Les derniers avis (24 avis)

Par Hervé
Note: 4/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Islander
Islander

J'avais déjà été scotché par le talent de ces deux auteurs avec Sangoma - Les Damnés de Cape Town et voilà que Caryl Ferey et Corentin Rouge remettent cela avec le premier album de leur nouvelle trilogie. Les deux auteurs surfent sur l'actualité avec ce nouveau récit, qui s'appuie sur les migrations de population, peut-être pour des raisons climatiques ou autres cataclysmes (guerre, épidémie...), on n'en saura pas plus dans ce premier volume. Mais la politique n'est pas absente non plus, entre les nationalistes et les libéraux Islandais. Mais le lecteur s'attachera surtout à suivre le destin de quelques personnages dont le professeur Zyzek, la fragile Livia, l’énigmatique Liam et une famille Islandaise déchirée par des choix politiques différents. On ne sait pas trop où cela va nous mener mais c'est vraiment passionnant, et malgré ses 156 pages, on ne s'ennuie pas une seconde. Un véritable page-turner que cet album ! Mais c'est le dessin magnifique de Corentin Rouge qui captive le lecteur. Un dessin réaliste dans des décors somptueux. Les pleines pages ou les doubles pages sont d'une beauté à couper le souffle. En tout cas, un de mes coups de cœur de ce début d'année. Une intrigue passionnante. A dévorer !

02/02/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Blotch
Blotch

La modestie, c’est bon pour ceux dont le talent est modeste. - Il s'agit d'histoires courtes de cinq pages, mettant en scène Blotch, personnage fictif dessinateur de presse. Ces récits ont initialement été publiés dans le magazine Fluide Glacial, de 1998 à 2000. Parution initiale en album : Le roi de Paris (1999) et Blotch face à son destin (2000), puis d’une intégrale en 2009, rééditée en 2024. C’est l’œuvre de Blutch (Christian Hincker), scénario & dessin. Ce recueil comprend un peu plus d’une centaine de pages de bande dessinée, en noir & blanc. Blotch est attablé à la terrasse d’un café, avec trois autres artistes travaillant pour Fluide Glacial. Il pérore sur ses collègues : La petite Binette avec sa série Les Bidoches, il va se ramasser ! On prend pas les Français pour des ballots… Savez-vous ce qu‘on murmure à propos de ce bon Hugolo ? Tenez-vous bien… Eh bien, L’enfant du zoo, c’est lui ! C’est de l’autobiographie. ! Remarquez ! Avec cette dégaine, on l’imagine aisément sur la paille ! Ce pauvre Goutelette ! Le malheureux est complètement à côté de la plaque ! Il est fini ! Dans son esprit, Blotch voit ses collègues s’extasier sur lui : Insurpassable ! Un génie ! L’honneur de leur profession ! La nuit venue, Blotch, bien aviné, hèle deux passantes en leur criant qu’il va leur rendre hommage, en tout bien tout honneur. Le lendemain matin, madame Gerboix, sa logeuse, vient frapper à sa porte pour lui réclamer son arriéré de loyer, c’est-à-dire deux mois. Il promet de régler demain, dernier délai. Il téléphone à son journal pour demander une avance, en vain. Il demande à son meilleur ami de lui acheter une toile, mais l’autre en a déjà jusque dans sa salle de bains de ses toiles. Il essaye d’en vendre à des touristes sur la voie publique, sans succès. À dix-huit heures aux Puces, il finit par échanger son lot de toiles contre une unique autre, parce que le vendeur lui raconte que sous la peinture, il y aurait un Rembrandt ! Une autre journée, Blotch se réveille en piètre forme à midi, dans sa petite chambre. Il commence par tousser tout ce qu’il peut au-dessus du lavabo. Après une toilette de fond en comble, il est enfin présentable. Il entend un bruit dans le couloir et il va coller son œil au trou de la serrure. C’est Lucienne la fille de la concierge… À peine dix ans, cette dévergondée tente de l’exciter en se laissant glisser sur la rampe de l’escalier, la culotte relevée. Chaque matin, il la repère au froissement de son tablier. Chaque matin, elle se croit maligne parce qu’elle lui exhibe son derrière menu et frais. Enfin, il sort, avec un carton à dessin sous le bras, et il croise la fillette en bas de l’escalier qui le regarde passer effrontément. Il hait les enfants. Il se rend dans les bureaux du magazine Fluide Glacial : la rédaction est le lieu où se côtoient les grands esprits et les plus modestes. Monsieur Delapiche, leur éclairé rédacteur en chef, sort de son bureau et demande aux artistes présents de se conduire avec dignité, car il reçoit ce jour la visite d’un jeune dessinateur étranger, un sujet belge qui vient de Bruxelles. À son bureau, la secrétaire annonce l’arrivant : M. Rémi. Un homme bien mis, signant son nom avec style et classe… mais voilà que la première histoire en donne une idée bien différente. Le lecteur constate rapidement que cet ouvrage met en scène Blotch, un dessinateur de presse, dans le contexte des années 1930 en France, à Paris. Ce recueil se compose de vingt-et-une histoires de cinq pages chacune, autant de nouvelles, dont vingt consacrées à Blotch, et une à Georgette sa compagne. Il comprend qu’il se produit une forme de mise en abîme avec décalage, puisque Blotch soumet ses dessins à la revue Fluide Glacial, qui dans la réalité a été fondée en avril 1975, par Marcel Gotlib, Alexis (Dominique Vallet) et Jacques Diament. Cela le rend attentif à des consonnances similaires entre le nom de certains personnages et d’autres auteurs du magazine. Le Binette avec Les Bidoches apparaît comme une référence directe aux Bidochon de Binet. Ici, le rédacteur en chef s’appelle Monsieur Pierre Delapiche (peut-être un clin d’œil à Jean-Christophe Delpierre). En revanche, il ne fait pas de doute que le très chic, impressionnant et respectable Monsieur Marcel, fondateur du journal, rend hommage à Marcel Gotlib, même s’il n’y a aucune ressemblance physique. Le lecteur assidu de la revue Fluide Glacial pourra trouver d’autres clins d’œil et taquineries référentielles. Le lecteur novice en la matière ne se sentira pas exclus pour autant. Donc voici ce monsieur peut-être trente ans ou plus qui réalise des dessins comiques, à l’humour ringard, misogyne et raciste. S’il porte beau en public, habillé avec goût, la deuxième histoire offre de le voir au réveil, affalé dans son lit en pantalon et marcel, pas rasé, pas coiffé, pas lavé : le spectacle est consternant et affligeant. Dès la quatrième case, il est apprêté, et il apparaît comme un homme du monde, aux manières raffinées. Au cours de cette vingtaine d’histoires, il se montre arrogant, condescendant, méprisant, suffisant, raciste, envieux, pleutre, lâche, misogyne, maître-chanteur, rétrograde, réactionnaire, menteur, maltraitant, mauvais perdant, ingrat, obséquieux, complaisant, traître, perfide, fourbe, imbu de sa personne, etc. Heureusement qu’il n’y a que vingt histoires qui lui soient consacrées… Son langage corporel est l’avenant avec une moue parfaite quand il dénigre la personne à qui il s’adresse ou qu’il se montre servile avec un autre. À quelques reprises, il perd toute contenance et s’emporte, son visage devenant alors un masque grimaçant et hideux. Le lecteur peut voir à sa posture que Blotch souffre quand il travaille pour produire un dessin à la ligne raffinée, tout en étant assez pauvre visuellement. En découvrant le caractère de Blotch et ses failles morales, le lecteur se dit que les autres personnages ne pourront qu’apparaître sous un bon jour. Les deux premiers collègues attablés avec lui boivent ses paroles, se délectant des ragots et des jugements négatifs. Sa logeuse donne l’impression de très bien savoir que son locataire ne pourra pas la payer, tout en étant sans état d’âme, même sa fille d’à peine dix ans semble nourrir des pensées méchantes. Son éternel rival, Jean Bonnot, distille moins de fiel, tout en étant prêt à en découdre avec Blotch. Le rédacteur en chef et le président de Fluide Glacial affichent la morgue de leur classe sociale. Il faut attendre la huitième histoire pour faire connaissance avec Nora Foster, une comédienne réellement admirative du travail de Jean Bonnot. Puis vient Arthur, un trompettiste de jazz afro-américain déclarant son admiration pour le dessinateur, et encore Georgette la compagne de Blotch. L’auteur met en scène avec conviction et art les personnages de cette comédie humaine, leur insufflant vie et plausibilité, sans rien cacher de leurs défauts et de leur mesquinerie morale. Blutch réalise des cases chargées en traits de texture et d’ombrage, épaississant son trait pour les scènes nocturnes (l’assassinat du poète Saint Chamoux au couteau), recourant à de solides aplats pour le noir des costumes des messieurs lors d’une soirée. Ainsi les cases apparaissent chargées avec une sensation quasi tactile. Le lecteur voit qu’il ne s’agit pas d’un artifice pour donner l’impression de dessins denses. L’artiste représente soigneusement les tenues vestimentaires, en veillant à ce qu’elles soient conformes à l’époque, sans oublier les couvre-chefs de ces messieurs. Il plante le décor pour chaque scène avec des accessoires également d’époque, et des arrière-plans réguliers. Ainsi le lecteur se retrouve attablé à la terrasse d’un café parisien, dans un minuscule appartement parisien d’un quartier populaire, dans les bureaux de Fluide Glacial, à la réception ou dans le somptueux bureau du rédacteur en chef, assis sur un banc au bois de nuit, à baguenauder dans les rues de Montmartre, à manifester sur un grand boulevard, au théâtre, dans l’appartement chargé de Balthazar Léandru à la décoration exotique et hétéroclite, dans un club de jazz, dans un atelier d’artiste, dans un stade pour assister à un match de boxe, à regarder une opérette, à visiter l’atelier d’impression des éditions Cornélius, dans la chambre à coucher de l’appartement de Georgette, etc. Rapidement, le lecteur prend goût à la forme d’humour qui se dégage du caractère et du comportement de Blotch, sans pour autant se mettre à le mépriser, parce qu’il ne souhaite pas se rabaisser à son niveau. Il se rend progressivement compte que le dispositif de mise en abîme produit son effet. Chaque nouvelle s’ouvre avec une case de la largeur de la page dans laquelle Blotch signe son nom en grosses lettres sur une toile vierge, avec dans un cartouche, un bref texte dans lequel il chante lui-même ses louanges de façon dithyrambique et démesurée. À mesure des nouvelles, l’auteur gagne en confiance pour ces introductions, parvenant à des sommets d’autosatisfaction. Par exemple : À la mort de Victor Hugo, j’avais un an. Quelle perte pour le grand homme : il ne m’aura pas connu. Le lecteur peut voir dans la mise en scène d’un artiste au talent médiocre vantant sans cesse ses propres mérites, une parodie de l’auteur lui-même, exposant ainsi les tentations de se griser de son succès (relatif ou réel), de gonfler son importance, et de croire à ses propres boniments pour assurer son autopromotion. Dans le même temps, personne n’est dupe dans l’entourage de Blotch. La mise en avant de soi-même fait partie des conventions sociales admises dans son milieu et personne n’y ajoute foi. Il est également possible de percevoir une fibre morale, dans la mesure où le comportement de Blotch ne lui permet que de faire du sur-place social, voire ne le préserve pas toujours de redescendre à un état de dénuement pécunier. Bien mal acquis ne profite jamais. Le lecteur ne plaint pas Blotch au vu de sa personnalité peu reluisante, mais il ne souhaite pas non plus sa déchéance, reconnaissant en lui ses propres tendances à des penchants avilissants. Le portrait d’un artiste imbu de lui-même, au talent très relatif, au comportement méprisable. Une mise en abîme du métier d’humoriste bédéiste pour Fluide Glacial. Une parodie des années 1930 à Paris. Il y a de tout cela, avec une narration visuelle tactile, des personnages jouant la comédie sociale avec des attitudes empruntées. Un regard brut sur la gente humaine mesquine et peu reluisante. Il y a de tout cela dans cette vingtaine d’histoires courtes de cinq pages chacune, et aussi beaucoup d’humanité, le lecteur ne pouvant pas s’empêcher de ressentir de l’empathie pour Blotch, malgré tous ses défauts.

02/02/2025 (modifier)
Couverture de la série 5 Mondes
5 Mondes

Cette série fait partie des bande-dessinées jeunesses les plus empruntées de ma bibliothèque, j'ai donc, par curiosité, voulu voir de quoi il s'agissait. Bonne surprise, j'ai envie de dire ! 5 mondes, c'est une série de science fiction avec de la magie, des peuplades variées, des couleurs chatoyantes, des personnages hauts en couleurs et sympathiques devant porter sur leurs frêles épaules le poids de la survie de leur monde, que dis-je, de leurs mondes ! Bref, du space opéra au look et à l'ambiance bien retro avec une touche de fantasy. Mais ici, bien que le scénario est classique sur la forme, je trouve que le récit et la mise en scène arrivent à rendre le tout très rafraîchissant. J'ai pris un réel plaisir à enchaîner les cinq tomes de cette série. Récit de science-fiction avec différents peuples oblige, on nous parle ici de cohabitations entre formes de vies différentes, de ségrégations, de guerres, de conflits et de rancœurs ancien-ne-s. On aborde également les sujets du fanatisme, de l'isolationnisme, de la créations d'ennemis factices communs pour prendre le contrôle d'une population, de désinformation médiatique et de propagande, ... Bref, même si le récit est tout public et donc parfaitement accessible à des enfants, les enjeux n'en sont pas amoindris. Et ici, pas n'importe quels enjeux : comme dit précédemment, c'est la survie des cinq mondes qui est en jeu ! Mon Domani et ses quatre satellites (Lune Yatta, Salassandra, Grimbo(E) et Toki) sont au bord de la destruction, des cataclysmes ravagent les habitations et les inégalités et tensions s'accroissent. Oona, jeune danseuse de sable, va se voir donner la mission de rallumer les cinq phares protecteurs laissés sur chacun des mondes par une antique civilisation appelée les Félidés. Pour ça, elle devra apprendre à maîtriser les sables spécifiques à chacune des planètes et aider les populations locales. Cette histoires des sables différents, chacun nécessitant une approche spécifique et donnant accès à des capacités hors du commun, m'a beaucoup fait penser à "Avatar le dernier maître de l'air". Tout comme Aang, Oona est un élue qui doit apprendre beaucoup de choses sur le passé et qui doit également voyager à travers le monde (les mondes, ici) pour apprendre à maîtriser des dons spécifiques dans un temps imparti. La comparaison est positive, j'y ai retrouvé la fraîcheur de l'approche et le soin apporté aux différentes cultures présentées que l'on trouvait dans Avatar (même si ici, le tout fait un peu plus enfantin). La lecture est plaisante, vraiment. J'ai beaucoup aimé le fait que le sable se contrôle par la danse, cela donne une esthétique assez unique à la magie locale. Une autre forme de magie liée à la musique apparait également, et je dois dire que les deux se mélangent bien. J'ai hésité à classer cette série en fantastique, d'ailleurs, étant donné la présence importante du sujet de la magie, mais c'est vraiment l'ambiance space opera qui domine ici, je trouve. La magie du sable est ici comme la force dans Star Wars, même s'il existe une part de magie, de fantastique, l'ambiance et le contexte spatiale sont plus proéminents. Je déplorerais seulement un final un peu trop convenu et une résolution un peu trop rapide à mon goût, mais vraiment cela n'entachait pas de beaucoup mon plaisir à la sortie de ma lecture. La série est on ne peut plus recommandée de mon côté. Bonne surprise. (Visiblement, il y a une adaptation en série d'animation dans les fourneaux, je compte bien la suivre à sa sortie).

01/02/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Le Mécanisme
Le Mécanisme

Le confort et la sécurité aveuglent. Ici et dans les autres ici. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2021 pour la version originale, de 2024 pour la version française. Il a été réalisé par Gabi Beltran pour le scénario, et par Angel Trigo pour les dessins et la couleur. Il comprend cent-douze pages de bande dessinée. À San Francisco, de nuit en août 1981, les badauds déambulent sur le trottoir, dans un coupé, un écrivain discute avec sa compagne. Elle lui demande si l’écrivain Marcus Carlton est meilleur que lui. Ce dernier lui répond et développe sa position. Ce n’est pas un roman que Carlton a écrit, c’est autre chose, on ne peut pas comparer. L’homme ne sait pas exactement ce que c’est, un livre très bizarre. Il n’en a lu que la moitié, mais le gars en a vendu un paquet. Ça fait un bon moment qu’il est connu, il a vendu plus de 250 millions d’exemplaires. Dans une somptueuse demeure, les invités arrivent pour une réception. À l’étage, le propriétaire se tient devant la fenêtre ouverte, un verre à la main. Son majordome entre dans son dos ; il lui annonce qu’il y a beaucoup d’invités qui attendent, et que l’hôte devrait descendre. Le propriétaire répond à Hector de s’occuper d’eux. Le majordome lui demande s’il va se passer quelque chose. L’homme en smoking blanc confirme que le moment est arrivé. Hector répond qu’il comprend, que son patron, monsieur Carlton, lui a expliqué. Il ajoute que ce fut un plaisir de travailler pour lui, et il le remercie de ce qu’il a fait pour lui. Marcus Carlton demande à Hector de tenir parole, de mener une belle vie, il y est obligé. Pour conclure, il indique que tout se passera comme ça doit se passer. Sur le Golden Gate Bridge, deux policiers, debout à côté de leur moto, surveillent la circulation. Pete repère un homme qui s’apprête à sauter dans le vide. Ils s’élancent vers lui, mais l’homme saute calmement. Un policier va prévenir les garde-côtes. New York. En avril 2009, Jonathan Bennett est en train de terminer de faire sa valise. Sa compagne Priya le regarde faire, une tasse de café fumant à la main. Elle lui propose du café : la réponse négative de son conjoint lui fait dire que ça va vraiment mal s’il préfère le café de l’aéroport. Il préfère ne pas en discuter. Elle lui demande s’il doit vraiment emporter son exemplaire du livre Le Mécanisme, de Marcus Carlton, car elle croyait qu’il va à Majorque pour Graves. Jonathan veut voir les lieux où Carlton a vécu, il ne sait pas s’il va ajouter du texte à son livre. Elle lui fait remarquer que ça ne l’étonnerait pas de recevoir un coup de fil lui annonçant qu’il a tiré sur une star du rock, ou sur le président. Jonathan plaisante que ce genre de tarés-là lisent Salinger. Il lui promet d’appeler ses enfants pendant son escale à Madrid. Il ne croit pas qu’il leur manque beaucoup. Parfois ils restent plantés à le regarder comme s’ils ne l’avaient jamais vu. Il lui dit qu’il sera crevé quand il arrivera, mais qu’il est d’accord, il appellera Priya. Elle lui assure que tout va s’arranger, ils peuvent mieux faire. Voilà une bande dessinée à la construction déstabilisante. Tout commence avec l’établissement de la réussite économique (il a même un majordome à son service !) et de la renommée d’un écrivain (fictif) : Marcus Carlton, et son livre Le Mécanisme (qui donne son titre à la présente bande dessinée). Il est possible qu’il se soit suicidé, probable même. Vingt-huit ans plus tard, il s’agit d’un autre écrivain, Jonathan Bennett, fasciné par le livre du premier. Il se rend à Tenerife, pour effectuer des recherches sur… Ah ben non, pas sur Carlton, mais sur Robert Graves (1895-1985), un poète et romancier britannique ayant existé. Toutefois, son intention cède le pas à une panne de voiture, qui l’amène à rencontrer Don Carter, un autre écrivain fictif, d’environ quatre-vingts ans. Plus qu’une mise en abime du métier d’écrivain, également un jeu de miroirs aux orientations multiples. Ensuite, Bennett rencontre Carter à plusieurs reprises, l’occasion de longues discussions statiques, une forme a priori peu engageante, monotone sur le plan visuel. Les auteurs vont au bout de leur logique : Carlton et Bennett discutent du livre Le Mécanisme. La bande dessinée comprend deux ou trois phrases extraites de cet ouvrage fictif, et le lecteur assiste donc aux commentaires de Carlton et Bennett sur ce livre. Encore plus loin, le chien de Carlton s’appelle Bennett, pas en hommage à Jonathan ou comme une prémonition, mais en hommage à Arnold Bennett (1867-1931, Un conte de bonnes femmes, 1908), écrivain et journaliste britannique. Il faut un peu de temps au lecteur pour saisir de quoi il s’agit dans ce récit. Jonathan Bennett est un écrivain qui a achevé un quatrième ouvrage sur l’auteur Marcus Carlton, et son unique livre Le Mécanisme, un ouvrage fictif dont seules trois ou quatre phrases sont citées dans la bande dessinée. Le lecteur suit avec curiosité Jonathan, sans attente particulière, si ce n’est une forme de curiosité ludique, de comprendre comment ces différentes composantes s’agencent. Rapidement, il se prend d’amitié pour le personnage principal, faillible et imparfait, normal, banal et à la recherche d’on ne sait quoi. Il se rend à Tenerife sur les pas de Carlton. Les discussions avec sa Compagne Priya et avec son agent littéraire font apparaître qu’il est divorcé, père de deux enfants à la garde de son ex-épouse, dont une partie significative de la vie professionnelle et personnelle s’articule autour de l’ouvrage d’un autre. Il présente une apparence normale : morphologie un peu élancée sans être musculeuse, vêtu d’un pantalon commun (peut-être un jean de couleur grise), d’un teeshirt à manche longue et d’une veste (les dessins ne permettent pas de se faire une idée du type de chaussures qu’il porte). Il semble perpétuellement mal rasé. Ses postures et ses expressions de visage attestent d’un homme calme et posé, enclin à la réflexion, avec parfois une nuance de tristesse. Cela a pour effet de mettre le lecteur dans le même état d’esprit entre contemplatif et réflexif. En outre, il se sent gagné par la sollicitude de Priya envers Jonathan. Le lecteur ressent vite que l’enjeu narratif se joue lors conversations entre Bennett et Carter : la curiosité du premier se confrontant aux certitudes acquises au travers de l’expérience pour le second. L’âge exact de Don Carter reste flou : il est à la retraite, et la vieillesse a fait son œuvre, diminuant sa vivacité physique et intellectuelle, pour autant il conserve sa pleine autonomie vivant seul dans une maison à l’écart. Il est vêtu d’un pantalon à la nature aussi indistincte que celui de Jonathan et d’un pull noir. Son implantation capillaire a légèrement reculé et il porte les cheveux mi-longs jusqu’aux épaules. Son langage corporel montre une personne tout aussi calme et posé, au visage le plus souvent impassible, avec un sourire amusé chronique, et quelques gestes de la main. Son âge et son calme impose le respect, il se dégage de lui une sensation d’assurance, ainsi qu’une forme de prise de recul, un détachement émotionnel qui fait que la sympathie du lecteur va vers Jonathan Bennett, en nourrissant un soupçon de méfiance précautionneuse vis-à-vis de Carter. Le point commun entre Bennett et Carter réside dans le fait qu’ils ont tous les deux lu Le Mécanisme, et dans un constat qui les rapproche : leur vie continue. Leur rencontre n’intervient qu’à la page trente-et-un, alors que le lecteur est déjà bien immergé dans le récit. La première discussion dure à peine cinq pages : le lecteur les regarde, observant les orientations de la discussion, les courants sous-jacents, Carter apprivoisant le jeune homme avec ce qu’il faut de mystères et de révélations sur son compte. La seconde conversation débute vraiment en page cinquante-trois, et se déroule sur une bonne quinzaine de pages. Le lecteur sent qu’il se trouve au cœur du sujet : il est question du livre (Le Mécanisme), de son sens, de la manière sa lecture peut changer la vie… ou pas. Le lecteur ressent à plein le jeu de miroirs : un écrivain disparu avec un ouvrage classé dans les meilleures ventes depuis des décennies, un écrivain qui écrit sur d’autres écrivains, un auteur qui a écrit un recueil de poésies, autant de configurations différentes, des différences et des points communs qui apparaissent entre eux. Le lecteur se fait la réflexion qu’il y a deux autres créateurs en arrière-plan : les auteurs de cette bande dessinée, ce qui ajoute un autre niveau à ce jeu de miroirs. Le lecteur ressent le besoin vital pour Bennett et Carter de trouver un sens à la vie, à la leur en particulier, et également en général. Le livre Le mécanisme : un livre qui n’entend pas améliorer la vie de quiconque, ni faire croire en aucune récompense. Il n’y a pas d’objectif. […] Ses principes sont précis et ne parlent que d’une seule chose : l’observation. Les auteurs, au travers de Don Carter, poursuivent leur exposé : Le Mécanisme est davantage un flash lors duquel on voit un puzzle complet rien qu’en observant une de ses pièces. La raison en est que cette pièce, on l’a déjà vue auparavant, dans d’autres circonstances. On reconnaît la pièce et on se souvient de la position qu’elle occupait dans le puzzle et des autres pièces qui étaient reliées à elle. On se souvient du puzzle complet. Donc c’est comme si on pouvait prédire ce qui se produira probablement. Le lecteur perçoit qu’il peut appliquer cette analyse à chaque livre qu’il a lu, qu’il s’agit d’un métacommentaire sur la nature des livres, et par voie de conséquence sur l’écriture, sur la littérature. Un simple livre constitue le fruit de l’observation de son auteur : le lecteur qui le découvre assimile ainsi les observations originelles de l’auteur, comme une pièce dans un puzzle. Cette approche participant à la fois du sensible et de l’intellect l’incite à prêter une attention particulière à la forme de la fin du récit : quels sont les derniers propos tenus par Bennett (Ce n’est pas comme si je l’avais vécu. C’est comme si j’avais failli le vivre. C’est ça.), par Carter (Je déteste quand ils font ça. Je déteste quand ils n’écoutent pas.), à qui est consacrée la dernière page. Et puis, quand même, qu’est-ce que ça veut dire que l’auteur de ce livre à l’impact si fort se soit suicidé ? Le lecteur ressent que le mécanisme évoqué englobe l’écriture et la lecture, la création et sa réception, que cette bande dessinée lui parle du phénomène dont il fait l’expérience en direct, celui de la réception d’un ouvrage, et du fait que chaque lecteur le reçoit, le perçoit, l’interprète en fonction de son propre point de vue socioculturel. Mais de quoi ça parle ? De deux écrivains qui parlent du livre d’un autre écrivain. Aucun de ces individus n’ayant existé, ni le livre en question. Une quête de sens calme, un voyage à Tenerife, une narration visuelle factuelle et descriptive, avec un trait souple et tranquille. Des discussions, et des temps d’introspection silencieuse, des doutes et des certitudes, des regrets et des projets. Le mécanisme de la vie ? Peut-être… Au moins le mécanisme de la lecture.

01/02/2025 (modifier)