psychanalytique, il préfère montre et laisser le lecteur libre de son interprétation et de son analyse. Comme dans Julio, Hernandez montre comment Bobby essaye de concilier sa nature avec la société dans laquelle il vit. Mais le thème principal qui se dégage petit à petit est d'une autre nature. La première partie montre que le quotidien de Bobby est défini par ses relations avec les autres enfants, leurs interactions, et le monde incompréhensible et arbitraire des adultes. Cette approche est accentuée par les dessins qui sont réalisés avec un point de vue à hauteur d'enfant. Dans la partie suivante, le lecteur retrouve bien sûr l'opposition de l'adolescent à ses parents, mais aussi une scène inutile si elle n'est pas rattachée au thème de l'évolution vers une vie d'adulte. Pages 36 & 37, Bobby aide son père dans une démarche administrative. Cette séquence apparaît incongrue dans un chapitre consacré à la vie entre adolescents. Dans le cadre du cheminement vers la vie d'adulte, Bobby se retrouve placé dans une situation où il pallie l'incapacité de son père (qui ne parle pas anglais) à être autonome face à l'administration. Julio avait pour thème principal l'affirmation de soi, la prise de conscience de son identité et la façon de la concilier avec le cadre de la société, et avec sa culture. "Une tête bien vide" se focalise plutôt sur l'assimilation de l'enfant dans la société des adultes, bon gré, mal gré. Comme tout être humain, Bobby a grandi dans un milieu social délimité, que son esprit d'enfant a filtré et interprété pour construire une image de la réalité. Au fur et à mesure des années, les limites de cette image apparaissent, alors que d'autres aspects de la réalité la contredisent et que les habitudes de vie acquises ne donnent plus satisfaction. Dans une interview, Gilbert Hernandez a expliqué que cette histoire était également une projection de ce qu'il aurait pu devenir s'il n'était pas devenu un dessinateur, un artiste. C'est également une réflexion sur la manière de gérer sa colère. Sur ce dernier point, "Une tête bien vide" se rapproche de La Saison des billes dans la mesure où Hernandez a intégré certains de ses souvenirs, ceux sur la découverte de la musique Punk en général et des Clash en particulier : une musique bruyante, révoltée et engagée. Quand le lecteur ouvre cette bande dessinée, il reconnaît immédiatement les caractéristiques graphiques des dessins de Gilbert Hernandez. En surface il s'agit de dessins simplistes, avec un détourage des formes par le biais d'un trait un peu épais, et des représentations parfois naïves (dans la morphologie des individus, ou dans l'aspect des décors). Pourtant cette apparence simple ne nuit en rien à la narration. Au bout de quelques pages, le lecteur commence à apprécier l'immédiateté de la lecture de ces dessins que rien ne vient alourdir. Puis il prend conscience que cette simplicité relève plus de l'évidence que d'un raccourci pour dessinateur pressé. Prise une par une chaque case constitue un constat sur l'état d'esprit du personnage représenté, sans fioriture, mais avec une acuité pénétrante et parlante pour le lecteur. Hernandez dessine des évidences, tellement parlantes que le lecteur n'a aucun effort à faire pour les assimiler. A contrario, dès que le lecteur commence à verbaliser (dans sa tête, sinon ça fait bizarre pour son entourage) ce qu'il voit, il prend conscience de l'efficience avec laquelle les dessins transmettent les informations souhaitées par l'auteur. Il prend également conscience de la parfaite cohérence visuelle quel que soit l'objet ou le personnage représenté. Dans le déroulement du récit, le lecteur observe 2 incohérences manifestes. Alors que la première séquence se déroule dans les années 1970, Lalo dispose d'un iPad. Pour un lecteur ne connaissant pas les autres œuvres de Gilbert Hernandez, il s'agit d'une erreur manifeste et grossière inexplicable. Pour un lecteur habitué, il détecte là un recours au réalisme magique (faisant appel à une technologie du futur), dispositif habituel chez Hernandez. Dans les 2 cas, il est possible de considérer cette tablette comme un outil narratif pour développer une idée : si je connaissais le futur (en partie, une toute petite partie), est-ce que je changerais de comportement ? La deuxième incohérence est plus difficile à interpréter. Dans la dernière partie, Bobby est manifestement plus âgé, de 30 ans (dixit l'auteur lui-même). Pourtant les personnages qu'il rencontre portent des tenues vestimentaires datées, évoquant les années 1930 (également confirmé par l'auteur). Charge au lecteur d'interpréter l'intention d'Hernandez, peut-être évoquer une forme de nature cyclique de la vie... Pour cette nouvelle histoire, Gilbert Hernandez donne l'impression de vouloir centrer son récit sur l'adolescence, sur ses souvenirs de la musique punk, et le poids de l'acquis. le lecteur prend conscience que l'ambition du récit dépasse largement celui de simples réminiscences. Hernandez ne recrée pas l'époque de sa jeunesse (peut-être même moins que dans "Love and Rockets X"). Il incorpore une partie de ses souvenirs dans la vie de Bobby, individu ordinaire dont la vie est soumise et configurée par son milieu social et culturel et ses rencontres (comme chaque être humain). Ces constats renvoient le lecteur à sa propre vie, à l'idée qu'il peut se faire de son libre arbitre, à ses convictions, à la part d'impondérable et d'arbitraire qui gouverne sa propre vie.

29/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série La Saison des billes
La Saison des billes

Contacts purs et désintéressés entre individus - Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, en noir & blanc, format européen, écrite et dessinée par Gilbert Hernandez (également auteur de Palomar City, Luba, Nouvelles histoires de la vieille Palomar, L'enfer est pavé de bonnes intentions). Le tome se termine avec une postface docte de 4 pages rédigée par Corey Creekmur (un professeur d'anglais dans une université de l'Iowa), et une page dans laquelle Hernandez explicite les références culturelles (télévisuelles, cinématographiques et issues des comics) du récit. Huey (un garçon d'une dizaine d'années) joue aux billes avec Suzy et lui donne la bille qu'elle a gagnée. En rentrant chez lui, il croise un copain qui a un casque de soldat sur la tête, mais il ne veut pas venir jouer avec Huey de peur d'abîmer son casque. Huey se fait ensuite accoster par un plus grand qui commence à vouloir lui confisquer son sac de billes. Heureusement un autre adolescent arrive et effraie le butor. Il croise ensuite Junior (son frère) qui est en train de lire un comics dans la rue. Pendant ce temps là, Suzy a avalé intentionnellement la bille qu'elle a gagnée. Elle recroise le chemin d'Huey et ils refont une partie de bille, ce dernier lui en donnant une pour qu'elle puisse jouer. Pendant ce temps, Junior essaye d'expliquer à Lana (une fille de son âge avec une batte de baseball) ce qui l'intéresse dans le comics qu'il lit. Peu de temps après, Chavo (le petit frère d'Huey, 4 ou 5 ans) est réveillé de sa sieste par les éclats de voix de sa mère qui réprimande Junior pour ses mauvais résultats scolaires. Un peu plus tard, Huey ressort et joue aux billes avec Patty une fille de son âge. Ils discutent de qui est le plus drôle entre Bozo le Clown (un personnage de dessins animés) et Jimmy Olsen dans le feuilleton Superman. Dès la première page, le lecteur est en territoire familier : un dessin pleine page laissant beaucoup de place au blanc du ciel (les 2 tiers supérieurs de la page), avec un garçon lisant un comics en cheminant dans une rue déserte bordée par 2 maisons dessinées de manière simpliste. On retrouve la propension d'Hernandez à simplifier les décors (les maisons), une évocation séduisante d'un arbre en quelques coups de crayon, et un enfant ressemblant vraiment à un enfant, avec une expression aussi inimitable que parlante sur son visage. C'est d'ailleurs l'un des aspects les plus remarquables de ce récit : la capacité d'Hernandez à dessiner des enfants qui font leur âge, et ce de 3 à 14 ans. En progressant dans l'histoire, le lecteur constate qu'il pourrait se passer de connaître leur prénom, et les reconnaître tout aussi facilement du fait leur identité graphique remarquable. Hernandez s'avère tout aussi doué pour les dessiner dans des postures qui rendent compte de la gestuelle des enfants, avec quelques exagérations (en nombre restreint) qui traduisent la façon dont l'enfant vit intérieurement le geste qu'il est en train de faire (quand Junior envoie balader la batte de baseball de Lana), ou la sensation qu'il ressent (le sentiment de transfiguration ressenti par Huey alors qu'il passe à son bras la réplique faite maison du bouclier de Captain America). D'une scène à l'autre, le lecteur prend conscience qu'il perçoit les émotions et les sensations de ces enfants (l'impression de malaise alors qu'Huey passe le bouclier à son bras et que les attaches sont trop serrées, coupant la circulation sanguine). Rien que pour cela, cette histoire constitue un accomplissement peu commun. Les décors esquissés permettent de fantasmer une banlieue anonyme, sans voiture, où les enfants peuvent se promener, où le printemps semble céder sa place à l'été sans fin. L'absence d'intrigue permet au lecteur de se laisser porter par les souvenirs semi autobiographiques de Gilbert Hernandez, d'une scène sans importance à une autre, profitant de la joie de vivre propre aux enfants, revisitant les occupations de cette époque (sans ordinateur, sans téléphone portable). En fonction de l'âge du lecteur, il retrouvera des jeux ou jouets de son enfance, ou il découvrira à quoi s'amusait les enfants à cette époque (dans les années 1960 : jeux de billes, les poupées articulées GI Joe, la lecture des comics, le frisbee, les ballons remplis d'eau, faire comme si...). Mais au fil des pages, les scènes se succèdent pour créer une étrange tapisserie dans laquelle les adultes n'apparaissent jamais, sans école, sans contrainte, que du temps libre. En soi chaque scène est anecdotique, sans enjeu, sans empathie réelle pour ces enfants. Sauf qu'à un moment ou un autre le lecteur découvre une scène qui évoque une émotion, ou plutôt une prise de conscience le renvoyant à sa propre expérience, une vision nouvelle de ce qui l'entoure du fait d'une rencontre avec un autre enfant à la vision radicalement différente. Et tout d'un coup, l'intention de l'auteur apparaît comme une évidence. Ça s'est passé exactement ça : le point de contact entre 2 enfants. C'est avec la page 19 que je me suis rendu compte que quelque chose m'échappait : sous la pluie, Patty passe à coté du bouclier de Captain America qu'Huey a abandonné parce que ses camarades de jeu n'éprouvaient aucun intérêt à jouer à Captain America en groupe. Oui, bon, et alors ? 30 pages plus loin, Huey joue avec Lucio qui lui montre une façon plus masculine de jouer avec ses GI Joe. Et c'est une révélation pour Huey (et aussi pour ce lecteur). Gilbert Hernandez montre comment la perception du monde qu'ont les enfants est très égocentrique, comment ils sont tout entiers dans l'instant présent, et comment il se produit parfois un instant de contact où ils sont entièrement en phase avec un autre, où ils voient un aspect du monde qui les entoure avec le point de vue de leur camarade de jeu, un instant aussi intense que magique, une révélation au sens fort du terme. Avec cette idée en tête, chaque scène révèle sa signification : des rencontres manquées ou impossibles (Junior expliquant à Lana ce qu'il trouve d'enthousiasmant dans un comics = 2 mondes totalement déconnectés sans espoir de compréhension), Huey montrant à Chavo comment lire un comics (= Huey invite Chaco dans son monde en le tenant par la main), ou justement Patty n'ayant aucune idée de la charge affective qu'Huey a investie dans ce frisbee transformé en bouclier. À l'opposé, il y a ces fusions ponctuelles sans préméditation ni calcul entre les univers de 2 enfants, comme Huey et Patty déambulant en papotant, construisant ensemble un lien ténu et précieux (avec cette image simple et parlante d'une tâche noire d'encre figurant leur 2 tignasses sans séparation visible, comme issues de la même matière). Gilbert Hernandez raconte une partie de ses souvenirs d'enfance, les circonstances et l'influence de rencontres avec d'autres enfants qui ont participé à sa construction, à son développement, à son amour des comics, à sa prise de conscience de sa vocation (raconter des histoires). Il évoque en filigrane les morceaux de culture populaire (musique des Beatles, comics, cartes à collectionner "Mars attacks", etc.) qui l'ont marqué durablement. Il dit aussi l'incommunicabilité, et la magie d'être sur la même longueur d'onde qu'une autre personne, magie des plus intenses lorsque l'on est un enfant. À nouveau Gilbert Hernandez a changé de registre avec cette histoire, pour toucher du doigt et faire apparaître un moment d'humanité bouleversant et ineffable, avec ce style graphique en apparence simpliste et pourtant si expressif.

29/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Julio
Julio

Une vie, 100 ans, 100 pages - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est paru pour la première fois en 2013. Il a été écrit, dessiné et encré par Gilbert Hernandez (surnommé Beto). Cette bande dessinée de 100 pages est en noir & blanc. Cette histoire a fait l'objet d'une prépublication dans les 20 numéros du magazine américain "Love and Rockets" (deuxième version) de 200& à 2007, à l'exception des numéros 15 et 16. Pour cette édition en 1 tome, Hernandez a repris les morceaux prépubliés, en a étoffé certains, et a ajouté quelques pages de transition. En 1900, Julio voit le jour dans un petit village du sud des États-Unis. Peu de temps après le nourrisson a disparu. Il est retrouvé par son oncle Juan. Sofia (la soeur de Julio) est persuadé que c'est Juan qui l'avait caché lui-même. En tant qu'enfant, Julio n'était pas très apprécié de ses camarades, sauf par son copain Tommy. Quelques années plus tard, son père doit faire une course dans un village éloigné, il n'a d'autre possibilité que de s'y rendre à pied. Son voyage est rendu hasardeux par des coulées de boue, et par les vers bleus. 100 pages plus tard, Julio a 100 ans et expire son dernier souffle. Vu de l'extérieur, le concept de ce récit semble simple et facile à saisir. Un homme naît en 1900 ; il meurt en l'an 2000. L'auteur montre au lecteur quelques moments de sa vie qui sont choisis pour leur portée significative sur la vie du personnage, et qui porte la marque des grands événements du siècle. En feuilletant cette bande dessinée, l'impression de simplicité se confirme. Les dessins sont réalisés à gros traits. Certains décors sont simplifiés au point d'en devenir simplistes. Certains personnages sont caricaturaux et hideux (par exemple les 2 vieux page 26). Certaines pages sont frappées du coin de la naïveté dans leur composition (par exemple le nuage noir qui recouvre toute la région du village page 16). Cette simplicité apparente permet au lecteur de découvrir confiant cette bande dessinée d'un auteur exigeant. Juste avant la première page de l'histoire proprement dite, il découvre un trombinoscope recensant les 17 personnages les plus significatifs du récit. Merci à l'auteur d'aider le lecteur à s'y retrouver, car sur une période de 100 ans, il est certain que les apparences (surtout les visages) des uns et des autres évolueront. Rapidement, le lecteur constate que Gilbert Hernandez a conçu une apparence visuelle différente facile à mémoriser pour chaque personnage, sans aucun risque de confusion pour le lecteur. Par quelques traits maîtrisés, il définit un personnage de manière exemplaire. Il y a quelques variations de représentation en fonction des individus, avec une exagération passagère (les cernes de la mère de Julio sur son lit de mort) ou une influence inattendue (Osamu Tezuka pour le visage de Sofia page 49). Finalement ce simplisme apparent se révèle être une savante épure qui conserve assez d'informations pour éviter toute confusion. Tout de même une vie de 100 ans racontée en 100 pages, c'est une sacrée gageure. Encore plus quand le lecteur se rend compte que 2 ou 3 séquences sont consacrées à un autre personnage que Julio, comme son père, ou Julio Juan le petit fils de sa sœur. Pourtant une fois le tome refermé, le lecteur se fait une image assez claire de la vie de Julio, des principales forces qui l'ont façonné. Quant aux événements du siècle, le lecteur voit l'incidence plus ou moins directe des 2 guerres mondiales, de la guerre de Corée et de celle du Vietnam, de la libération sexuelle, de l'émancipation des femmes et de la prise de conscience du racisme sous-jacent. Il ne s'agit en aucun cas d'un cours d'histoire, ces éléments étant évoqués plus ou moins rapidement. Du coup, le lecteur est amené à observer la vie de Julio et de quelques membres de sa famille sous un autre angle. En particulier, il constate les circonstances qui ont façonné sa vie, la part d'impondérable et le peu sur lequel il a pu agir. Au fil des séquences, Gilbert Hernandez met en lumière comment son environnement façonne l'individu : le milieu de naissance (origine sociale, localisation géographique), les phénomènes climatiques (pluies pendant plusieurs jour provoquant des coulées de boue), les personnes que croise l'individu. Par effet d'accumulation, il montre à quel point les grandes de lignes de la vie d'un individu sont déterminées par ces facteurs sur lesquels il n'a pas de prise. Hernandez montre aussi que le caractère de l'individu joue un rôle dans sa vie. En particulier le lecteur peut effectuer la comparaison des choix effectués par Julio et par Julio Juan, à quel point leur choix de se conformer ou non les conduit sur des chemins de vie différents. Toutefois, l'un comme l'autre se retrouve face aux limitations de son choix de vie. Hernandez joue également sur le symbolisme. le récit commence par une case noire et se termine par une page noire, c'est-à-dire un symbole facile (= le néant de la non existence, avant la naissance et après la mort). Comme à son habitude, Hernandez intègre à son récit une pincée de réalisme magique ; ici il s'agit de cette maladie des vers bleus que le lecteur interprétera à sa guise. Comme à son habitude il utilise également les conditions climatiques (en particulier les nuages) pour donner une indication de l'état d'esprit des personnages, ou des forces sociales et culturelles auxquelles ils sont soumis. En ayant ces points de vue à l'esprit, le lecteur découvre alors un récit proposant une philosophie de vie intelligente et construite, et également très riche de sous-entendus. La plupart sont identifiables et compréhensibles, d'autres peuvent échapper au lecteur. Il y a donc la métaphore de la maladie due aux vers bleus dont il appartient au lecteur de décider de la signification. Il peut y avoir une page ou deux dont le sens échappe. Par exemple, page 86, Julio Juan prend des postures grimaçantes pendant 8 cases sur fond noir, sans aucune explication venant orienter la signification de la séquence (que je n'ai pas su interpréter). Le récit sous-entend également que l'un des personnages pratique des sévices ou des attouchements sexuels sur plusieurs nourrissons. le lecteur liste mentalement les personnages qui ont dû subir ces maltraitances, en découvrant l'incidence qu'elles ont pu avoir sur le chemin de vie. le constat qui en découle n'a rien de très concluant sur le sens que l'auteur a voulu donner aux conséquences de ces attouchements. Au final, Gilbert réussit son pari de raconter une vie de 100 ans en 100 pages, sans impression de manque, ou de superficialité. Il y parvient grâce à son art de la narration (dessins et textes) épurée, ne conservant que l'essentiel, et à son utilisation (magique à ce niveau de maîtrise) de l'ellipse. Il aborde une quantité impressionnante de thématique, allant de la famille à l'acceptation de soi, en passant par le libre arbitre, toujours dans un langage visuel simple et facile d'accès. le lecteur pourra ressentir une légère frustration du fait de quelques ouvertures plus ambitieuses qui restent en suspens, sans suffisamment d'éléments pour nourrir sa compréhension.

29/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Superman - For All Seasons (Les Saisons de Superman)
Superman - For All Seasons (Les Saisons de Superman)

Un bijou de sensibilité et de nuances - Ce tome regroupe les 4 épisodes de la minisérie écrite par Jeph Loeb, dessinée et encrée par Tim Sale, et mise en couleurs par Bjarne Hansen, initialement parue en 1998. Loeb & Sale ont réalisé cette histoire entre Un long Halloween (1996) et Amère victoire (1999). Chacun des 4 épisodes a pour titre une des 4 saisons ; ils forment une histoire complète et assez indépendante de la continuité du personnage. L'histoire commence au printemps, alors que Clark Kent n'est pas encore Superman. Jonathan Kent (son père) est en train de labourer un champ avec son tracteur quand la herse butte sur un roc. Clark aide son père en le déplaçant à main nue. Ils rejoignent ensuite la ferme, où Martha Kent a préparé le repas auquel ils ont invité Lana Lang et sa tante Ruth. Dans cette première partie, Clark se rend également au café de Smallville pour y partager un verre (sans alcool bien sûr) avec Lana et Pete Ross. Il prend conscience que la fin du lycée arrivant, il va devoir choisir quelle direction prendre dans sa vie. La suite du récit se situe au début de la carrière de Superman à Metropolis, période au cours de laquelle il revient régulièrement à Smallville. Après le succès de "Long halloween", Loeb et Sale décident de renouveler l'expérience en transposant leur approche au personnage solaire de l'univers partagé DC. Il y a bien sûr un monde d'écart entre la noirceur de Gotham et son chevalier noir urbain, et la luminosité rutilante de Metropolis et son défenseur issu de l'Amérique profonde. Cela se ressent dès la première page avec le choix des teintes utilisées pour la mise en couleurs. Cette dernière a été effectuée par Bjarne Hansen qui utilise des teintes pastel douces (à l'exception du rouge et du jaune vifs du costume du Superman) appliquées à l'aquarelle ou peut être aux crayons pastel. le résultat confère une apparence intemporelle à chaque page et un peu surannée, comme s'il s'agissait d'un âge d'or vu avec le recul des années, juste une légère patine sans verser dans le passéisme. Cela se ressent également dans le choix de la mise en page : de 2 à 4 cases par page, le plus souvent 3, avec régulièrement des dessins occupant une pleine page et même s'étalant sur une double page. Ce choix transcrit à la fois la dimension plus grande que nature de Superman, dont toutes les actions s'inscrivent dans une échelle plus grande que celle de l'activité humaine, et à la fois l'importance donnée aux grands espaces, au ciel ouvert, mais aussi à la hauteur des buildings. D'un coté ce parti pris aéré rend la lecture rapide, de l'autre il donner une impression incomparable d'espace et de majesté. Dès les premières images, le lecteur constate qu'il plonge dans un univers visuel qui n'appartient qu'à Tim Sale, pour une expérience graphique qui sort des sentiers battus. Derrière l'apparente évidence des dessins, il y a une science de la composition peu commune. La première page contient 3 cases qui forment un traveling avant sur le S de Superman s'achevant sur une case comprenant 1 tâche de jaune et 2 tâches de rouge, composition totalement abstraite lorsqu'elle est déconnectée des 2 images précédentes. Loeb & Sale ont l'ambition de faire approcher le lecteur au plus près du personnage. Il s'en suit une double page composée de 2 cases superposées. Celle qui occupe les 2 tiers de cette double page positionne le lecteur sous l'auvent devant la porte de la ferme des Kent, avec une grange en arrière plan et Clark de dos observant un champ. Il est facile de dire que Sale s'est fortement inspiré de Norman Rockwell pour dessiner une Amérique rurale légèrement fantasmée, mais c'est aussi diminuer la qualité de son travail. Cette première case place le lecteur dans un lieu réel, habité, utilisé, accueillant. Il y a bien sûr le cliché de la tarte (apple pie) refroidissant sur le rebord de la fenêtre, mais aussi le chien couché attentif aux gestes de son maître, la balancelle avec les coussins pour la rendre plus douillette, les gros croquenots laissés à l'extérieur pour éviter les odeurs, le carton de produits dangereux, les poules qui picorent, etc. Pour chaque endroit, Tim Sale crée un décor détaillé, réaliste, où il est possible de distinguer les traces des activités de ses occupants. Parmi les endroits les plus remarquables, il est possible de citer la chambre de Clark, le drugstore de Smalville avec ses étagères chargées de produits en tout genre, la salle des journalistes du Daily Planet, l'appartement révélateur de l'obsession de Jenny Vaughn, l'opulence chaleureuse de la table dressée par Ma Kent. La force graphique de cette histoire ne se limite pas à ces endroits exceptionnels. La deuxième case représente uniquement le buste de Clark en train d'appeler son père, avec 3 oiseaux vaguement esquissés en arrière plan. Sale utilise de manière pertinente la possibilité de limiter le nombre d'éléments dans une case. Ici le lecteur perçoit la chaleur de cette fin d'après-midi dans la couleur du ciel, ainsi que l'immensité de cet espace ouvert, grâce à la savante mise en couleurs d'Hansen. À plusieurs reprises, Hansen compose des motifs qui transmettent des impressions mieux que ne le ferait un dessin (une superbe image de prairie ondulant sous le vent). Cette case permet aussi de découvrir l'apparence de Clark Kent : il est très musculeux, massif, un véritable homme fort de cirque, une force de la nature. Ce choix place le récit dans le domaine du conte, plus de celui du récit d'aventures traditionnel. Clark Kent est le seul individu doté d'une telle morphologie. Sa largeur d'épaule est telle qu'il peut serrer ses 2 parents dans ses bras, en faisant se rejoindre ses mains. Il est le seul individu à avoir une telle carrure et pourtant personne ne se rend compte qu'elle est identique à celle de Superman. Sale effectue également un travail de conception graphique étonnant sur les silhouettes et les visages. Les tenues vestimentaires présentent également cette allure intemporelle. le rendu des visages va du dessin le plus minutieux (avec toutes les rides pour les anciens de Smalville), à l'esquisse la plus simple pour le visage de Superman / Clark Kent le transformant en icône. Coté scénario, Jeph Loeb met en scène la période de transition pour Clark Kent qui passe de Smalville à Metropolis peu de temps après que ses pouvoirs n'apparaissent. Pour les puristes, cette histoire s'entrelace avec la version des origines de 1986 établie par John Byrne dans L'homme d'acier. Si vous avez lu cette origine, vous repérerez les liens qui les unissent (en particulier le passage en prison de Lex Luthor) ; sinon un ou deux événements vous sembleront déconcertants (les va et vient de Lana Lang). Il s'agit d'une version de Superman dans laquelle ses pouvoirs apparaissent à la fin de l'adolescence, il n'a jamais été Superboy. Jeph Loeb raconte avec une grande sensibilité le passage à l'âge adulte de Clark Kent et son questionnement sur la façon de mettre à profit ses pouvoirs extraordinaires. À nouveau il vaut mieux prendre ce récit comme un conte (ça aide à accepter que Kent continue de mener une vie d'humain normal comme journaliste, plutôt que de sauver la planète 24 heures sur 24). Loeb a l'art et la manière pour faire apparaître les doutes de Clark, le prix à payer pour être Superman, ce qu'il abandonne derrière lui, et encore plus émouvant les limites contre lesquelles il se heurte. Sans une once de niaiserie ou de scène tire-larme, Loeb emmène le lecteur à la rencontre d'un jeune homme fragile et attendrissant, trouvant du réconfort auprès de ses parents. Jeph Loeb et Tim Sale démontrent qu'ils sont capables de s'approprier n'importe quel personnage pour raconter une histoire touchante, et visuellement enchanteresse. Ils s'appuient sur les codes les plus ridicules des récits de superhéros (un clin d'oeil à l'amure verte et violette de Luthor avant 1986) pour évoquer l'émancipation délicate d'un jeune homme dans lequel ses parents ont placé de grands espoirs.

29/04/2024 (modifier)