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Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série War is Hell
War is Hell

Un blanc bec pilote un avion pendant la première guerre mondiale. - La scène d'ouverture est magistrale : un jeune inconscient chante à tue-tête à bord de son avion. En arrière plan, un chasseur allemand s'approche pour le descendre. Derrière lui arrive une escouade d'avions anglais qui l'abattent. le jeune inconscient ne s'est rendu compte de rien. Avril 1917, un jeune pilote arrive avec son propre avion dans une base en anglaise pour en découdre avec les huns. Il a tôt fait de se rendre au rapport au chef de camp qui n'arrive pas à avoir confirmation du caractère officiel de son ordre de mission. Ce jeunot va avoir droit à plusieurs farces de mauvais goût relevant du bizutage dans le camp, et à plusieurs combats aériens pendant lesquels il verra beaucoup de ses camarades froidement abattus. Son adresse au tir lui permettra de se faire une place parmi les autres. Ce n'est un secret pour personne : Garth Ennis aime beaucoup l'histoire en temps de guerre. Ici il a choisi de placer un bleu dans l'aviation anglaise sur le front européen de la première guerre mondiale. Ennis est en pleine forme : en 1 page il rappelle que c'était la première fois que les avions étaient utilisés en tant qu'engins de guerre et que beaucoup de pilotes mourraient avant leur premier combat du fait du manque de fiabilité de ces cercueils volants. Ensuite, il évacue purement et simplement les références à ce héros improbable de l'écurie Marvel pour ne parler que de Karl Kaufmann et de son apprentissage dans cette unité de la Royal Air Force. Dès sa première sortie, son officier lui coupe sa belle écharpe blanche si distinctive pour qu'elle ne se prenne pas dans l'hélice et son avion unique reste au sol faute de pièces de rechange. le vrai récit peut alors commencer : un jeune pilote idéaliste découvre que la guerre n'a rien de chevaleresque, que les hauts faits de guerre doivent plus à la chance (voire aux maladies vénériennes, passage très sarcastique) qu'à des prouesses guerrières et que la mort est définitive. Garth Ennis a bâti un récit prenant sur une trame qui fleure bon le cliché. Plusieurs éléments permettent de faire la différence avec un récit d'initiation classique, à commencer par le bon niveau de connaissance historique de l'auteur. La guerre de 14-18 n'est pas qu'un simple prétexte : les scènes sont parfaitement datées avec des références exactes aux affrontements ayant lieu sur le front français en même temps. Ensuite les différents personnages font entendre des voix et donc des opinions qui n'ont rien de manichéen sur leur engagement et leurs motivations à aller au combat dans ces engins peu sûrs. Enfin le jeunot n'est ni un colosse physique à toute épreuve, ni un abruti fini servant uniquement de victime aux autres membres du camp. Et Garth Ennis fait preuve de son humour si particulier à de nombreuses reprises. Coté graphique, ce récit adulte a la chance de bénéficier d'un illustrateur chevronné en la personne d'Howard Chaykin. Cet artiste utilise un style marqué, clairement adulte et qui peut ne pas plaire à tout le monde. La première chose qui attire l'attention du lecteur est qu'il a lui aussi bossé ses références pour que la partie visuelle soit aussi exacte que le scénario. Ensuite Chaykin est le roi de la mise en page efficace, voire carrément efficiente. Chaque affrontement aérien est parfaitement lisible du premier coup d'oeil, ce qui n'est pas si simple que ça à réaliser. Chaque page contient exactement le nombre de cases nécessaires pour illustrer l'action ou la discussion. Comme à son habitude il a recours aux cases de la largeur de la page et aux inserts de têtes pour caser les phylactères. Comme à son habitude, les expressions faciales correspondent à celles d'adultes avec une bonne dose d'autodérision, de sarcasme, d'ironie, de lassitude et d'usure. Comme à son habitude, il compose ses dessins en intégrant dès leur conception les effets spéciaux de la mise en couleurs. Par contre son assistant pour cette mise en couleurs (Brian Reber) est un peu moins bon que ses collaborateurs habituels et commet quelques maladresses (le copier-coller des cueilleurs de fruits). Ce récit se lit d'une traite. Il plonge ses racines profondément dans la réalité historique. Chaque personnage bénéficie d'un caractère pleinement développé et adulte. le héros évolue tout au long de l'histoire. Et Ennis a la présence d'esprit de consacrer un chapitre de cette minisérie (initialement en 5 épisodes) à la vision du combat vu depuis le sol, au milieu de l'infanterie. Grâce à cette scène, les conditions de combat dans le ciel gagnent en spécificité. Ce mariage entre la vision cruelle et humaine de Garth Ennis et les illustrations sophistiquées et pince sans rire d'Howard Chaykin est une grande réussite.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Black kiss
Black kiss

Sexe & Violence - Il s'agit d'une histoire complète en noir & blanc, initialement parue en 1988 (sous la forme de 12 épisodes de 10 pages), écrite et dessinée par Howard Chaykin, avec un lettrage réalisé par Ken Bruzenak. Dans un pavillon de Los Angeles, le téléphone sonne, ce qui déclenche un message préenregistré vantant les compétences sexuelles de Dagmar Laine, absente pour le moment. Dagmar décroche et explique à Beverly Grove (son interlocutrice) qu'elle est en train d'aider Cindy Franks à se préparer pour aller détruire un objet compromettant rapporté par le père Frank Murtaugh. Cindy s'est habillée avec des talons hauts, une très courte jupe et des lunettes noires, en se faisant passer pour une aveugle. Elle attend Murtaugh dans son pavillon et lui fait une fellation dès son arrivée, en précisant qu'il s'agit d'un cadeau de la part de Dagmar. Elle a posé un dispositif incendiaire à coté du film à détruire. Malheureusement une autre femme (déguisée en nonne) a le temps de récupérer le film compromettant et de s'en aller, avant que le dispositif n'explose tuant le père et Cindy. le chantage peut commencer. Dans la banlieue, Cass Pollack revient de faire une course et se dirige vers Ellen, sa femme, et leur très jeune fille pour finaliser les modalités pratiques de leur divorce. Elles sont toutes les 2 exécutées froidement par Ricky et Cladys qui ont un compte à régler avec Pollack (musicien de jazz, ex-junkie). Ensuite Ricky rend visite à Dagmar sa maîtresse (également pour une grosse gâterie), alors que Cass prend Beverly en auto-stop pour la ramener chez elle. En 1988, Watchmen et Dark knight returns ont rappelé que les comics pouvaient aussi être complexes, sophistiqués et viser un public adulte, et jouir d'un gros succès commercial. Ça donne des idées et des ailes à plusieurs autres créateurs qui voient là l'occasion de s'extirper de la masse des superhéros pour faire autre chose. Howard Chaykin avait déjà pris la tangente en créant American Flagg! en 1983, une série mêlant aventure, science-fiction, un petit coté olé-olé (les personnages ont des relations sexuelles, et les femmes sont vêtues de sous-vêtements), avec une critique moqueuse des excès du capitalisme. Avec "Black kiss", il décide que le temps est venu d'arrêter d'être hypocrite et de vraiment se lâcher dans le sexe et la violence. Pour son histoire, Chaykin s'inspire des polars Hard Boiled de Raymond Chandler, jusqu'à l'intrigue très complexe qui suit plusieurs personnages dont les vies sont déjà inextricablement liées à leur insu. le lecteur peut avoir l'impression qu'il a souhaité faire honneur au film "Le grand sommeil" dont la légende veut que le scénariste avait bien du mal à s'y retrouver dans les fils entremêlés du roman de Chandler. le lecteur doit donc faire preuve d'une attention soutenue pour se souvenir de qui sait quoi au fur et à mesure que l'intrigue avance pour comprendre les réactions des uns et des autres en découvrant une pièce du puzzle qui leur était jusqu'alors cachées. Chaykin s'amuse à complexifier la forme en ne respectant pas l'unité d'une page, c'est-à-dire qu'une scène commencée sur une page peut se poursuivre le temps d'une ou deux cases sur la page suivante, alors que le lecteur a l'impression en lisant vite qu'il s'agit déjà d'une autre scène. Chaykin se sert également des dialogues pour ajouter un niveau d'interprétation (et donc au départ de confusion). Ainsi le message du répondeur de Dagmar Laine semble indiquer qu'elle exerce la profession de prostituée, avec des qualifications hors pair. Mais la suite du récit montre que la formulation de ces qualités cache en fait un autre sens. En termes de narration, Chaykin utilise toutes les composantes de chaque case pour apporter de l'information et raconter son histoire. le dialogue apporte évidemment des informations, sur les intentions des interlocuteurs, ce qu'ils pensent, ce qu'ils dissimulent, ce qu'ils savent. Pendant qu'ils parlent, les personnages accomplissent des actions qui apportent d'autres informations différentes et parfois dissociées de ce qui est dit. Par exemple un personnage prend connaissance des messages de son répondeur, pendant qu'il ramasse des objets que le lecteur doit identifier visuellement pour anticiper ce que va faire le personnage (le prêtre en train de ramasser les bobines de film dans sa voiture), et faire le lien avec le mystérieux objet évoqué par Dagmar et Beverly. Chaykin se sert également des bruitages (insérés par Ken Bruzenak) pour apporter encore d'autres informations sur l'ambiance sonore, et donc sur ce qui est en train de se passer. Bruzenak ne se contente pas de trouver des onomatopées pour transcrire les sons, il joue également sur la graphie pour leur donner de la densité. Par exemple, lors de la projection du film incriminant, chaque bande de dessins est soulignée par l'onomatopée du bruit du projecteur, mais aussi parée d'une partition de musique au dessus, car il s'agit d'un film muet avec son accompagnement musical. Il faut encore ajouter que Dagmer et Beverly se ressemblent comme 2 gouttes d'eau et qu'il faut donc faire attention à leur tenue vestimentaire, ou leur propos pour être sûr de les distinguer. La forme des traits utilisés pour dessiner les contours et la composition de chaque case relèvent d'un parti pris esthétique très tranché. La première page est composée de 7 cases réalisées à partir d'un unique dessin photocopié et recadré en fonction des mouvements du chat qui a été rajouté au premier plan de chacune de cases. Il s'agit d'une forme de plan fixe dont le cadrage de la case s'adapte à la position du chat dans ce décor. Néanmoins la page reste intéressante visuellement parce que la modification du cadrage permet de découvrir des détails supplémentaires d'une case à l'autre, le chat apporte une action à suivre, et il ya une partition se déroulant d'une case à l'autre invitant à suivre la mélodie (n'oubliez pas non plus de détailler l'affiche de film accrochée au mur). La page suivante présente 2 personnages (Dagmar et Cindy), avec un soin méticuleux apporté au décor (sans qu'il en devienne surchargé) dessiné avec des traits très propres, très lisses. Par opposition, les visages sont dessinés avec un mélange de traits gras et de traits fins qui donnent une impression un peu improvisée à la truelle, un peu désagréable du fait de la proximité de ces 2 types de traits, et des aspérités introduites par les traits fins. D'un autre coté cela confère une apparence adulte et complexe à chaque protagoniste. En fonction des scènes, Chaykin va insister sur le détail des décors, sur la tenue vestimentaire des uns et des autres, sur les expressions toujours un peu crasses et vulgaires des personnages, ou sur l'ambiance nocturne en jouant sur des formes mangées par des aplats de noir. L'histoire étant très intense, il est facile de ne pas prêter attention aux modes de représentation, mais une lecture plus attentive montre que Chaykin maîtrise une grande variété de techniques qu'il utilise en fonction des besoins du récit. S'il est facile de repérer les victimes dans le récit, il est difficile d'y trouver un héros, même Cass Pollack fait plus figure de gugusse manipulé que de preux chevalier. le lecteur plonge dans un thriller noir et glauque où la vie humaine n'a pas beaucoup de valeur, où les protagonistes révèlent petit à petit la mesquinerie de leur âme, où les perversions abondent. Dagmar fait preuve d'un appétit féroce pour réaliser des fellations (le récit apporte une explication claire à cette attitude), et les relations sexuelles ne sont pas toutes consenties. Chaykin n'a pas peur de représenter la nudité frontale (sans aller jusqu'au gros plan pornographique), mais il y applique la même esthétique rugueuse qui neutralise tout caractère érotique (il ne subsiste que la transgression des actions, et leur perversion). Les actes mis en scène vont jusqu'à la nécrophilie, mais sans passer par la zoophilie (là encore le scénario justifie ces scènes). Cette lecture constitue un récit à mi-chemin entre le polar violent et le thriller intense (avec un soupçon de surnaturel), mettant en scène des personnages dépravés, avec un haut niveau de violence et de sexe. Dans le fond, Chaykin propose un récit portant à leur paroxysme les composantes de divertissement les plus immédiatement gratifiantes, dans une forme complexe, dense et sophistiquée. Il en découle un réel plaisir né de la perversité des situations et de l'immoralité des individus. Il est quand même possible de regretter un final assez artificiel où les protagonistes encore vivants se retrouvent dans un pavillon pour une scène de massacre un peu capilotractée. Selon la sensibilité du lecteur, il verra dans cette histoire la preuve de la décadence de la société occidentale au travers d'un divertissement pervers, ou au contraire la preuve d'une société libérée capable de se moquer de sa soif primaire de sexe et violence.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Le Démon de midi
Le Démon de midi

Comment a-t-il pu me mentir, me trahir, me tromper, me berner, me blouser, m'embobiner à ce point… - Ce tome contient une histoire indépendante de toute autre. Il peut aussi s'envisager comme le premier d'une trilogie, avec le Démon d'après-midi… (2005), et le Démon du soir ou la Ménopause héroïque (2013). Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs comprenant 58 planches en couleurs, écrite, dessinée et mise en couleurs par Florence Cestac, avec l'aide d'Alexis Cestac pour les couleurs. La première édition date de 1996. Ces trois oeuvres ont été rééditées dans Les démons de l'existence, avec une introduction supplémentaire de trois pages en bandes dessinées. Anne a eu une enfance campagnarde, entourée d'animaux de tout poil. Très vite elle a entendu jaspiner de la sale bête, c'est-à-dire : le démon ! Dans sa tête de petite fille, c'était une espèce de fantôme maléfique qui s'abattait sur les bêtes et les rendait cinglées. Et quand le fantôme s'attaquait aux gros gabarit, genre taureaux, bovidés, chevaux, ça devenait spectaculaire !!! Elle et son frère devaient faire avec le comportement parfois étrange de leur chien Youki s'excitant sur leur jambe. Ils observaient le père en train de séparer le taureau Popol et la vache Marguerite, à coup de fouet. Pour une raison inexpliquée, leurs parents ne souhaitaient pas en parler. Un jour, alors qu'ils venaient chercher leur quatre heures, les femmes étaient rassemblées dans la cuisine : l'ambiance n'était pas à la rigolade, et la cousine Cécile pleurait dans son torchon. Au tour d'elle, cinq autres femmes de la famille qui essayaient toutes de la consoler. Les enfants comprirent que c'était l'oncle Henry dont il était question, le mari de Cécile, et le mot fut lâché : c'est le démon de midi. Florence comprend que ce démon s'attaque aussi aux hommes, sans savoir pourquoi celui-là est qualifié de démon de midi, pourquoi midi ? Quelques années plus tard, Florence allait être confrontée à la bête et comprendrait enfin la signification du midi : la moitié de la vie. Imaginer un gentil couple : elle 40 ans, lui 45. Ils ont fait un bon bout de chemin ensemble. le nid est construit : le ou les enfants sont là (elle va n'en mettre qu'un pour simplifier), beau comme leur maman, vif et intelligent comme leur papa. Lorsqu'il rentrait de sa journée de travail, le papa avait des idées, il se montrait tendre et affectueux, délicat, câlin, chou quoi. Bouquet de fleurs, restaurant, cadeau. Il était content de retrouver son foyer. Mais surtout, il parlait, il racontait, le couple se racontait, partageait jusque tard dans la nuit. Mais depuis quelque temps, le papa est plutôt aimanté par le poste de TV lorsqu'il rentre. Gerbé au fond de son fauteuil, les pieds au chaud dans ses charentaises, il est comme hypnotisé par l'écran, et là son épouse peut tout essayer. le gâteau préféré, la mise en pli avec une robe neuve et des chaussures neuves, la tenue affriolante. Et le mari ne sait que répondre excédé, qu'elle se pousse car son équipe mène trois à deux. Cette bande dessinée a été adaptée deux fois : la première sous la forme d'une pièce de théâtre en 2000 créée par Marie-Pascale Ostterieth et Michèle Bernier, la seconde fois sous la forme d'un film en 2015, réalisé par Marie-Pascale Osterrieth, avec Michèle Bernier dans le premier rôle d'Anne Cestac. Elle a reçu le prix de l'Alph-Art de l'humour en 1997, au festival international de la bande dessinée à Angoulême. le lecteur découvre une narration de nature humoristique, avec des exagérations de mouvement, d'expression de visage, des situations comiques, et une acceptation douce-amère de la situation dramatique, très adulte. Cette situation est exposée du point de vue de l'épouse qui est trompée par son mari, et qui doit faire avec cette découverte à une époque de publication où le divorce commence à se répandre. de ce point de vue, la présentation faite de la situation peut s'apparenter à des évidences du fait de l'évolution de la société sur ce plan. le lecteur peut également être désorienté par la manière dont le sujet est illustré, c'est-à-dire avec des personnages dit de type Gros Nez. L'autrice adopte donc le point de vue de l'épouse pour évoquer plusieurs phases de cet adultère. Son avatar a bien conscience de ne pas être parfaite, et que leur couple a évolué depuis leur première rencontre, et leur mise en ménage. Il semble, même si ce n'est pas dit explicitement que Anne soit une mère au foyer, sans beaucoup d'activités à côté, mais avec des amies. Cestac met en scène l'amour intense des débuts de la relation, et la conviction des deux tourtereaux qu'au départ, ils étaient persuadés de ne pas être un couple ordinaire. Puis vient la réalité du travail pour monsieur qui rentre fatigué, qui s'empâte, qui est de plus en plus souvent de mauvaise humeur, qui rentre de plus en plus tard, qui trouve que tout est nul, la dégradation des liens affectifs, et sa volonté de se remettre en forme et de changer de garde-robe et d'apparence. Il est bien sûr question de sa maîtresse même si elle n'apparaît pas dans les cases, qui est plus jeune qu'Anne. Comme il s'agit d'adultes installés, la situation s'avère compliquée et elle ne se règle pas par une simple séparation une fois la tromperie mise à jour. La lecture s'avère fort divertissante car la dessinatrice utilise des caractéristiques de la bande dessinée humoristique et même tout public. Les personnages sont affublés de gros nez très ronds et trop gros. le lecteur est conquis par l'expressivité de leur visage, toutefois quand il prend un instant pour les regarder, il se rend compte de leur composition très exagérée éloignée du photoréalisme. le nez est tellement gros, que l'artiste doit placer la bouche complètement sur l'un ou l'autre côté du visage, quasiment en bas d'une joue, et avec une forme soit réduite à un trait, soit évoquant celle d'un fer à cheval. Les yeux sont tous déformés : pas d'iris, le blanc des deux yeux qui peuvent se toucher, voire ne former qu'une seule et même surface, un trait pour chaque sourcil, quatre doigts à chaque main (avec quelques exceptions quand la dessinatrice leur en représente cinq), des lèvres trop grosses pour les femmes, des corps parfois un peu caoutchouteux permettant aux personnages d'adopter des positions d'une rare souplesse. Florence Cestac fait usage d'autres conventions graphiques humoristiques comme l'énergie inépuisable des enfants, les onomatopées comiques, les petits coeurs pour exprimer le sentiment amoureux, et même un petit Cupidon avec son arc et ses flèches, sans oublier un coeur brisé, un personnage dessiné la tête réellement dans le postérieur, Anne avec un magnétoscope à la place du front, un personnage en forme de cochon dans le lit d'Anne, etc. De même, dans la narration, l'autrice utilise des dispositifs comiques tels qu'une petite chaumière perdue au fond des bois pour évoquer un conte de fée, l'intervention d'un réalisateur pour critiquer un emploi trop poussé de la licence artistique, une femme en chapeau haut de forme et en juste-au-corps passant la tête entre deux rideaux rouges comme sur une scène de spectacle, faire la gourde dans un magasin de bricolage, un défilé de huit amants en deux pages, ou encore une possibilité multiple de fins. le lecteur sourit du début à la fin, que ce soit devant le comportement pitoyable du mari ne sachant plus trop où il en est entre sa jeune conquête et son foyer, les conseils de ses copines pour se refaire une beauté afin de dégoter un amant, la reprise de contact avec ses amoureux de jeunesse, les différentes possibilités de fin sous forme de recombinaison de familles recomposées. Il est touché par des comportements très justes et sensibles : la dépression de l'épouse trompée, le constat du temps qui a passé en essayant de sortir à nouveau en boîte, les troubles chez l'enfant, etc. D'un autre côté, le temps a fait son effet : la situation d'une femme trompée, l'indécision du mari entre la nouvelle et l'ancienne, le retour sur le marché des célibataires et la position inconfortable de l'enfant sont devenus monnaie courante dans la société qui a lâché la bride aux possibilités de divorce. le récit n'apparaît pas tant daté, que plutôt charriant des lieux communs qui n'en étaient pas à l'époque de sa publication. Florence Cestac évoque l'usure du couple et l'infidélité de l'époux avec une femme plus jeune, vu du côté de l'épouse. Ses dessins très vivants donnent de l'entrain aux situations, les dédramatisant, sans pour autant neutraliser leur dimension dramatique. Quand Anne passe par une phase de dépression, le lecteur ressent sa détresse et la disparition de ses envies. du fait du point de vue féminin, l'épouse a plutôt le beau rôle, et le benêt de mari, le mauvais, même si elle évoque la pulsion sexuelle impérieuse ce qui le dédouane pour partie. D'un autre côté, il se conduit comme un individu immature, pas satisfait de sa situation présente, sans jamais se demander s'il ne va pas répéter les mêmes schémas avec une épouse plus jeune. La verve de l'autrice emporte le lecteur, même si l'évolution de la société a banalisé nombre des situations qui sont dépeintes.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5
Couverture de la série La Vie souterraine
La Vie souterraine

Arrêtons cette accoutumance au pessimisme ! - Ce tome contient une histoire qui constitue le premier tome d'une trilogie, pour un récit indépendant de toute autre. Sa publication date de 2021. Il comporte une centaine de pages de bande dessinée. Il a été entièrement réalisé par Camille Lavaud Benito, scénario et dessins, quelques couleurs sur des pages éparses. Après la dernière page du récit, se trouve l'annonce pour le tome deux intitulé : Les silencieux. Puis le lecteur découvre une réclame pour le volume treize de FTP Party, Un marquis d'amour, des affiches de film en double page (Les chemins de rature, Monsieur Fufute, L'oasis, Suzy petite espionne) tous présentés par le consortium des Prairies et approuvés par Radio Furax, la couverture de six romans de la collection Spécial mélo publiés par les éditions du consortium des Prairies, la couverture de quatre réimpressions des romans du commissaire Benito publiés par le même éditeur, trois autres affiches de film (La montre de Jeanne, Opération anti-caves, La vie souterraine) avec le même éditeur, et enfin une illustration en pleine page d'une femme marchant en pleine nuit dans une forêt avec de nombreux corbeaux. Dans les 1960 ou peut-être 1970, dans une zone de banlieue, une femme seule traverse un terrain vague. Elle est épiée à son insu par un homme, qui se cache d'abord derrière un résidu de pan de mur d'un immeuble détruit, puis qui l'observe par un trou dans ce mur. Elle rejoint la rue, et il lui emboîte discrètement le pas. Elle descend un escalier et se retrouve sur un grand boulevard, sur le trottoir, continuant à marcher d'un bon pas. Il la suit en conduisant une voiture de modèle DS. Elle parvient dans le quartier du Moulin Rouge, la foule se fait plus dense, l'homme continue de la suivre à pied. Elle passe devant une affiche de cinéma pour La vie souterraine, un film de Faustino Benito, avec Jean-Marcel Schnib, des dialogues de Marcel. Elle fait la queue dans la file d'attente du Marivaux, le suiveur se trouve à une dizaine de personnes derrière elle. Elle demande un ticket à la préposée qui lui répond : Et un tarif Club Relax pour la p'tite dame ! Bonne séance, en espérant que ce ne soit pas la dernière. La femme se demande pour elle lui a dit ça, cette bécasse. L'ouvreuse lui demande si elle veut un sucre d'orge, c'est le dernier. Elle s'installe avec la vague conscience d'un homme qui s'est installé à une dizaine de rangées derrière elle. Le film commence. Sur l'écran un texte prévient : le scénario de la vie souterraine est basé sur des faits authentiques qui ont eu lieu de 1940 à 1944 dans plusieurs villes de Dordogne. le générique débute : le consortium des Prairies présente une production A. Héraud, adaptation de Paul Gilbert, avec Marcel Bruyère, avec Anna Conté, Mado Santoni, dialogues de Marcel Lozzi, musique de Jean-Michel Schnib, un film de Faustino Benito : La vie souterraine. Tout du long de ce générique, la caméra s'est promenée dans la campagne, jusqu'aux rues de Paris et la tour Eiffel, pour aboutir dans le capharnaüm d'un grand salon. Et pour s'arrêter dans un bureau de rédaction où un homme trace d'épais traits au pinceau sur des feuilles de papier, observé par deux autres, avec une femme assise en retrait. L'un d'eux déclare que c'est très bien ainsi et qu'il ne reste qu'à attendre que monsieur Varga valide le bon à tirer. Dans une autre partie de l'atelier, un homme à moustache indique qu'il vient d'apercevoir Yvonne, à un autre en tablier qui déclare qu'ils ont trop de bavures au niveau du bandeau. La secrétaire répond à un appel téléphonique : Agence publicitaire Mad Polydor, que peut-elle faire pour son interlocuteur ? Paris, 18 avenue du président Wilson, le 8 mai 1940 vers 19h00, sur une musique de Ray Ventura : On ira pendre notre linge sur la ligne Siegfried (1939). La réceptionniste entre dans le bureau de monsieur Varga et lui apporte le dossier des transports PLM. Ils attendent urgemment la validation du contrat de cession publicitaire des deux parties. Elle le lui dépose. Quelle étrange couverture : ces huit bustes dans des losanges au fond alternativement bleu ou rouge, et au centre la tête d'Adolf Hitler (1889-1945) équipée de huit pattes d'araignée, comme s'il était au centre de la toile. le lecteur ne sait pas trop quel sens donner à ce qui pourrait s'apparenter à un plateau de jeu avec des personnages dont la vie est sans nul doute impactée par le Führer. En ouverture du tome, la phrase mise en exergue prévient le lecteur (et ça vaut mieux car un homme averti en vaut deux) : Il faut bien de temps en temps glisser un peu de vérité dans ce que l'on dit, Louis de la Bardonnie, dans Réseaux d'ombres – Rémy 1973. Une rapide recherche permet d'apprendre que Louis Faurichon de la Bardonnie (1902-1987) a vécu en Dordogne, et qu'il a été un résistant français, pendant la seconde guerre mondiale, utilisant plusieurs pseudonymes comme Isabelle, Gaston, le Baron. le début du récit s'avère tout aussi intrigant, et quelque peu déroutant : un terrain vague dans une zone urbaine, à une époque non précisée, dans une ville non nommée, pour une filature à l'objectif inconnu. Les dessins appartiennent à un registre réaliste, avec une multitude de traits minutieux donnant une apparence chargée à chaque case, une forme de naïveté dans certaines représentations, que ce soient les visages, les silhouettes, les voitures, et en même temps une forme de précision très adulte dans les décors (le Moulin Rouge ce qui permet de situer le récit à Paris) et quelques éléments graphiques évoquant un croisement entre la calligraphie japonaise et des représentations épurées à l'encre de Chine. Graphiquement, le lecteur n'est pas au bout de ses surprises. Dans la quatrième planche, il n'y a plus de bordures de case, mais une sorte de flux de cases aux formes arrondies, avec des arabesques, des courbes, ainsi imbriquées les unes aux autres. Puis dans la planche suivante, la projection du film, faisant l'objet d'une mise en page très structurée quatre bandes de deux cases chacune, avec l'image apparaissant à l'écran. Vient ensuite la planche consacrée au titre : une vue très chargée d'une grande pièce avec une cheminée, richement décorée, avec des tableaux, des oeuvres d'art, un énorme pot avec une composition florale, et au premier plan, le plan de travail d'un bureau également très encombré. Tout au long du récit, le lecteur ne peut jamais prévoir de quoi les planches suivantes seront faites, comment elles seront composées : des cases rectangulaires sagement disposées en bandes, des cases rectangulaires, certaines disposées à la verticale en vis-à-vis d'une case plus grande, des cases en trapèze avec une autre circulaire pour un match d'escrime, des bordures de case et des gouttières entre, occupées par des végétaux de décoration (tiges et fleurs) amenant des touches de couleurs entre des cases en noir & blanc, des cases disposées comme sur une pellicule de film, des cases sans bordure comme posée sur le blanc de la page, deux pages de texte tapé à la machine à écrire sans illustration, des suites de cases racontant deux fils narratifs en parallèle sur une même planche, d'autres cases rondes, des cases avec le texte écrit en-dessous dans une graphie manuscrite, des empreintes digitales sur une page blanche avec quelques illustrations, un trombinoscope sur trois page, avec le buste des personnages dans un losange (comme sur la couverture) à raison de seize personnages par page, une sorte de chenille composée d'une longue file de soldats allemands serpentant de haut en bas entre les cases ou les traversant, des bottes qui claquent dans des cases disposées à la verticales de part et d'autres de la page, des sigles et des figures géométriques sur une page, etc. De la même manière, le lecteur se retrouve à s'interroger sur ce qui est montré et raconté dans certaines pages, en particulier sur la nature du lien qu'une telle séquence entretient avec les précédents. Sur l'identité d'un personnage. Sur la temporalité pas toujours explicite. Et d'ailleurs comment la scène introductive se rattache-t-elle au récit principal se déroulant pendant la seconde guerre mondiale ? Toutefois, le lecteur a vite fait d'identifier les principaux personnages, au point qu'il peut trouver leur présentation, en page vingt-quatre, superfétatoire. Il se fait quand même une note mentale de cette page au cas où il en ait besoin ultérieurement. Il retient les différents protagonistes : Gabor Varga (directeur d'une agence publicitaire, escrimeur, collectionneur d'art), Irène Lacombe (galeriste, collectionneuse et maîtresse de Gabor Varda, surnommée Minouche), Joseph Blumberg (artiste de Périgord), Pierre Worms (éditeur périgourdin), Georges Lottre (politicien girouette), Berthes Lottre (rédactrice en chef), Jasé Manjarès (dit Pépito, artiste), sans compter les personnages secondaires et les figurants. L'intrigue se dessine progressivement : des artistes exposant à Paris, se retrouvant impliqués par les conséquences de l'occupation allemande, devant se mettre au vert en Dordogne, certains étant juifs. L'intrigue saute quelques années dans sa dernière partie : certains personnages prennent une part active dans la Résistance, et commettent des braquages de banque, puis d'un train. Des éléments épars permettent de comprendre qu'il s'agit de l'attaque du train de la Banque de France qui a eu lieu le 26 juillet 1944. le lecteur se souvient alors de la citation en exergue : Il faut bien de temps en temps glisser un peu de vérité dans ce que l'on dit, en l'occurrence quelques faits historiques. En effet, scène après scène, le lecteur se rend compte que ces passages de la vie quotidienne dans ce qu'elle peut avoir de banale (une conversation à bâton rompu, une réaction très ordinaire à une situation extraordinaire), de diversifiée (des commentaires, une réception, une exposition des faits), de continu ou de haché, ces passages forment une riche tapisserie avec autant de sensibilités différentes que de formes narratives. L'autrice met en scène des artistes, essentiellement peintres, galeristes et agents qui voient la vie d'avant annihilée par l'occupation, la destruction de tout art considéré dégénéré, la traque et l'élimination des citoyens juifs. Les petits morceaux de vérité (des faits historiques) viennent rehausser le goût et la pertinence de la fiction. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut s'amuser d'une interprétation ou d'une analyse, ou la trouver très parlante, par exemple le rejet d'Adolf Hitler par l'Académie des beaux-arts de Vienne en 1907 et ses conséquences possibles sur sa vision de l'art. Une bande dessinée qui sort des sentiers battus : certes il y a une intrigue centrée sur un personnage (Gabor Varga) et des personnages secondaires, avec un milieu particulier (des artistes persécutés par le troisième Reich, d'abord à Paris puis en Dordogne), et des dessins disposés de manière à constituer une narration visuelle séquentielle. Dans le même temps, il y a une liberté de forme, aussi bien dans la structure du récit, que dans les modes graphiques qui nécessitent une participation active du lecteur, plus que d'habitude. En prenant un peu de recul, celui-ci prend conscience qu'il s'est trouvé immergé dans la vie de ces artistes à cette époque, dans ce qu'elle a de chaotique et d'angoissante, en ressentant ces bouleversements, ce passage d'une vie bohème et artistique à la Résistance, avec une narration visuelle élégante, poétique, parfois onirique, toujours évocatrice.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Mon ami Dahmer
Mon ami Dahmer

Prêter attention - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il comprend 188 pages de bande dessinée en noir & blanc avec des nuances de gris. La première édition en VO date de 2012, et une première version différente avait été réalisée en 1997, par l'auteur Derf Backderf, scénariste et dessinateur. La présente édition commence par de nombreuses citations extraites de journaux louant les qualités de cette oeuvre. Il se termine avec une vingtaine de pages explicitant les sources utilisées pour chacune des scènes et indiquant ce que sont devenus Jeff Dahmer, et ses parents Joyce Dahmer et Lionel Dahmer. Jeffrey Dahmer marche le long de la route qui dessert plusieurs pavillons espacés, à l'extérieur de Bath Township, Summit County, Ohio. Il avance d'un bon pas, ses chaussures faisant un petit crissement chaque qu'il pose un pied sur le gravier. Dans l'axe de ses pas se trouve le cadavre d'un chat autour duquel virevoltent quelques mouches. Il le pousse un peu du bout du pied pour vérifier qu'il est bien mort. Puis il se baisse et le ramasse. Il est fasciné par la consistance du cadavre. Il finit par le prendre d'une main et le ramener derrière la maison de ses parents, dans les bois. Il croise trois autres adolescents qui ont décidé de couper par là pour arriver à l'heure pour l'épisode Monthy Python. Ils remarquent que Jeffrey tient le cadavre d'un chat à la main : celui-ci leur explique qu'il va le dissoudre dans de l'acide. Son père est un chimiste et il se procure facilement de l'acide. Il leur propose de les accompagner dans un petit cabanon qu'il qualifie de hutte s'ils ne le croient pas. Ils lui emboîtent le pas et à l'intérieur il leur montre ses bocaux à cornichons avec des cadavres d'animaux en cours de décomposition : raton laveur, lapin, corbeau. Ça l'intéresse de savoir ce qu'il y a l'intérieur d'un corps. L'un d'eux rétorque que ce n'est que de l'eau boueuse à l'intérieur des bocaux. Jeffrey en prend un et le jette sur le sol avec force où il se fracasse : il s'en dégage une odeur pestilentielle et ils sortent en courant pour vomir dehors. L'un d'eux le traite de taré. Beck a rencontré Jeff Dahmer pour la première fois en cinquième dans l'établissement scolaire Eastview Junior Higg. Jeffrey était un anonyme, un de ces enfants qui devient un handicapé social avec l'adolescence, acceptant docilement son destin, devenant invisible. Ce n'est qu'après plusieurs mois de cette année scolaire que Derf a fini par le remarquer. Les autres collégiens qui l'avaient remarqué le méprisaient, et le bousculaient dans les couloirs. En classe de biologie, Dahmer avait repéré le foetus de cochon conservé dans du formol. Ce collège était en sureffectif du fait du baby-boom et les adolescents timides et lents à se faire des amis, se faisaient littéralement marcher dessus. Alors que tout le monde se faisait des copains en grande quantité, Jeffrey était un solitaire, l'enfant le plus solitaire que Derf ait jamais rencontré. Ce jour-là après les cours, Jeffrey récupère subrepticement le foetus de porc dans le flacon. Dans le car scolaire qui ramène les collégiens chez eux, il regarde avec insistance le jogger qui court le long de la route. Certes il est possible d'être attiré par cette lecture, sur la base de l'auteur, bédéaste à la forte personnalité. Il est plus vraisemblable que le lecteur soit attiré par la perspective d'en découvrir plus sur l'un des tueurs en série américain les plus médiatiques et les plus horribles : dix-sept meurtres reconnus à son actif, aggravés par des viols, des démembrements, de la nécrophilie et du cannibalisme. Comment devient-on un monstre, une abomination ? Dans l'introduction, l'auteur met les choses au clair : l'objet de son ouvrage n'est pas de raconter les meurtres, mais de retracer la vie du futur tueur, pendant les années où il l'a côtoyé au collège, puis au lycée. Backderf raconte ses souvenirs et il a pris soin de les confronter à ceux de ses copains de l'époque. Il a complété ces éléments, en lisant les articles de journaux de l'époque, ainsi que les rapports officiels accessibles au public pour s'en tenir aux faits, et reconstituer cette époque avec précision. Il n'y a donc pas de voyeurisme morbide à craindre, ou de sensationnalisme : ce n'est pas l'objet du récit. En outre, l'auteur précise qu'il ressentait un minimum d'empathie pour Jeffrey Dahmer, essentiellement de la pitié pendant ces années-là, mais que cela ne constitue nullement une excuse pour les atrocités qu'il a commises par la suite. le lecteur se lance donc dans une chronique de la vie dans cette région du monde à cette époque-là. Pour autant, l'auteur raconte ses souvenirs à la lumière de ce que Dahmer va devenir, comme si une forme de destin inéluctable s'accomplissait au travers de chaque souvenir reconstitué. Cela donne une vision orientée de cette partie de sa vie. L'histoire s'ouvre avec un dessin en pleine page : un ruban de route tout droit se déroule du bas de la page vers le haut, ondulant avec le relief du terrain, avec de la végétation de part et d'autre, et trois ou quatre pavillons le long. le lecteur se retrouve un peu décontenancé par la manière de représenter les éléments de cet environnement. D'un côté, l'angle de vue est particulièrement bien choisi et les détails abondent. Il en est ainsi tout du long de cette bande dessinée. le bédéaste impressionne par la clarté de sa mise en page, simple et efficace, montrant avec évidence chaque situation, chaque posture, chaque geste. Il apporte un soin appliqué et soutenu pour monter chaque lieu dans le détail : les couloirs de l'établissement scolaire avec les casiers des élèves, la cantine avec les tables communes et les emplacements pour une personne, l'intérieur des pavillons dont celui de la famille Dahmer, la chambre de Jeffrey, les bois alentours, les voitures, le bord du lac, le bureau du vice-président des États-Unis, une salle de cinéma, les alentours du lycée, le bus scolaire, etc. À chaque fois, le lecteur peut prendre le temps de regarder les détails, d'absorber la texture de tel ou tel élément. Dans le même temps, certaines représentations présentent des caractères naïfs : une géométrie trop parfaite ou trop appliquée, une perspective scolaire, un élément avec beaucoup de détails mais chacun d'entre eux détouré avec une forme simplifiée. Cela confère un aspect un peu étrange à ces dessins, pouvant donner une sensation artificielle, d'environnements manquant de naturels. Par exemple, lorsque Dahmer massacre un poisson qu'il vient de pêcher avec un couteau, c'est un poisson dessiné de manière un peu enfantine. Cette sensation d'étrangeté, d'une fibre pas toujours naturelle se retrouve à l'identique dans les personnages. Ils sont tous incarnés, avec une morphologie différente, un visage différent, une tenue vestimentaire spécifique conforme à leur personnalité et à leur statut social. Les expressions de visage sont très réussies, concordant bien avec le langage corporel, expressif sans être exagéré. Pour autant, les visages sont un peu carrés, les lèvres un peu trop grosses, ou au contraire totalement inexistantes, les chevelures assez figées. Il peut falloir un temps d'adaptation au lecteur pour se faire à cette personnalité graphique, peu commune. Il remarque également que le dessinateur se repose à quelques reprises sur une posture ou un cadrage dramatisé, ce qui apparaît totalement forcé en comparaison du naturalisme de la majeure partie de l'oeuvre, comme une béquille visuelle pour un narrateur pas tout à fait assez confiant en ses capacités. Sous réserve qu'il ne soit pas allergique à ces caractéristiques sortant de l'ordinaire, le lecteur se laisse vite emporter par la narration visuelle simple et évidente, fluide et sans chichi. Berf Backderf a donc choisi de commencer par une anecdote singulière : la récupération d'un cadavre de chat pour le faire mariner dans un bocal rempli d'acide, peut-être pas l'entrée en la matière la plus subtile qui soit. En effet le lecteur n'est pas bien sûr de l'utilité de pointer du doigt ces moments clés, ou plutôt révélateurs et annonciateurs, car il sait par avance qu'il s'agit de quelques années de la vie d'un tueur en série, avant qu'il ne commence à commettre des atrocités. Une fois qu'il a accepté cette façon de faire, il suit la vie très banale d'un adolescent mal dans sa peau, inadapté social, vivant dans un foyer où la relation de couple de ses parents part en déliquescence. L'auteur a choisi d'éluder la relation avec le petit frère de Jeffrey, car elle n'a pas été mise en avant par Jeffrey dans ses interrogatoires, et peut-être pour ne pas en rajouter une couche pour l'adulte qu'il est devenu, vraisemblablement encore en vie. D'un côté, le récit montre les indices patents de la déshérence de Jeffrey : cela apparaît comme une évidence qu'il va mal tourner, que ses démons intérieurs vont le pousser à commettre le pire, mais c'est une évidence qui émane de la connaissance a posteriori. D'un autre côté, c'est une reconstitution d'une vie misérable : une incapacité à éprouver un sentiment d'amitié, une incapacité à établir ce type de relation sociale, et un foyer insupportable avec des parents totalement accaparés par leur propre mal-être, incapables d'accorder assez d'attention à leur fils ainé. Au-delà de cela, avec cette connaissance de l'avenir, Backderf met en lumière toutes les occasions manquées de déceler la souffrance et la désocialisation de Jeffrey Dahmer. Il se dit que lui-même adolescent, il n'a jamais été en mesure de faire preuve du recul nécessaire pour se rendre compte à quel point les symptômes étaient présents et évidents a posteriori. Mais il pose également une terrible question : où étaient les adultes ? Il n'y a aucune réponse satisfaisante à ce constat accablant d'absence d'aide ou d'un minimum d'attention de la part des parents, du corps enseignant, des autres adultes travaillant dans l'établissement scolaire. Cette bande dessinée réussit son pari d'évoquer l'adolescence d'un tueur en série, sans être jamais racoleuse ou pontifiante. La narration visuelle est évidente, même si certaines caractéristiques peuvent décontenancer de prime abord. Les pages se lisent aisément et se tournent rapidement. le lecteur sent bien que par moments l'auteur insiste un peu plus lourdement que nécessaire, soit visuellement, soit par un effet de dramatisation. Dans le même temps, il mesure à quel point cet adolescent est livré à lui-même, sans jamais qu'un seul adulte ne relève quoi que ce soit, ne détecte un des signaux alarmants bien présents. de ce point de vue, l'auteur fait oeuvre de prévention en attirant l'attention de ses lecteurs, ce qui a manqué à Jeffrey Dahmer, et par voie de conséquence à ses victimes.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Mister Miracle
Mister Miracle

Évasion - Ce tome contient une histoire complète qui ne nécessite pas de connaissance préalable du personnage principal. Il comprend les 12 épisodes de la série, initialement parus en 2017/2018, écrits par Tom King, dessinés, encrés et mis en couleurs par Mitch Gerads. Les couvertures ont été réalisées par Nick Derington. Il comprend également les 12 couvertures variantes réalisées par Gerads. Il commence par 8 pages dessinées et encrées par Mike Norton et mises en couleurs par Jordie Bellaire, évoquant rapidement Apokolips, New Genesis, la guerre, l'échange d'enfants entre Darkseid et Izaya, la carrière de Scott Free en tant que maître de l'évasion, son mariage avec Big Barda, et l'amitié indéfectible d'Oberon Kurtzberg. Au temps présent, Scott Free est assis par terre dans sa salle de bains, revêtu de son costume de Mister Miracle et il s'est ouvert les veines. Il repense à la fois où il avait dessiné dieu en classe. Son épouse Big Barda l'a trouvé à temps et il est transporté à l'hôpital. À la télévision dans sa chambre, passe une émission sur une de ses évasions, et l'infirmière explique que le fauteuil dans lequel Big Barda est assise peut se transformer en couchette, mais pas à sa taille. Peu de temps après, Big Barda et lui sont de retour chez eux, dans un grand appartement à Los Angeles. Scott se réveille la nuit, et perçoit la phrase Darkseid est. Il entend également le bruit d'un tunnel Boom. Orion, fils de Darkseid élevé sur New Genesis par Izaya, se tient dans son salon et lui demande de se mettre debout. Orion décoche une droite à Scott qui en perd l'équilibre et tombe à terre. Orion lui dit de se relever et recommence à l'envoyer à terre à plusieurs reprises. Big Barda finit par arriver et se tient bien droite devant Orion, l'empêchant de continuer à frapper son mari, et le remettant à sa place. Orion arrête, prend sa Boîte-Mère et lui demande de le ramener à la maison. Un tunnel Boom s'ouvre et il est parti. Big aide son mari à se redresser. Scott lui dit qu'il y a quelque chose de bizarre avec ses yeux : ils ne sont plus bleu, mais marron. Big lui répond qu'ils ont toujours été marron. Mister Miracle réalise un de ses spectacles : il s'évade d'un cylindre rempli d'eau dans lequel il est menotté. Puis il s'installe dans le fauteuil et répond aux questions de l'animateur G. Gordon Godfrey. : oui, il a tenté une évasion d'un genre un peu particulier et très mortel. Il a essayé d'échapper à la mort. Il se produit des troubles réguliers dans l'image, et le leitmotiv Darkseid est revient à trois reprises. Godfrey insiste : est-ce que Miracle a vraiment échappé à la mort ? Avant qu'il ne puisse répondre, c'est le moment de la pause commerciale. le couple est à la plage : Big est allongée sur sa serviette à se faire bronzer, tout en consultant sa Mother Box. Scott marche dans l'eau et sur la plage, en papotant avec Izaya, le Haut-Père. Ce dernier lui indique que Darkseid a enfin acquis l'équation anti-vie. de ce fait il ne peut pas rester longtemps. de retour chez lui, Mister Miracle papote avec Oberon Kurtzberg qui règle en même temps une paire de menotte haute technologie pour une prochaine évasion. Darkseid est. Big Barda toque à la porte et entre dans la pièce. Scott lui explique qu'il discutait avec Oberon. Elle le regarde désolée et lui rappelle qu'Oberon est mort d'un cancer de la gorge, à cause de ses cigares, il y a un mois. Darkseid est. C'est très particulier : avant de commencer cette histoire, le lecteur sait qu'il s'agit d'une histoire hors continuité, et quasiment auto-contenue. Il sait également que Mister Miracle est un héros créé en 1971, par Jack Kirby (1917-1994) dans le cadre général du Quatrième Monde. La première série de ce héros a compté 18 épisodes réalisés par Kirby réédités dans Mister Miracle by Jack Kirby (épisodes 1 à 18). S'il connaît déjà ce héros, il apprécie la concision de la présentation de sa vie en 8 pages, sinon il se doute qu'il s'agit d'un condensé très dense et lacunaire. Il découvre la tentative de suicide de Scott Free et comprend qu'il s'agit d'un récit adulte. Il découvre l'anecdote de l'enfant affirmant avoir dessiner dieu. Il note bien le leitmotiv de Darkseid Est, ces deux mots écrits en blanc sur une case noire dépourvue de dessin. Il comprend qu'il y a quelque chose de douteux en voyant l'image déformée lors de la transmission télé, phénomène qui se répète très régulièrement dans les épisodes suivants, pour des scènes auxquelles le lecteur assiste en direct, sans qu'elles ne soient transmises. Mise à part la page consacrée à l'enfant qui dessine, il retrouve la marque de fabrique de Tom King : chaque page est découpée en 9 cases, 3 par bande, 3 bandes par page. Mitch Gerads dessine de manière descriptive et détaillée, avec un trait de contour un peu rugueux qui donne une bonne sensation de réalisme, et des petites zones de trame de points qui ajoutent une sensation de texture réelle. Avec ces perturbations ponctuelles de l'image (ou de la case), le lecteur a bien compris que ce qui est montré est sujet à caution, qu'il peut s'agit de l'interprétation qu'en fait Scott Free qui n'est pas dans son état normal puisqu'il a par exemple oublié la mort d'Oberon. Ou bien la réalité est manipulée par une force invisible, pour un dessein non explicite. le scénariste ne donne pas d'indication sur le degré d'interprétation, au point que le lecteur balance entre tout est à prendre au pied de la lettre, ou peut-être que tout se passe dans la tête de Scott et que New Genesis n'existe que dans son esprit, tout comme la guerre contre Darkseid, et tous les néodieux qui apparaissent avec une telle facilité dans son salon. Mais l'écriture de Tom King est toujours aussi fluide : ça se lit tout seul. le lecteur éprouve presque la sensation de lire deux histoires en une : celle de Scott Free, trentenaire dépressif et dépassé, et Scott Free héritier d'une lignée de néodieux, devant lutter activement dans la guerre contre le mal. Il est étonnant de le voir tuer ses ennemis, de se voir frapper par Orion, de côtoyer Funky Flashman sans broncher. La coordination du scénariste et de Gerads Mitch est manifeste à chaque page. L'artiste sait rendre humain chaque personnage, l'intégrer dans la banalité du quotidien, même Big Barda en costume, et jouer du contraste avec l'aspect visuel entre science-fiction et fantastique sur New Genesis. En tant qu'artiste complet (dessins, encrage, couleurs), il met en oeuvre une narration visuelle très aboutie, souvent surprenante. Avec la grille très rigide en 3 par 3, il surprend régulièrement le lecteur par des visuels mémorables : la décapitation d'un paradémon par Mister Miracle avec un de ses aéro-disques, l'intimité naturelle de Big & Scott au lit, la franchise presque naïve de Forager, la mise en scène des spectacles d'évasion, la mise en accusation de Scott par Orion, la jovialité de Funky Flashman, les différentes phases d'infiltration de Big Barda et Mister Miracle dans la forteresse d'Orion, etc. Bien sûr de temps en temps, le lecteur se dit que le jeu avec la grille de 3*3 est discutable, par exemple lors d'un crachat tombant vers le sol pendant 2 pages de 3*3 cases. En fonction de son attente, le lecteur peut être pris par le récit dès le départ : cet homme dont la vie semble réussie (métier original rencontrant un succès médiatique, épouse aimante, appartement agréable) qui passe par une phase de doute l'amenant au suicide, et devant gérer des responsabilités qui lui sont imposées. Ou alors il peut être décontenancé. Effectivement, il y a trois spectacles d'évasion spectaculaires : cylindre rempli d'eau, caisse lâchée d'une grue, un tonneau sur une voie ferrée. Mais cela ne semble être que des points de passage obligés, sans conséquence sur le récit. L'impossibilité de savoir sur quel pied danser a pour effet de neutraliser une bonne partie de la tension dramatique puisque finalement peut-être que tout ça n'est que dans la tête de Scott. Les scènes sur New Genesis semblent plus oniriques que réelles, et elles rompent rapidement avec le statu quo de la série originelle des New Gods. Et puis à quoi correspond le massacre de Funky Flashman à la fin de l'épisode 5, puisqu'il réapparaît bien vite comme si de rien n'était ? Et même pourquoi ce personnage est-il montré comme sympathique ? En effet Tom King maîtrise sur le bout des doigts la mythologie du Quatrième Monde et rend hommage à Kirby à plusieurs reprises (il a choisi Kurtzberg comme nom de famille d'Oberon car c'est le vrai nom de famille de Kirby, ou encore la phrase Jack is King dans l'épisode 8), or Flashman était une satire moqueuse de Stan Lee, Kirby n'ayant pas digéré comment il l'avait traité. Enfin, Darkseid est totalement absent du récit dans ses deux premiers tiers, même si son existence se fait sentir… … pourtant il se produit un déclic pour les plus rétifs avec un événement de l'épisode 7 qui change la donne, qui pour effet de donner un but dans la vie à Scott Free. Les différentes composantes du récit interagissent mieux entre elles, pour former une tapisserie de grande ampleur. S'il ne l'avait pas perçu avant, le lecteur voit alors émerger les 2 thèmes principaux, récurrents dans l'oeuvre de Tom King : la dynamique d'une relation de couple, les syndromes de stress post traumatiques. le lecteur retient une larme quand Big Barda indique à Scott ce que sa tentative de suicide a eu comme effet sur elle, un moment d'une justesse émotionnelle extraordinaire, et il y a en de nombreux autres. Big & Scott évoquent à plusieurs reprises leur enfance dans l'orphelinat de Granny Goodness : les cruelles épreuves infligées. Là encore, le scénariste se montre d'une rare subtilité, évoquant tout aussi bien la volonté irrépressible de l'enfant qui veut faire plaisir même à son tortionnaire, le jeune adulte qui choisit une vie en réaction à cette enfance maltraitée, les parents qui sacrifieront tout pour que leur propre enfant n'ait jamais ça à vivre. Tom King ne se limite pas à ces deux thèmes, évoquant également la preuve de l'existence de l'individu à partir du Je pense donc je suis, de René Descartes (1596-1650) d'une manière intelligente, la dynamique de l'équation anti-vie tant recherchée par Darkseid, la nature de ce qui pousse Scott Free à s'évader, et quelle évasion ultime pourrait le contenter. Une fois que le lecteur est en phase avec la narration, il perçoit les nombreux ingrédients du récit allant de la question du vrai prénom de Scott (celui que lui a donné son père Izaya avant de le confier à Darkseid) à l'apparition de la Justice League le temps d'une double page dans l'épisode 10 qui joue sur un autre sens du mot évasion (la littérature d'évasion). En fonction de sa sensibilité, il faut plus ou moins de temps ou d'épisodes au lecteur pour être en phase avec le récit, pour percevoir la logique du récit. Une fois qu'il est connecté aux personnages et aux thèmes, il bénéficie d'une histoire à la mise en images personnelle et très pertinente, racontant une vie de couple et de famille originale et divertissante, tout en posant des questions délicates sur la condition humaine, l'envie de vivre, les responsabilités professionnelles, familiales, humaines. Il ne lui reste plus qu'à refeuilleter le récit depuis le début pour savoir si les auteurs ont choisi les cases à l'image troublée au hasard, ou s'il y a une logique à découvrir derrière.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série The Wake
The Wake

2 femmes séparées par 200 ans, chacune confrontée à un mystère de l'évolution - Il s'agit d'un récit complet et indépendant de tout autre initialement paru sous la forme de 10 épisodes de juillet 2013 à septembre 2014. Le scénario est de Scott Snyder, les dessins et l'encrage de Sean Murphy, et la mise en couleurs de Matt Hollingsworth. La première séquence se déroule dans le futur, Leeward (une jeune femme) survole les flots qui ont envahi une ville américaine, avec une aile delta disposant de moyen de propulsion. Elle est suivie par un dauphin dans l'eau. 200 ans dans le passé (de nos jours), Lee Archer (mère de Parker, un garçon) suit une baleine en zodiac. Elle est interrompue par Astor Cruz, un représentant du gouvernement qui vient la recruter pour une mission secrète d'une semaine. Lee Archer se retrouve dans une base sous-marine clandestine (dédiée au forage pétrolier) au large de l'Alaska, à la tête d'une équipe de 4 personnes : le docteur Marin (expert universitaire en mythologie et folklore), Meeks (chasseur professionnel, spécialisé dans les espèces dangereuses en voie de disparition), Bob Wrainwright (son ancien patron), et Cruz lui-même. Sur place elle découvre une créature agressive, mi-homme mi-poisson (une sorte de sirène mâle) et Cruz lui fait écouter son cri. En 2013, cette histoire bénéficie de l'aura de ses créateurs. Scott Snyder pilote la série Batman depuis sa relance dans le cadre du redémarrage à zéro de l'univers partagé DC (à commencer par The court of owls . Sean Murphy a marqué les esprits avec Punk Rock Jesus et Joe the barbarian (ce dernier avec Grant Morrison). Le début du récit indique clairement qu'il se déroule à 2 époques différentes (et même un peu plus puisque des mammouths apparaissent dans une courte scène) et qu'il comprend une composante horrifique (la dentition et l'agressivité de la créature poisson ne laissent planer aucun doute). Dès la première page, la qualité des dessins de Sean Murphy transporte le lecteur dans un environnement très concret présentant une grande capacité évocatrice. Les personnages sont aisément reconnaissables et un peu typés du fait de la présence d'angles obtus discrets dans leur physionomie. Chaque personnage dispose de sa tenue vestimentaire propre, avec une mention spéciale pour la veste rayée de l'agent Cruz. Murphy dose avec intelligence et pertinence la présence des décors en arrière plan, de manière à ce que les cases ne paraissent jamais vides, ni trop surchargées. Il réalise régulièrement de magnifiques décors, comme par exemple l'intérieur du sous-marin, ou l'avion qui sert d'habitation à Leeward. Qu'il s'agisse de l'époque actuelle ou du futur, les personnages évoluent dans des endroits spécifiques, ne donnant jamais l'impression de carton-pâte. Lorsque le lecteur pénètre avec les personnages dans la cabine du navire de Lee Archer, il peut en examiner le plancher, les équipements électriques et électroniques et le niveau de bazar. Snyder a pris le parti de montrer la grosse bébête qui fait peur dès le premier épisode du récit. Murphy s'est montré à la hauteur de la tâche, en lui donnant des dents bien acérées, un visage dépourvu d'humanité et une silhouette gracile et allongée, raccord avec son statut de poisson capable d'une grande agilité dans l'eau. Côté scénario, Snyder présente avec grâce ses personnages et attaque rapidement dans le vif du sujet puisqu'à l'issue du premier épisode tout est en place. Il consacre la première moitié du récit au temps présent pour l’affrontement contre le monstre, avec une prise de conscience progressive de l'ampleur des dégâts et de la menace. 200 ans plus tard, le lecteur retrouve l'humanité et ce qu'il reste de sa civilisation pour un nouvel affrontement à la forme très inattendue. Du début jusqu'à la fin, l'intrigue tient bien la route, avec de nombreuses surprises et une résolution évitant les stéréotypes. Du côté narration proprement dite, Snyder se montre un peu moins habile. Pour la première partie, il commence par intégrer des informations scientifiques sur la faune marine, tirant ainsi son récit vers le haut, au dessus des approximations et généralités en la matière. Mais lorsque que les personnages doivent sortir de la base sous-marine, ils n'éprouvent aucune gêne du fait de la pression (en contradiction avec les précisions apportées par l'agent Cruz lors de la descente). De même lorsque qu'une bébête vraiment beaucoup plus grosse sort de sa cachette, il n'y a pas d'explication à sa taille démesurée par rapport à celle des autres. De la même manière, le développement de la technologie 200 ans dans le futur laisse rêveur. Il est difficile de réconcilier le recul de la civilisation humaine, avec des progrès scientifiques qui permettrait de faire voler une forteresse d'une telle ampleur (Murphy n'améliore pas les choses en rajoutant un biplan de la première guerre mondiale dans le même espace aérien). De son côté, Sean Murphy intègre également quelques éléments visuels qui apportent un coté ludique aux images, aux dépends de la cohérence interne du récit. Sa conception graphique des sirènes est tellement convaincante, que le lecteur a bien du mal à croire que les êtres humains puissent disposer de la moindre chance contre eux dans leur élément naturel. Avec un tel corps fait pour le milieu aquatique et leur rapidité, aucun être humain ne peut rivaliser, ou même leur tenir tête plus de 10 secondes. Le corps de ces créatures présente de petits cercles lumineux, dont le lecteur est bien en peine de pouvoir déterminer leur fonction, ou même l'évolution de l'espèce qui a pu conduire à leur apparition. Dans la deuxième partie (200 ans après), Sean Murphy concocte une monde post apocalyptique des plus séduisants, avec des images attestant de la récupération des réalisations du passé, par les vivants (un superbe paquebot avec des rangées de rame, la récupération de la carlingue d'un avion, etc.). Mais dans le même temps il montre des réalisations technologiques qui attestent d'une civilisation industrielle et technologique plus avancée que la nôtre, ce qui est en décalage avec le récit. Quand il montre ce même paquebot s'abîmer dans les flots, il ne prend pas en compte l'effet des remous sur les individus présents dans l'eau à proximité. Lorsque les protagonistes se retrouvent sur la banquise, leurs tenues vestimentaires ne sont pas adaptées à la température. Ces incohérences narratives internes finissent par nuire au charme et à l'intelligence du récit. Si le lecteur se laisse emporter par l'ampleur du récit et les 2 héroïnes pleine d'entrain et de ressources, il est possible qu'il ne les remarque pas, et il apprécie une intrigue retorse et singulière, des scènes d'action spectaculaires et des dessins créant un environnement très étoffé. S'il ne pas passer outre ces maladresses, son plaisir de lecteur s'en trouvera un peu diminué.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Rusty Brown
Rusty Brown

Humanité poignante - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Ce récit a été publié pour la première fois en entier en 2019. En fin de tome, l'auteur explicite quelles parties ont fait l'objet d'une prépublication. La première partie (113 pages) a été publiée dans New City et dans Chicago Reader entre 2000 et 2003. La deuxième (pages 114 à 182) a été dessinée entre 2002 et 2004, et a été sérialisée dans Chicago Reader. La troisième (pages 183 à 263) a été réalisée en 2010, et publiée dans The book of other people, puis sérialisée dans Chicago Reader. La quatrième partie est inédite (sauf pour les 4 premières pages) et réalisée entre 2012 et 2018. Cette bande dessinée est l'oeuvre d'un unique auteur : Chris Ware, pour le scénario, le dessin, les couleurs, le lettrage. Le tome débute par un dessin de la ville où réside Rusty Brown et ses parents, puis leur maison, puis sa chambre, respectivement qualifiés de Metropolis, de quartier général et de centre de commande. Puis un dessin en pleine page montre son école. Il n'y en a pas deux semblables : les cristaux de neige. Quel phénomène remarquable ! Les principaux personnages de cet ouvrage sont W.K. Brown dans le rôle de W.K. (Woody) Brown, Alison White dans le rôle d'Alice White, Jordan Wellington Lint III dans le rôle de Jason Lint, Chalky White dans le rôle de Calcium (Chalky) White, Joanna Cole dans le rôle de Joanne Cole, Franklin Christenson Ware dans le rôle de M. Ware, et Rusty Brown dans le rôle de Rusty Brown. En 1975, au lever du jour, un unique flocon de neige vient se poser sur le rebord de la fenêtre de Chalky White, alors que dans une autre maison, Rusty déclare son amour. Dans le même temps, la grand-mère vient réveiller Alice pour qu'elle fasse sa toilette. Bien au chaud sous la couette, Rusty Brown est en train de jouer avec sa figurine de Supergirl, comme dans une romance entre elle et lui. Sa mère le rappelle à l'ordre : il doit se lever, et dégager l'allée, en pelletant la neige. Bien au chaud sous sa couette, Chalky entend sa grande soeur lui dire qu'elle passe la première dans la salle de bains. Rusty est sorti chaudement habillé avec sa poupée de Supergirl sous sa parka, se disant qu'elle enlèverait toute cette neige en un rien de temps avec sa vision calorifique. Il finit par se demander s'il lui arrive de rencontrer des difficultés pour l'arrêter. Chalky reste tranquille sans penser à rien. Puis il entend ses parents parler de lui depuis l'intérieur de la maison : il se dit qu'il bénéficie sûrement du superpouvoir de super-audition. Chalky reste tranquille dans son lit en contemplant le plafond. Rusty a fini de déblayer l'allée et la porte du garage s'ouvre, le laissant rentrer : il se demande comment il a acquis son superpouvoir, et comment il va améliorer le sort du monde avec la responsabilité que ça lui donne. Chalky s'est levé discrètement et se tient devant la porte de la salle de bain où sa grande soeur finit de s'habiller : il lui dit qu'il ne veut pas aller à l'école. William regarde par la fenêtre et se demande pour quelle raison son fils reste planté dans le garage sans rien faire. Plusieurs façons d'aborder cette oeuvre : un respect intimidé, presque craintif, pour un auteur reconnu comme faisant oeuvre de littérature, ou une inconscience très normale car il ne s'agit après tout que de dessins dans des cases, alignées en bande, rien de bien compliqué à lire. le lecteur se rend bien compte du soin maniaque apporté à l'ouvrage : la jaquette amovible dépliable, la couverture avec les différentes typographies du nom du héros, dans des motifs géométriques, la deuxième de couverture avec un cadre indiquant que ce livre est la propriété de Rusty Brown (nom porté au crayon de couleur), les trois premières pages montrent les lieux de vie de Rusty, puis vient la double page sur l'unicité de chaque flocon de neige, la présentation de sept principaux personnages, une double page pour le titre, et l'histoire débute. le premier chapitre est donc consacré à la première journée d'école de Chalky et à la même journée pour les autres personnages qui se croisent en fonction des moments de la journée. Les dessins sont d'une grande lisibilité, très proches de la ligne claire, avec de nombreuses formes géométriques simples pour les éléments de décors, une représentation de la réalité tout public. Puis le récit se focalise sur le père de Rusty au temps présent avec des retours en arrière et la nouvelle qu'il a écrite ici racontée sous forme de bande dessinée intégré à la narration. Vient ensuite l'histoire de Jason Lint, celui qui maltraite Rusty à l'école, sa vie racontée depuis sa naissance jusqu'à sa mort. le dernier chapitre s'attache à la maîtresse d'école afro-américaine Joanne Cole au temps présent avec de nombreux retours en arrière sur sa vie jusqu'à ce moment. Tout du long, les dessins conservent cette précision incroyable, réalistes avec un degré de simplification. le nombre de cases par page est assez élevé : une quinzaine en moyenne. Cela peut aller d'une page qui contient une demi-douzaine de cases, à une qui en contient 176 (minuscules, mais parfaitement lisibles). Les couleurs sont posées en aplat à quelques exceptions près. le lecteur note que l'artiste varie la graphie des textes en fonction du contexte, avec des phylactères parfois minuscules également. Donc, oui, c'est bien une bande dessinée avec des cases bien rectangulaires, des dessins très faciles à lire (même dans les petites cases) racontant la vie de personnages auxquels le lecteur s'attache vite du fait de leur fragilité (Rusty, Chalky), de leur gentillesse (Alice, Joanne), de leur mal-être (William), de leur détachement (Chris), de leur manque de maîtrise sur leur vie (Jason). C'est aussi plus que ça. Dès la prise en main, le lecteur fait ce constat : format à l'italienne, un peu plus d'un kilo et demi. Sa curiosité le pousse à enlever la jaquette amovible : il découvre la reliure de très grande qualité, ainsi que ce jeu sur les formes géométriques et sur la graphie de Rusty Brown. Il se rend compte que la jaquette se déplie : en plus des ronds se focalisant sur un détail visuel du récit, il découvre un labyrinthe, une autre façon de plier la jaquette, un très joli motif de tapisserie, des vues isométriques des principaux lieux, et une vue en coupe de la fusée dans laquelle voyage les personnages de la nouvelle écrite par WK Brown. Un soin rare et une minutie maniaque apportés à une simple jaquette. Puis il y a cette présentation des personnages qui portent un nom légèrement différent dans l'histoire, comme s'ils jouaient un rôle de composition. L'auteur attire l'attention du lecteur sur l'artificialité de ses personnages. Puis le lecteur plonge dans cette journée et il est frappé par l'apparence de Rusty Brown dents de devant en avant, yeux ronds et vide, coupe de cheveux à la Playmobil, visage exprimant souvent le mal-être de la victime sans défense. Pourtant les formes de sa silhouette sont rondes et douces, en rien agressives ou tourmentées. de la même manière son père a l'air totalement inoffensif : rondouillard, dégarni, avec des grosses lunettes. L'auteur se met en scène avec encore moins de cheveux, et également un peu empâté. Chalky a l'air plus jeune que Rusty, craintif à l'idée de se retrouver dans une école où il ne connaît personne, moins défaitiste que Rusty. Alice est une jeune fille attentionnée, respectueuse, dans des habits sans fantaisie. le cas de Jason est un peu différent : les contours de sa personne restent doux et arrondis, mais le lecteur le voit vieillir au fur et à mesure, de nourrisson à vieillard, dans les différentes phases de sa vie. Il en va de même pour Joanne. Cette représentation des individus, simplifiées et tout public, rend la projection du lecteur dans chaque personnage, plus facile car ils sont plus expressifs et leurs différences sont moins marquées. À quelques reprises, l'artiste joue sur le mode de représentation en en changeant radicalement. Par exemple, quand Jason est encore un nourrisson, la représentation des individus et des environnements est nettement simplifiée comme s'ils étaient vus par son esprit encore en développement. le mode de représentation change également radicalement d'apparence pour l'autobiographie du fils de Jason qui exprime toute la colère qu'il ressent envers son père. S'étant embarqué dans les cent premières pages que Chris Ware qualifie d'introduction, le lecteur commence par se rendre compte que la lecture est lente, du fait du nombre de cases, du fait des petits (voire très petits caractères), du fait de la double narration (les quatre cinquièmes du haut consacrés à Rusty, et la bande inférieure consacrée à Chalky & Alice), et du fait de la narration très carrée, et très naturaliste. Il est frappé par la banalité de ce qui est décrit : se lever, accomplir les tâches quotidiennes, la fascination de Rusty pour les superhéros, le décalage avec les préoccupations des adultes, les phrases toutes faites échangées entre collègues, l'entrée en classe, etc. En même temps, il est tout aussi frappé par les particularités qui lui sont montrées. La complémentarité entre dessins et phylactères est extraordinaire, sans jamais de répétition avec des interactions si évidentes qu'elles sont invisibles si le lecteur n'y prête pas attention. Cette banalité du quotidien est indissociable de l'environnement. Il neige : l'artiste laisse des zones blanches sur la page, ajoute des flocons qui semblent comme manger le dessin ou l'effacer à l'endroit où ils se trouvent. La pureté immaculée de cette neige ne semble pas de ce monde, et introduit une forme d'hostilité douce dans l'environnement. du coup, le quotidien des uns et des autres est fortement contraint par ces intempéries, à commencer par le rituel de s'habiller en conséquence, et de se départir de sa tenue d'extérieur en entrant dans un bâtiment, des gestes banals pour des individus habitués au grand froid, des gestes exotiques pour des individus vivant dans des régions tempérées. Dans le même temps, le lecteur se retrouve vite à compatir aux malheurs de Rusty qui n'est pas battu, mais déconsidéré aux yeux de son propre père, et en butte aux mesquineries de certains de ses camarades de classe. En quelques (petites) cases, l'auteur montre l'attachement de Rusty à ses moufles offertes par sa grand-mère (un souvenir chaud et agréable) et la méchanceté presqu'inoffensive d'un grand qui crache dans une de ses moufles juste pour l'embêter. Ware ne déploie aucun effet mélodramatique : il reste juste factuel avec ses dessins un peu froids, presque dépassionnés. Ainsi le lecteur compatit avec ces individus banals et sans éclats, apprécie comment chacun voit la réalité à sa manière, et vit les petits riens de la vie de son point de vue, avec sa position sociale, son âge, son caractère : un récit choral mettant en avant la particularité de chaque vie quotidienne. Il arrive à la fin de l'introduction, éprouvant la sensation d'avoir lu un roman complet, réalisé par un auteur attentionné pour ses personnages, mais sans sensiblerie pour autant, avec un ton très personnel. Sans marque particulière, il passe à la seconde partie… et il découvre un second roman tout aussi riche que le premier, de 68 pages dont 22 pages sont en fait la nouvelle écrite par WK Brown, et présentée sous forme de bande dessinée. Cette nouvelle est supposée avoir été écrite dans les années1950, et Ware met en oeuvre l'imagerie SF correspondante. La suite de ce chapitre est consacrée aux débuts professionnels de William, et à sa relation avec la femme qui l'a dépucelé. Les dessins sont toujours aussi ronds et un peu froids, très factuels, et c'est dans cette partie que se trouve la page avec 176 cases. Avec un peu de recul, le lecteur y voit un auteur à la carrière artistique contrariée, et son oeuvre majeure (la nouvelle en question). Il peut prendre la mesure de l'influence de la vie quotidienne et de l'histoire personnelle de Brown sur ce qu'il écrit, et projeter ces liens sur Chris Ware auteur lui-même, à ceci près que lui a réussi sa carrière artistique. La troisième partie est consacrée à la vie d'un homme né dans une famille aisée, et menant sa vie de manière plutôt égoïste. Mais il se produit un phénomène psychologique étrange chez le lecteur. Il ne juge pas tant que ça Jason Lint. C'est le personnage principal, et dans les deux chapitres précédents, le lecteur a éprouvé une forte empathie pour plusieurs personnages, chacun imparfait, prenant conscience du degré auquel le déroulement de leur vie découle de leur milieu social, de l'environnement dans lequel ils vivent, de leurs parents, de leur éducation. le même processus d'identification et d'empathie se produit avec Jason alors qu'il est responsable de la mort d'un de ses amis sur le siège passager, alors que Jason était le conducteur sous l'emprise d'un produit psychotrope. le lecteur voit également revenir les thèmes des chapitres précédents : l'éducation, la filiation, le conditionnement social et familial, les moments de plaisir, les premières fois qui ont laissé une empreinte indélébile dans l'individu qui va chercher à les retrouver ou à les recréer, consciemment ou inconsciemment, tout le long de sa vie, l'angoisse, la maladresse, la solitude, l'incommunicabilité, mais aussi la richesse du monde intérieur de chaque individu, son unicité et les différentes couches de conscience qui coexistent dans l'esprit d'un individu. Dans cette partie, de temps à autre, le lecteur prend conscience d'autres effets visuels subtils. Dans le premier chapitre, l'artiste a habitué l'oeil du lecteur aux répétions visuelles : un même plan sur deux pages en vis-à-vis, un motif récurrent à peu de cases de distance. Ainsi le lecteur se fait la remarque que telle case répond à un autre moment, ou que Chris Ware s'amuse bien avec le motif géométrique du cercle, pouvant aussi bien devenir le symbole d'une fleur que du sein d'une femme. La dernière partie, celle inédite, s'attache à la maîtresse de Rusty Brown. La tonalité du récit change imperceptiblement et il faut un peu de temps au lecteur pour comprendre en quoi. Cette institutrice a choisi une vie solitaire : rien n'indique qu'elle lui a été imposée, ni par son éducation, ni par les circonstances de sa vie. C'est un choix positif, alors que les précédents personnages souffrent de solitude, même quand ils ont une vie de famille normale. Visuellement, Joanne ne semble avoir qu'une seule expression : un visage impassible, et souvent compréhensif pour tous ses interlocuteurs. Elle se rend à l'église, elle est croyante, et elle joue du banjo (comme Chris Ware lui-même). Elle est en butte à un racisme sous-jacent, non-agressif mais humiliant. Certains individus blancs s'adressent à elle comme si elle avait une intelligence limitée, celle d'un enfant, malgré son statut d'institutrice. Elle est à la fois bien intégrée dans la société, et à la fois une personne irrémédiablement différente. le lecteur fait le rapprochement avec le fait que Rusty est roux, ce qui le différencie aussi, mais d'une autre manière, des autres. Son père est également roux. Jason se retrouve également un peu à l'écart du fait de la fortune de ses parents. Malgré son impassibilité apparente et son altruisme naturel (ou peut-être cultivé), Joanne n'est pas une sainte et connaît aussi des moments de déprime ou peut être excédée par certaines situations qu'elle vit comme des injustices. Elle reste un personnage positif et admirable tout du long… et pourtant quelque chose semble clocher, ou manquer pour faire sens. Cette pièce manquante arrive en fin de tome et est un crève-coeur. Puis, le lecteur tourne la dernière page et découvre un mot s'étalant sur la double page : entracte. Cela annonce-t-il un deuxième tome ? Ce n'est qu'une bande dessinée avec des dessins bien faits dans des cases bien délimitées avec une sensation de rigueur géométrique, qui raconte la vie de quatre personnes pour la première partie, d'un homme sur une journée pour la seconde sur plusieurs décennies, pour la troisième d'un autre homme de sa naissance à sa mort, et pour la dernière d'une femme de son enfance à quarante ou cinquante ans. Ce n'est que la vie banale de personnages de papier. Une fois qu'il s'est accoutumé à la narration en petites cases, le lecteur se retrouve ému par ces individus si particuliers dans ce coin précis du Nebraska, et pourtant éprouvant des sensations si identiques aux siennes. Il n'y a aucun mélodrame appuyé ou savamment épicé, mais plutôt une honnêteté franche avec une sensibilité aiguisée, et l'expérience de ce qui fait tout le drame de la vie humaine. Qu'il soit sensible ou non à l'extraordinaire habileté de la narration visuelle, le lecteur ressent ces récits poignants dans son âme, des êtres identiques à lui, alors que la société dans laquelle ils vivent semble incapables de créer les conditions nécessaires pour que chacun en ait conscience. En fonction de son propre parcours de vie, le lecteur reconnaît des états d'esprit par lesquels il a pu passer, des réflexions qu'il a pu se faire, ou se dit que telle façon de voir les choses est originale, qu'il n'y aurait pas pensé comme ça, mais que ça reflète bien ce qu'il a ressenti. Il lui suffit pour ça de penser à l'intensité des premières fois et à l'empreinte durable qu'elles laissent Ces personnages de papier, pathétiques perdus dans un petit patelin du Nebraska, sont ses frères en humanité, avec une rare profondeur.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Les Rois vagabonds
Les Rois vagabonds

Sans abri - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre série. Il regroupe les 6 épisodes initialement parus en 1988, publiés par Kitchen Sink Press. Le scénario est de Jim Vance et les dessins de Dan Burr. Ce récit est en noir & blanc ; il bénéficie d'une introduction de 3 pages écrite par Alan Moore. Le récit commence en 1932, alors que Freddie Bloch a 12 ans. Il vit avec son père et son grand frère Albert. Il va une fois par semaine au cinéma, avec l'argent qu'il a pu récupérer en ramenant des bouteilles vides en verre. Incapable de gagner assez d'argent pour nourrir ses enfants, le père décide de partir pour une grande ville afin de trouver du travail. Suite à une altercation, Albert est arrêté. Freddie décide de s'enfuir. Au bord d'une voie de chemin de fer, il repère un groupe de vagabonds. Sam, l'un d'entre eux, le prend sous sa protection, et le fait monter dans un wagon de marchandise vide, pour aller ailleurs. Sam se déclare être le roi d'Espagne, en voyage incognito, un roi déguisé. Dans l'introduction, Alan Moore souligne à quel point ce roman graphique sort des sentiers battus. Les auteurs s'attachent aux pérégrinations d'un jeune garçon attaché aux errements d'un vagabond dans l'Amérique de la Grande Dépression. Ils évoquent la vie quotidienne des pauvres, sans espoir de succès à l'américaine. Sur la quatrième de couverture, le lecteur découvre également des citations d'Art Spiegelman et Neil Gaiman, évoquant la sensibilité et la justesse de la narration. Neil Gaiman estime que "Kings in disguise" a eu une importance similaire à celles de Maus, Watchmen, et "Love and Rockets", dans la maturation des romans graphiques américains. Quand le lecteur prend contact pour la première fois avec ce récit, il est un peu rebuté par les dessins. Dan Burr représente le sol d'une façon un peu maladroite, à la fois générique (qu'il s'agisse d'une rue, d'un salon, ou d'un champ), avec une profondeur de champ un peu artificielle et gauche. Il faut donc un petit temps d'adaptation pour accepter que cette reconstitution historique manque parfois de densité. D'un autre côté, les personnages ont tous une forte présence dans les cases. Burr sait leur fournir des vêtements réalistes qui s'abîment au fur et à mesure du temps qui passe. Le lecteur constate de ses yeux que Freddie et Sam portent les mêmes vêtements jour après jour. Malgré l'impression parfois un peu hésitante de certains décors, le lecteur voyage avec les vagabonds et dispose de suffisamment d'éléments visuels pour constater la précarité dans laquelle ils vivent. Le récit commence à Marian en Californie, une ville de moyenne importance. Par la suite, Freddie et Sam vont poser leurs affaires dans des champs, dans un asile à Détroit, dans un terrain avec quelques arbres. Les dessins de Dan Burr montrent avec éloquence la fragilité de l'être humain dans ces environnements précaires et inhospitaliers. Au fil des pages, le lecteur s'accommode également des expressions de visages plus ou moins juste, et il apprécie ces dessins un peu rugueux, finalement en phase avec la nature du récit. James Vance raconte cette histoire avec le point de vue de Freddie Bloch qui figure dans toutes les séquences. Au début le lecteur est un peu déconcerté par la maturité de ce garçon dont les réactions manquent d'émotion pour un enfant de cet âge. Là encore, il s'adapte rapidement en y voyant plus l'incarnation d'un individu sans parti pris, découvrant chaque situation avec un œil neuf, chaque rencontre sans a priori. Vance s'est fixé pour objectif d'évoquer les conditions de vie des individus défavorisés de manière naturaliste plutôt que didactique. Il explique dans l'introduction qu'il a longtemps pensé écrire cette histoire sous forme de pièce de théâtre. Cette information revient en mémoire du lecteur lors de la longue scène entre Sam et Freddie dans le wagon à marchandise. Il a l'impression d'assister à une scène de théâtre, plutôt que de lire une bande dessinée. Cette impression s'efface dans les scènes suivantes, alors que les décors et les déplacements prennent plus d'importance. Vance ne donne pas une leçon d'histoire. Il évoque un ou deux événements historiques (comme la manifestation de 1932 contre Ford "Ford hunger march", ou l'apparition du sentiment anti-communiste), à nouveau vécu au niveau de Freddie. Il met le lecteur au niveau de Freddie qui se déplace au gré des humeurs de Sam, ou des nécessités de fuir. Petit à petit, Freddie (et le lecteur) se forme une opinion sur les valeurs sociales et politiques. D'arrêt en arrêt, de rencontre en rencontre, il observe la souffrance des individus, leur dénuement, leur condition de vie proche de la survie. En 1933, lorsque Roosevelt devient président, 24,9% de la population active est au chômage, et deux millions d’Américains sont sans-abri. James Vance dépeint ces situations sans misérabilisme, de manière factuelle. Il montre comment la dépression économique impacte les individus. Il n'y a pas de bons ou de méchants, pas de caricature simpliste de la police, pas d'entraide systématique entre les vagabonds. Vance montre comment certains d'entre eux essayent de profiter d'autres tout aussi démunis dans un rapport prédateur / proie. De page en page, le lecteur oublie les aspects mal dégrossis de la narration pour envisager cette condition sociale. Vance et Burr ne gomment pas les aspects sordides, tels que l'absence de soin. À la fin du récit, le lecteur a compris ce qui a pu marquer des auteurs aussi renommés qu'Art Spiegelman, Alan Moore ou Neil Gaiman, dans ce récit. À une époque (1988) où la production de comics était quasi exclusivement composée de superhéros, "Kings in disguise" a constitué la preuve que les comics pouvaient servir de support pour parler de la réalité, de l'Histoire, d'une dimension politique, de manière vivante, à destination d'adultes. En 2013, James Vance et Dan Burr ont adapté la pièce de théâtre de Vance en comics : Dans les cordes qui raconte la suite des tribulations de Freddie, en 1937.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série 25 images de la passion d'un homme
25 images de la passion d'un homme

Les images se succèdent comme des coups de poing. - Ce tome contient les vingt-cinq images formant une histoire complète, parue pour la première fois en 1918. Ce récit dépourvu de mot a été réalisé par Frans Masereel (1889-1972), sous forme d'une série de bois gravés. Ce créateur était un artiste engagé, humaniste, libertaire, pacifiste et antimilitariste. Cet ouvrage commence par une préface de deux pages, écrite par Thomas Ott, un auteur suisse de bande dessinée. Après l'histoire, se trouvent une postface de Martin de Halleux évoquant la conservation de ces vingt-cinq blocs de bois gravés, et leur redécouverte, intacts, en 1999, puis un commentaire de sept pages, écrit par Samuel Dégardin, contextualisant l'oeuvre, co-auteur de l'ouvrage Frans Masereel : L'empreinte du monde (2018) avec Joris van Parys. Vient ensuite le récit Passion Moderne (1918), composé de neuf dessins réalisés à l'encre avec un pinceau. le tome se termine avec une biographie en quatre pages. Un. Dans une pièce plongée dans l'obscurité, une femme appuie son dos sur la table en bois derrière elle. Il n'y a que deux chaises vides de l'autre côté de la table. Cette femme se tient le ventre, prise par les douleurs des contractions. Elle va enfanter là, sans aucune aide, sans aucun soin. Deux. le bébé est âgé de quelques semaines à peine. La femme le tient dans ses bras. Elle vient de sortir de son logement, dans la rue, houspillé par les propriétaires qui la mettent dehors. Sur le perron d'à côté, les voisins regardent la scène, sans intervenir, sans proposer leur aide. Il n'y a pas de père. La jeune mère se retrouve à la rue. Sans ressource. Trois. À l'abri des regards, derrière une palissade de bois, dans un terrain vague, elle donne le sein à son enfant, sans logement, sans rien d'autre en sa possession que ses vêtements. Quatre. Les années ont passé : ce fils est encore un jeune garçon, toujours dans le dénuement. Il est vêtu pauvrement et se tient là debout dans un terrain vague, immobile. Une demi-douzaine d'enfants qui viennent de sortir de l'école se sont attroupés autour de lui. Ils portent tous leur uniforme et tiennent leur cartable. L'un d'eux s'amuse à uriner sur le pauvre garçon, les autres riant autour. Un peu plus loin, sur le trottoir, le long d'un mur aveugle d'usine, sa mère est en train de négocier le prix d'une passe avec un ouvrier. Cinq. le garçon a maintenant une dizaine d'années. Sa mère l'a quitté. Il est employé dans un atelier de fabrication de cercueils. Il porte des charges lourdes pour son âge, travaillant sous la surveillance de adultes masculins qui ne lui portent aucune affection. Six. Il est maintenant un jeune adolescent et son employeur le renvoie : il le rejette littéralement à la rue avec un grand coup de pied dans le derrière. Un peu plus loin dans la rue, une femme est en train de chasser un chien de chez elle, à grands coups de balai. Encore un peu plus loin, un homme titube sur le trottoir, ivre, perdant l'équilibre à force de gesticulations. Sept. le jeune adolescent se retrouve à la rue, dans l'indifférence totale de la foule et de la circulation. Il y a plusieurs possibilités pour envisager cette oeuvre. Pour commencer elle a été réalisée par un artiste consacré. La consultation d'une encyclopédie en ligne permet d'en apprendre plus : professeur à Sarrebruck de 1947 à 1951, exposition en 1948, créations de décors et de costumes pour des pièces de théâtre, prix d'art graphique à la biennale de Venise en 1951, travail et exposition en commun avec Pablo Picasso entre 1952 et 1954, nommé membre de l'Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique. En outre, cette histoire sans parole a été réalisée sur des blocs de bois, par xylographie. C'est la première à être publiée et diffusée comme un roman, d'autres suivront Mon livre d'heures (1919, 167 bois), le soleil (1919, 63 bois), Idée sa naissance sa vie sa mort (1920, 83 bois), Histoire sans paroles (1920, 60 bois), La ville (1926, 100 bois), etc. Il est également renommé en tant que peintre. Cette postérité peut influencer le lecteur dans sa manière de considérer cette oeuvre, en la parant d'une forme de légitimité a priori. Sa biographie le présente également comme un artiste engagé : participation à la revue de la Jeunesse communiste allemande, compagnon de route du parti communiste, pacifiste. le lecteur en prend vite conscience dès les premières planches de cette passion dans laquelle un homme est destiné à vivre une vie de souffrances, une passion qui évoque celle du Christ. Le titre annonçant la brièveté du récit, le lecteur anticipe la rapidité du récit. Dans le même temps, il a peut-être idée que cet artiste a influencé américain Lynd Ward (1905-1985, L'éclaireur) et qu'il a été cité par Clifford Harper, Will Eisner (1917-2005), Eric Drooker et Art Spiegelman. de fait la lecture s'avère très facile et effectivement très rapide. Les dessins se comprennent au premier coup d'oeil, ainsi que ce qu'ils racontent. le lecteur n'éprouve aucune difficulté à expliciter mentalement l'enchaînement d'une page à l'autre, quelle que soit la durée de l'ellipse temporelle entre les deux. Conscient de la technique de xylographie utilisée, il comprend que cela aboutit à l'apparence qui peut être considérée fruste des images, mais cela n'obère en rien leur expressivité. Il peut commencer à les considérer une par une, comme des compositions épatantes par leur concision et en même temps tout ce qu'elles racontent. Avec la première, il capte tout de suite le dénuement dans lequel vit la jeune femme, son accouchement imminent, la douleur des contractions. Dans la seconde, il ressent un sentiment d'injustice profond en voyant qu'elle se retrouve à la rue, tout en projetant par automatisme la motivation purement économique du propriétaire. L'éditeur a repris la dix-septième planche pour en faire la couverture de l'ouvrage. le lecteur a bien conscience du stade de la vie auquel est arrivé le protagoniste, maintenant un jeune adulte. Il n'y a aucun doute possible sur le fait qu'il est en train de réfléchir en se promenant dans les bois, à sa condition dans la vie, à la direction qu'il souhaite lui faire prendre. Le fort contraste du noir & blanc, ainsi que l'absence de mot peut amener le lecteur à rapprocher ce mode de narration de celui de Frank Miller dans Sin City, en particulier pour l'histoire Silent Night, elle aussi sans parole, elle aussi racontée par une succession de dessins en pleine page, en noir & blanc avec un fort contraste. Rétrospectivement, il devient très troublant de se dire que Frans Masereel (mêmes initiales FM) avait déjà réalisé un récit aussi ambitieux en 1918. le noir & blanc permet également quelques effets expressionnistes, à la fois pour la pression sociétale qui pèse sur cet homme, à la fois pour son ressenti qui pare son entourage de noirceur. le lecteur se retrouve fort impressionné à chaque passage d'une page à l'autre : le créateur maîtrise l'art de l'ellipse à un niveau expert. L'oeuvre tient la promesse du titre : une vie en vingt-cinq images, de sa naissance à sa mort, avec un esprit de concision pénétrante encore plus saisissant que celui de Gilbert Hernandez dans Julio's day (2013) où il racontait la vie d'un homme, également de sa naissance à sa mort à l'âge de cent ans, en cent pages. L'ambition de l'auteur va au-delà de montrer la vie d'un prolétaire, d'un ouvrier exploité jusqu'à la mort. Chaque page apporte une information sur la condition sociale du protagoniste, sur sa pauvreté. le lecteur suit donc une vie qui se déroule dans un climat économique très précis, avec des marqueurs et des conséquences bien visibles. En outre, le protagoniste ne se contente pas de subir : il décide de se rebeller contre cet ordre établi inique, et d'entraîner avec lui des camarades. L'histoire raconte également un éveil politique et militant. Une fois l'histoire terminée, le lecteur se lance dans l'analyse qu'en propose Samuel Dégardin comprenant trois parties : Grève et paix, Passion, Révélation. Il commence par raconter une grève ouvrière en 1917 dans une usine d'armement de Firminy, près de Saint-Étienne. Il explique ensuite que Frans Masereel a suivi de près ces grèves qui ont fait trembler les industriels ligériens et leurs bénéfices. En seulement vingt-cinq images, l'auteur raconte la vie d'un homme, fait apparaître les conditions de vie du prolétariat à cette époque, et montre un homme prendre conscience de cette inégalité systémique économique et se révolter contre cette exploitation où les ouvriers donnent littéralement leur vie au profit des propriétaires des moyens de production. À la fin, le lecteur ne se pose plus la question de savoir s'il s'agit ou non d'une bande dessinée. Au fur et à mesure de la création d'oeuvres expérimentales dans ce mode d'expression, il devient de plus en plus difficile de le définir par des caractéristiques précises. En outre, cette question apparaît dénuée d'intérêt : peu importe de savoir si une succession d'images, à raison d'une par page, est plus une collection d'illustrations ou une narration séquentielle. le fait est que certaines expérimentations de bédéistes de la fin du vingtième siècle ou du début du vingt-et-unième reprennent exactement cette forme, et que Frans Masereel se montre un conteur remarquable, avec une réelle ambition, et un point de vue d'auteur. Peu importe la brièveté de l'oeuvre : l'histoire émeut le lecteur et lui présente une réflexion sur l'exploitation de l'être humain par l'être humain dans un système capitaliste, avec une acuité aussi moderne que toujours aussi pertinente.

13/04/2024 (modifier)