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Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Kent State, quatre morts dans l'Ohio
Kent State, quatre morts dans l'Ohio

La jeunesse fait bouger les choses. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, parue d'un seul tenant, sans prépublication. La première édition de cette bande dessinée date de 2020. Elle a été réalisée par Derf Backderf. Elle est en noir & blanc. Une introduction de 4 lignes explicite l'intention de l'auteur : une re-création, sur la base de recherches documentées, et de témoignages directs. Suivent deux cartes : celle du campus universitaire, et celle de du centre-ville permettant de localiser les appartements de plusieurs étudiants. Le tome se termine avec 26 pages de notes, expliquant les sources de chaque fait. La toute dernière page revient au format bande dessinée, et laisse le mot de la fin (atterrant de cynisme) à Richard Nixon (1913-1994). À Richfield dans l'Ohio, le jeudi 30 avril 1970, la mère de Derf le conduit à un rendez-vous médical en voiture. Ils passent devant une rangée de soldats de la Gare Nationale de chaque côté de la chaussée, baïonnette pointée vers le ciel, pour assurer la sécurité des usagers de la route. Un peu en retrait, un groupe de routiers est en grève, et l'état craint des débordements. Le sergent ordonne à ses hommes de se tenir prêts. Plusieurs chauffeurs s'avancent vers eux et jettent des objets divers, comme des bouteilles vides, des tuyaux, des briques. Le soir même, le trente-septième président des États-Unis s'adresse au peuple dans un message télévisé : le père de Derf comprend qu'il annonce son intention d'envahir le Cambodge, et il se dit que dès le lendemain les étudiants de tous les campus du pays vont manifester. Vendredi premier mai 1970, sur le campus de l'université de Kent State, un étudiant fait résonner la cloche installée sur la grande pelouse, et il s'adresse aux étudiants présents avec un micro. Il annonce la formation d'une association qui déclare l'invasion du Cambodge comme étant anticonstitutionnelle. Il enterre un livret de la constitution pour marquer les esprits, et il annonce une marche d'opposition pour le lundi 4 mai. Quelques étudiants applaudissent mollement. Parmi les étudiants vaguement concernés, voire pas du tout : Bill Shroeder, 19 ans, et son ami : ils discutent de la probabilité de cette invasion, et des études de Bill qui veut devenir psychologue militaire, et qui suit une formation de soldat volontaire en parallèle de ses études, appelée ROTC (Junior Reserve Officers' Training Corps) en espérant apporter une vraie contribution, ne pas être que juste un officier de plus. Un peu plus loin sur la pelouse, Terry Norman (2 ans) est de train de prendre des photographies. Il est pris à parti par un autre étudiant, interpelé par son attitude peu naturelle, et qui pense qu'il est un agent de la brigade des stupéfiants. Un peu plus loin, assis sur la pelouse, Alison Krause (19 ans) lit le journal à son copain Barry Levine (19 ans) : les gardes nationaux et les étudiants de du campus d'Ohio State se sont affrontés dans des échauffourées pour la deuxième journée. Bilan : 300 étudiants arrêtés. L'université de l'état de Kent a été implantée dans une zone campagnarde en 1910. En 1970, c'était la vingt-quatrième plus grande université publique des États-Unis. En 1955, elle comptait 6.000 étudiants ; 21.000 en 1970, à 85% originaire de l'état d'Ohio. Elle est située à 61km au sud de Cleveland, et à 22,5km à l'est d'Akron. Elle est passée de 29 bâtiments en 1963, à 97 en 1970. Elle dispense des formations en commerce, journalisme, psychologie et arts, jugées de bonne qualité. Après la biographie d'un tueur en série Mon ami Dahmer (2012) et un reportage sur le métier d'éboueur Trashed (2015), Derf Backderf réalise une reconstitution d'un événement qui a marqué l'esprit collectif des américains. Lors de la fusillade de l'université d'État de Kent, le 04 mai 1970, la Garde nationale a tiré à 67 reprises en 13 secondes sur des étudiants manifestant de manière pacifique. Cette tragédie a entraîné une grève et des manifestations de quatre millions d'étudiants, contribuant de manière significative à faire évoluer l'opinion publique américaine lambda sur la présence militaire des États-Unis au Viêt Nam. Il est donc vraisemblable que le lecteur américain ait déjà une connaissance superficielle des événements et un sens de leur importance dans l'histoire de leur pays, ce qui n'est pas forcément le cas d'un lecteur européen. La brève introduction indique que l'auteur se livre à un exercice de reconstitution fortement documenté, s'appuyant sur les déclarations de personnes ayant vécu les événements. Régulièrement il utilise une disposition s'apparentant à un texte avec une illustration pour apporter les informations nécessaires : sur la construction de l'université d'État de Kent et l'insertion des étudiants dans la vie de la ville, sur l'organisation étudiante contestataire SDC (Students for a Democratic Society), sur la loterie de conscription, sur les 5 organisations de police ayant délégation pour intervenir sur le campus (la police du campus, la police du comté, la police de la ville de Kent, le FBI, les agents secrets de l'armée), le service d'entraînement des officiers de réserve, le groupuscule terroriste des Weathermen, les rumeurs et la désinformation sur les mouvements estudiantins, etc. Dans le cadre de cette reconstitution historique, le lecteur accueille avec plaisir ces pages car elles lui ouvrent les yeux sur différentes facettes du contexte de la situation. Il est possible qu'en détaillant la couverture les idiosyncrasies graphiques de l'artiste n'apparaissent pas au lecteur, mais dès la première page, elles sont bien présentes. Il a une façon bien à lui de représenter les visages : un tout petit peu trop gros par rapport au reste du corps, avec des expressions parfois exagérées, et d'autres fois très subtiles et très justes. Les chevelures semblent un peu figées, comme une perruque un peu raide. Les corps des personnages semblent parfois un peu faussés, comme si une proportion n'était pas juste, par exemple un avant-bras un peu trop long. Une fois passée l'éventuelle période d'adaptation ces caractéristiques visuelles prononcées, le lecteur se rend compte qu'il n'y prête plus attention, qu'elles ne font aucunement obstacle à son plaisir de lecture. Derf Backderf ne récite pas une leçon d'histoire, ne fait pas du journalisme, ne donne pas un cours magistral. Le lecteur voit évoluer devant lui de vrais personnages dont les vies s'entrecroisent naturellement. Il s'agit bien d'une bande dessinée, et il est visible que le dessinateur en a soigné la reconstitution pour une véracité maximale. Le lecteur peut s'amuser à regarder les pages sous l'angle des tenues vestimentaires pour se faire une idée de la mode de l'époque. Il est probable que l'habitant de la ville de Kent jouera à reconnaître les lieux, la cohérence de leur disposition spatiale étant assurée par les schémas mis en préambule. Le lecteur peut aussi s'attarder sur les uniformes militaires et les armes employées. Le mode narratif qui prend le dessus est celui de la chronique quotidienne, portée par la vie de plusieurs individus qui se croisent au gré des événements. Chaque séquence est découpée en cases en fonction de sa nature, avec un passage de temps variable entre elles, de très court pour la description d'une action, à plus conséquent quand le récit passe d'une journée à une autre. Les scènes sont variées, allant de la préparation d'un repas à une avancée de la Garde nationale avec usage de bombes lacrymogènes, en passant par des soirées entre étudiants. Conscient de la nature du récit, l'horizon d'attente du lecteur est de comprendre ce qui s'est passé : le déroulement chronologique des événements, le contexte social, politique et culturel. Tous ces éléments sont présents de manière claire, soit dispensés par bribes au cours des conversations, soit exposés le temps d'une page d'une ou plusieurs cases sous la forme de texte avec des illustrations. S'il connaît l'auteur, le lecteur sait quelle est sa sensibilité politique, et cela se voit un peu dans la manière de présenter les choses. Néanmoins, il n'a pas l'impression de lire un récit à charge uniquement dans l'accusation et la dénonciation. Certes les étudiants ont le beau rôle et les adultes sont au pire des réactionnaires incompétents, au moins pire des parents inquiets pour leur progéniture. Les étudiants sont des personnes avec une conscience politique, certains plus bûcheurs, d'autres plus dans l'action politique, mais sans aucun rapport avec une quelconque activité de type terroriste, même de loin. Bien sûr, il n'y a pas de suspense quant à l'issue du récit puisqu'il s'agit de faits historiques. Son intérêt réside donc dans la reconstitution elle-même : la vie des étudiants, la façon dont l'état gère des mouvements de contestation, de remise en cause d'une politique, de remise en cause d'une autorité. D'un côté, il est facile d'y voir une forme de rébellion adolescente ou de la jeunesse, une phase de développement personnelle qui trouve écho dans un comportement de groupe, avec une forme d'inconscience quant aux risques bien réels encourus. D'un autre côté, l'histoire a entériné que ces mouvements de protestation d'étudiants ont eu pour effet de faire bouger l'opinion publique, que la jeunesse refuse d'accepter d'être complice des exactions des générations précédentes, qu'elle se bat pour des valeurs admirables, même si un peu intéressé pour éviter d'être appelé et de devoir partir au Vietnam. Avec cet ouvrage, Derf Backderf réalise une reconstitution historique d'un événement clef dans l'histoire des États-Unis, avec un naturel et une fluidité extraordinaire. Sa narration visuelle n'a l'air de rien et elle se fait rapidement oublier devenant comme allant de soi, tandis que les individus se comportent de manière naturelle, existant avec leur personnalité, tout en apportant les informations nécessaires pour comprendre ce qui passe, et aussi apporter le recul nécessaire.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Pulp
Pulp

Auteur âgé de comics - Ce tome contient une histoire complète publiée pour la première fois en 2020, sans prépublication en mensuel. Elle a été réalisée par Ed Brubaker (scénario), Sean Phillips (dessins et encrage) et Jacob Phillips (couleurs). Elle comprend 67 planches de bande dessinée. Il s'agit d'une histoire indépendante de la série Cirminal, et qui ne nécessite aucune lecture préalable. Max Winters ne sait pas trop par où commencer son récit alors qu'il vient de frôler la mort pour la troisième fois de sa vie. À New York, février 1939 correspond à son temps présent. Il évoque un de ses récits mettant en scène deux cowboys Red River Kid et Heck Randall, deux hors-la-loi. Le Kid se retrouve au milieu de la grande rue d'une petite ville du Far-West, pour un duel au soleil. Il réagit juste au bon moment et dégaine tuant son adversaire. Puis il s'enfuit à cheval avec Randall, juste avant l'arrivée des détectives de l'agence Pinkerton. Ils se dirigent vers le Mexique, en se demandant s'ils ne pourraient pas s'y mettre au vert pour essayer de changer de vie, et espérer de vivre vieux. Mort, le responsable éditorial, achève sa lecture de la nouvelle écrite par Winters et lui indique qu'il l'accepte, sous réserve qu'il en change la fin. Jamais les personnages du magazine Six Gun Western ne doivent envisager une évolution de leur vie : ils doivent rester les mêmes, aventures après aventure, car c'est ce qu'attendent les lecteurs. Winters objecte que Robert E. Howard avait fait vieillir Conan et qu'il lui écrivait des aventures à la fois en tant que jeune aventurier, et à la fois en tant que roi plus âgé. Mort lui répète qu'il est hors de question de dévier de la formule et lui remet un paiement de 120 dollars en billets, en lui expliquant que le prix au mot a baissé parce qu'il y a trop de concurrence et que la circulation du magazine a baissé. Winter tente de protester en indiquant qu'il ne voit pas pourquoi il devrait subir les conséquences d'un accroissement de la concurrence pour l'éditeur, mais Mort lui rétorque qu'il a encore de la chance d'avoir du boulot à son âge. En rentrant chez lui, Winters marche vers la station de métro en pensant qu'il a du mal à supporter que Mort lui explique la vie, que ça le met bien en rogne de se faire ainsi flouer par un éditeur imbu de lui-même. Une fois sur le quai du métro, il voit un jeune homme juif se faire houspiller par deux gugusses costauds et bien blonds se moquant de ses papillotes. Winters avance pour s'interposer. Les deux gugusses le rouent de coup, et il tombe à terre faisant une crise cardiaque. Le plus agressif en profite, se baisse et lui fait les poches, lui dérobant ses 120 dollars. Winters perd conscience. Il se rappelle l'année 1892, la première fois où il a failli mourir. Il travaillait avec son père et son frère, au ranch à réparer une barrière. Ils avaient été pris dans une guerre de ranch et leur maison a été incendié, les obligeant à fuir à cheval. Il avait été blessé au dos et soigné par un médecin de campagne qui avait retiré la balle de manière archaïque. Un mois plus tard, son frère Spike et lui s'étaient vengé en abattant les incendiaires, et sa vie n'avait plus jamais été la même. D'un côté, Brubaker & Phillips ont relancé leur série Criminal en 2019, de l'autre, ils ont commencé à produire des récits complets publiés, sans prépublication mensuelle. Le présent récit fait partie de la deuxième catégorie. La couverture annonce un récit de genre de type Western. Passé la première séquence, le lecteur comprend qu'essentiellement le Western correspond aux nouvelles écrites par Max Winters et publiées dans des magazines imprimés sur du papier bon marché, des pulps. Ce type de magazine a été publié de 1896 à la fin des années 1950, et est passé à la postérité grâce à des personnages emblématiques comme Conan, The Shadow, Doc Savage et bien d'autres. Il y a une deuxième forme de Western qui correspond cette fois-ci aux souvenirs de Max Winters, à sa vie d'avant son installation à New York et sa carrière d'écrivain. C'est un homme d'une cinquantaine, peut-être une soixantaine d'années : c'est apparent dans les rides de son visage, dans son maintien un peu raide, dans sa tenue vestimentaire un peu stricte, et bien sûr dans sa moustache blanche. L'artiste en fait un individu au visage fermé, assez dur, ne se détendant que lorsqu'il est chez lui avec son épouse Rosa. Le ton de la narration visuelle est également assez sec et factuel. Sean Phillips impressionne toujours autant le lecteur : ses dessins ont une apparence un peu fruste, avec des traits irréguliers donnant une sensation de contours rugueux, et pourtant le niveau de détails est élevé et les représentations sont précises. Il recrée les environnements avec une réelle conviction : les vêtements des cowboys, les constructions en bois, les chevaux et leur harnachement, une diligence. Le lecteur voit les conventions qu'il associe au genre Western, à la fois des stéréotypes, à la fois assez consistantes pour être plausibles. Jacob Phillips utilise une mise en couleurs très spécifique pour ces passages Western, une couleur jaune orangé avec des teintes violettes, et des aplats de rouge pour la chemise de Red River Kid, sans respecter les limites des contours avec un trait encré, comme s'il y avait un filtre appliqué, une sorte de brouillard pour bien marquer qu'il s'agit d'une fiction, d'un récit écrit par Max Winters. L'artiste se montre tout aussi précis dans les scènes au présent du récit avec des reconstitutions de grande qualité : les meubles et les accessoires dans le bureau du responsable éditorial Mort, les tenues des passants sur les trottoirs, la station de métro, le petit appartement de Rosa et Max, le hall du cinéma, etc. Jacob Phillips change son mode de mise en couleurs : le lecteur n'a plus l'impression qu'il applique un filtre orangée vieilli. Il applique des couleurs dans les formes délimitées, avec une approche naturaliste. Toutefois, s'il y prête attention, le lecteur constate qu'il joue très discrètement sur les tons pour développer une ambiance lumineuse, un peu terne pour rendre compte de la faible luminosité hivernale, un peu plus vive quand la scène se déroule en intérieur sous une lumière artificielle. Il se montre tout aussi discret pour aller vers des couleurs un peu moins ternes quand Max Winters interagit avec Jeremiah Goldman, un ancien employé de l'Agence nationale de détectives Pinkerton, comme s'il aidait Winters à vivre dans une réalité plus précise. Le lecteur peut très bien ne pas analyser cette mise en couleurs et juste ressentir ses effets qui participent à la narration, qui apporte des éléments supplémentaires d'une manière parfois très subtile. Une fois passée la surprise de découvrir que le récit Western est en fait une fiction (dans la fiction) écrite par Max Winters, le lecteur se rend compte qu'il retrouve les éléments récurrents des récits de ces auteurs : une évocation du monde de l'écriture, une sorte d'attaque à main armée. Bien sûr, la situation professionnelle de Max Winters fait écho à celle des auteurs qui écrivaient pour les pulps, la puissance évocatrice de leurs écrits, leurs personnages plus grands que nature, les contraintes imposées par le mode d'édition (en particulier s'en tenir à une formule, sans pouvoir faire évoluer un personnage), le fait que les auteurs n'étaient pas propriétaires des personnages. S'il est un amateur de comics de superhéros, le lecteur y voit un écho de la situation présente des auteurs travaillant pour DC et Marvel, ainsi qu'une filiation historique dans ce mode de production avec des contrats de main d'œuvre pour les auteurs produisant à la chaîne, et susceptibles d'être remplacés par des auteurs moins chers du jour au lendemain. Il voit que Max Winters vivote avec ses revenus de misère et comprend qu'il est à la recherche d'une solution pour se constituer un petit pécule, une assurance pour ses vieux jours en cas de coup dur. Il repère également les deux références historiques majeures : la grande dépression (1929-1939) aux États-Unis, et la Fédération germano-américaine (Nazi Bund) crée en 1936. Il sait que les auteurs ont pris l'habitude de faire reposer la tension dramatique de leur récit sur un casse ou un acte criminel caractérisé il découvre ce qu'il en est pour ce récit : nature du vol, déroulement, réussite ou non. Il sourit en voyant que pour le perpétrer Max Winters se met un foulard rouge devant la bouche tout en conservant son chapeau, évoquant fortement The Shadow, mais sans le rire démoniaque, ni les Uzis. Il ne s'attend pas forcément à la suite de ce qui arrive à Max Winters. Pourtant les auteurs ont bien placé toutes les pièces du récit devant les yeux du lecteur. Il s'agit bien d'un roman noir, exécuté avec habileté et élégance, sans romantisme. Les récits de Sean Phillips & Ed Brubaker se suivent et se ressemblent : personnage désabusé, pas forcément gâté par la vie, embringué plus ou moins consentant dans une opération criminelle de petite envergure. L'art de Sean Phillips est devenu totalement invisible, intégré à la narration, et pourtant épatant si le lecteur souhaite prendre le temps de s'arrêter sur une case pour mieux voir ce qui paraît si évident, si naturel. Au départ, il peut émettre des réserves sur le travail de Jacob Phillips, un peu imprécis, jusqu'à ce qu'il découvre la fin du récit et prenne la mesure de ce qu'a accompli cette mise en couleurs. Le scénariste raconte l'équivalent d'un roman noir avec légèreté et naturel, Max Winters étant désabusé, mais pas abattu, ne se voyant pas comme une victime. Une fois le récit terminé, le lecteur se rend compte qu'il envisage différemment le personnage principal, qu'il a eu une vie avant d'être auteur de western, que l'histoire était plus dure et plus impitoyable que ce qu'il avait envisagé, un roman très noir.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Mes héros ont toujours été des junkies
Mes héros ont toujours été des junkies

Des idoles au pied d'argile - Ce tome contient une histoire complète (quasi) indépendante de toute autre, qui ne nécessite pas de connaissance préalable d'une autre série. Cette histoire est parue en 2018, directement sous la forme d'un récit complet, sans prépublication. Le scénario est d'Ed Brubaker, les dessins et l'encrage de Sean Phillips, et la mise en couleurs a été réalisée par Jacob Phillips. Cette bande dessinée compte 66 pages. Quelque part sur une plage de Californie, proche de Santa Teresa (non loin de San Jose), Ellie a enlevé ses chaussures, et se tient les pieds dans l'eau. Une femme âgée approche en promenant son chien, lui faisant observer la beauté du paysage. Ellie lui adresse la parole et lui parle d'une chanson de Vic Chesnutt (1964-2009) évoquant un jeune homme nageant dans la mer et s'étant éloigné plus loin qu'il ne pensait, non pas en train d'agiter les bras pour faire signe, mais en train de se noyer. La dame se demande si Ellie va bien. Quelques jours auparavant, Ellie était admise dans un établissement de soin spécialisé dans les cures de désintoxication, un centre de réhabilitation pour drogués. Elle participait à une séance de groupe, sous la houlette de Mitch, où la parole était monopolisée par Todd. Ce dernier racontait une histoire incroyable au cours de laquelle il s'était retrouvé dans un squat pour acheter sa dose, alors qu'un rival était survenu et avait ouvert le feu. Il avait dû se cacher sous un cadavre. Elle sait pertinemment qu'il ment et que tout est inventé. La veille au soir, Ellie s'était introduite dans le bureau des soignants et avait consulté le dossier des patients de son groupe. Elle y avait découvert que Mitch avait en fait dépensé l'argent de son ménage dans des clubs de striptease et qu'il s'était fait passer pour un drogué auprès de son épouse pour ne pas à avoir à avouer la vérité. C'est ensuite au tour de Lois de prendre la parole pour évoquer sa dépendance aux antidouleurs, puis à Ken pour son addiction à la cocaïne. Elle-même a été admise 3 jours auparavant, amenée par un oncle lui ayant bien fait comprendre que c'était sa seule chance. Skip (un charmant jeune homme) intervient pour dire que la confession est un baume apaisant pour l'âme. Mitch indique à Ellie que c'est à son tour de s'exprimer. Elle cite Keith Richards, disant que le pire qu'on puisse dire à propos de l'héroïne donnera toujours envie à quelqu'un d'essayer. Mitch ne comprenant pas très bien où elle veut en venir, elle continue pour indiquer qu'elle n'est pas sûre qu'être abstinent est désirable. Elle cite l'exemple de David Bowie, Brian Wilson, Lou Reed qui ont réalisé leurs meilleurs disques en étant sous produit psychotrope. Mitch lui planifie un rendez-vous particulier avec la docteure Patti. Voilà une production de Brubaker & Phillips originale à plus d'un titre. Pour commencer, ils ont choisi de publier cette histoire d'un seul tenant, sans prépublication, ce qui est exceptionnel dans le système de production américain des comics. Ils ont dû estimer que le respect du modèle économique en place n'était pas approprié pour une histoire relativement courte, mais qu'elle méritait une sortie dans un format avec couverture rigide. À la lecture, il apparaît qu'il s'agit d'un récit consistant auquel ce format sied bien. Ensuite, ils n'ont pas choisi de rattacher cette histoire à une de leur série, à part incidemment. Cela signifie que si le lecteur ne connaît pas la série Criminal des mêmes auteurs, le récit ne perd rien en cohérence pour lui. S'il connaît cette série, l'apparition de Leo le temps d'une page n'apporte pas de sens supplémentaire au récit. Enfin, la mise en couleurs n'est pas réalisée par Elizabeth Breitweiser, coloriste attitrée de Sean Pillips depuis plusieurs années. Jacob Phillips ne démérite pas. Dans un premier temps, le lecteur voit bien que la conception de la mise en couleurs diffère des œuvres précédentes de Phillips. Puis il remarque que Jacob Phillips utilise des teintes différentes de celles de la palette de Breitweiser, en particulier du rose en aplat. Il laisse aussi plus de place au blanc de la page. Il réalise une mise en couleurs adulte, sachant doser les aplats, les discrets effets de mouchetis, les débords, et la juxtaposition de 2 nuances d'une même teinte. La mise en couleurs serpente élégamment entre naturalisme et impressionnisme, apportant des saveurs aux formes détourées, sans écraser les traits de contour, sans supplanter les dessins, en harmonie avec eux. Comme à son habitude, Sean Phillips réalise des dessins dans une veine descriptive et réaliste, avec une impression de contours qui auraient mérité d'être un peu peaufinés. Mais en y regardant de plus près, le lecteur est impressionné par la précision des tracés sous une apparence de simplicité et d'évidence. L'artiste pèse chaque élément de chaque case. Les costumes sont choisis avec soin, en fonction du protagoniste, de sa personnalité, de sa position sociale, de son occupation. Le jeu des acteurs donne l'impression d'observer des individus croisés dans la rue, réagissant normalement et sans emphase aux situations dans lesquelles ils se trouvent, à ce qui leur est dit, avec un naturel confondant, tellement évident que le lecteur éprouve la sensation qu'ils sont juste à côté de lui. Il voit la dame sur la plage, réagir à la tension de la laisse du fait des mouvements du chien. Il regarde les participants au groupe de parole, notant leur regard se porter ailleurs alors qu'ils effectuent l'effort de mémoire pour se souvenir de ce qu'ils ont vécu, pour préparer leur prochaine phrase. Il se retrouve fasciné par le langage corporel d'Ellie alors qu'elle initie le jeu de la séduction avec Skip, en notant les tensions perceptibles dans le corps de celui-ci alors qu'il réagit inconsciemment aux signaux émis par Ellie. Il voit toute l'expérience acquise par la docteure dans sa mine désabusée, sa certitude qu'Ellie et Skip ne sauront pas faire preuve d'assez de discipline pour se débarrasser de leurs mauvaises habitudes. S'il n'y fait pas attention, le lecteur n'a même pas conscience de toutes les informations portées par les dessins, tellement ils semblent évidents et faciles. Sean Phillips est tout aussi habile et élégant dans sa manière de représenter les décors. Il sait qu'il peut s'appuyer sur Jacob Phillips pour apporter des informations de texture ou de relief par le biais de la mise en couleurs. Il ajuste donc son degré de détails en fonction des besoins de la scène, avec comme objectif une lisibilité immédiate. Ainsi s'il regarde uniquement les traits encrés dans la scène d'introduction, il n'y a que quelques traits fins et des tâches noires qui ne semblent pas figurer grand-chose. Pourtant le lecteur voit l'eau miroiter, le sable crisser et l'humidité imprégner les rochers. La complémentarité entre couleurs et traits est tellement extraordinaire qu'il est possible de ne pas s'en rendre compte. Du coup le lecteur éprouve l'impression dans chaque scène de se trouver sur les mêmes lieux que les personnages quel que soit le degré de détails. Il peut très bien y avoir une façade représentée de telle sorte à percevoir le volume du porche, des escaliers, du balcon, que de simples traits pour les plis d'un drap, la sensation d'immersion est aussi intense. En outre, alors que le récit repose essentiellement sur les dialogues et la voix intérieure d'Ellie, la narration visuelle reste diverse et variée, à la fois pour les activités des personnages, à la fois pour les différents lieux. Le lecteur a l'impression de lire un roman avec les commentaires d'Ellie, en même qu'il lit les images, tellement la coordination entre scénariste et dessinateur est élevée. À l'opposé de textes et images redondants, le partage entre les deux est si bien pensé que qu'il ne se remarque pas et que les deux s'enrichissent et interagissent avec efficience. Il ne note qu'un seul faux pas : Jean-Paul Sartre se promenant sur les Champs Élysées, au milieu des fiacres, étrange anachronisme. Le lecteur croit immédiatement en l'existence d'Ellie car il perçoit plusieurs aspects de sa personnalité, ses contradictions, ses convictions, ses plaisirs. La narration est ainsi faite qu'elle est en est le centre, en étant à la fois présente dans toutes les séquences, et avec les cartouches de texte portant sa voix intérieure. Même si cette histoire n'est pas inscrite par ses auteurs dans la série Criminal, le titre et le flux de pensée d'Ellie ne laissent pas de place au doute : ses actions la placent du mauvais côté de la loi. Le lecteur se prête au jeu d'interpréter ses phrases, ses actions et ses émotions en supposant qu'il y a anguille sous roche. Même si Ellie ne ressemble pas à une femme fatale, il n'y a pas de doute que la fréquenter nuit gravement à la santé. En outre, elle a acquis la conviction que l'usage de drogues récréatives est de nature à améliorer la vie. Elle s'est bâti toute une mythologie personnelle à partir des musiciens, surtout des chanteurs, ayant créé sous influence, en y ajoutant quelques artistes triés sur le volet comme Jean-Paul Sartre et Vincent van Gogh. Ed Brubaker sait de quoi il parle en matière de musiciens drogués, et a même pu en faire une sélection indicative de la personnalité d'Ellie : Vic Chesnutt (1964-2009), Keith Richards, Billie Holiday, Gram Parsons (1946-1973), Elliott Smith, David Bowie, Lou Reed, Brian Wilson. Il construit ainsi son personnage, indiquant que l'élément déclencheur a été une K7 audio de sa mère, et la confirmation est venue à l'écoute de Billie Holiday at Carnegie Hall (1956). Alors qu'il est entièrement accaparé par l'intrigue (découvrir l'objectif réel d'Ellie), le lecteur apprend des bribes de son enfance et les expériences qui ont façonné sa relation avec les produits psychotropes. Ed Brubaker s'est fixé un défi déraisonnable : parler de l'usage de drogues récréatives au travers d'un personnage ambivalent. Il lui fait même énoncer le risque avec la citation de Keith Richards indiquant qu'il est impossible de parler de drogues sans supprimer son pouvoir de séduction ou de fascination. Même si le récit commence dans un centre de désintoxication, il n'y a pas de jugement moral, pas de leçon de morale. Il n'y a pas non plus de scène de défonce, ou de bad trip, ou encore de sevrage. La dépendance reste en arrière-plan, mais elle n'est pas totalement absente. Ellie et Skip ne sont pas encore à l'étape où toute leur vie est consacrée à atteindre la prochaine dose. Dans le même temps, ces 2 personnages principaux sont dans la fuite, le lecteur ne peut pas les envier. Ils sont consommateurs de drogue pour supporter leur condition, pour vivre des moments plus heureux que ceux que la réalité leur apporte. En outre, en focalisant le récit sur Ellie, Ed Brubaker donne l'image d'une personne uniquement intéressée par elle-même, incapable de se mettre à la place de l'autre. Ed Brubaker & Sean Phillips sont toujours aussi en harmonie entre eux, réalisant une narration qui semble avoir été pensée et mise en œuvre par un unique créateur. L'artiste raconte visuellement l'histoire avec une simplicité et une évidence telles que le lecteur trouve tout naturel et crédible. L'histoire propose une véritable intrigue, avec des personnages complexes et attachants, sans être sympathiques. Au travers de l'histoire personnelle d'Ellie, les auteurs abordent la question de la fascination vis-à-vis de la drogue, de la manière dont un individu peut concevoir ce produit comme étant une source de plaisir désirable, avec une approche psychologique subtile et convaincante. Ils ne cherchent pas à convaincre le lecteur de la dangerosité ou de l'innocuité des produits psychotropes, ni à montrer leurs effets, juste comment un individu peut le voir comme une substance désirable, au-delà de ses effets euphorisants ou psychotropes.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Cet été-là
Cet été-là

Si proche et si loin du monde des adultes - Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est paru d'un seul tenant, sans prépublication, édité par First Second Books, en 2014. Cette histoire est l'œuvre de Mariko Tamaki (scénariste) et Jillian Tamaki (dessins). Il s'agit d'un récit de 317 pages, d'un format plus petit qu'un comics, en bleu foncé (en lieu et place du noir) et blanc, avec des tonalités violettes. Tous les étés, Rose va à Awako Beach, avec ses parent Alice & Evan. Ils louent un chalet d'où l'on peut se rendre à la plage à pied. Rose y retrouve tous les étés Windy de 18 mois sa cadette. Cet été ne déroge pas à la règle. Rose prend plaisir à retrouver sa chambre et se laisser tomber sur le lit. Avec l'autorisation de sa mère, elle prend son vélo pour se rendre au bungalow de Windy où elle salue sa mère Evelyn. Les 2 copines se rendent ensuite à la plage en papotant de la communauté lesbienne où Windy a passé quelques jours avec sa mère, de l'absence de petit copain pour Rose. Puis elles vont acheter des sucreries à la supérette du coin, tenue par un grand adolescent ou un jeune adulte appelé Dunc. Le séjour se déroule au rythme indolent des vacances : se lever tard et rester au lit pour lire, regarder son père préparer le barbecue, aller à la plage, papoter de tout et de rien avec Windy, de la future taille de leurs seins, retourner acheter des trucs à la supérette, y louer des DVD, essentiellement des films d'horreur, regarder Massacre à la tronçonneuse (1974) chez Windy le soir, pendant que sa mère n'est pas là, etc. Mais Rose est une jeune adolescente sensible aux émotions autour d'elle, et curieuse de la conversation des autres. Sans aller jusqu'à espionner, elle entend des bribes de ci de là. Elle ressent le vague à l'âme de sa mère et la frustration que cela engendre chez son père. Avec Windy, elle se moque des jeunes adultes qui se rassemblent pour glander autour de la supérette, tout en comprenant à demi-mots que l'une des jeunes femmes craint d'être tombée enceinte. L'éditeur First Second ne publie pas beaucoup de romans graphiques, mais ils sortent tous de l'ordinaire : Red Handed: The fine art of strange crimes de Matt Kindt, The sculptor de Scott McCloud, The fate of the artist d'Eddie Campbell… Le lecteur sait déjà qu'il aura affaire avec un récit qui sort de l'ordinaire de la production. Ensuite il est réalisé par 2 femmes qui sont cousines, ce qui tranche avec la production industrielle des comics, essentiellement masculine. Enfin il a pour thème une tranche de vie, du point de vue d'une jeune adolescente pendant une période de vacances. Dès les premières pages, le lecteur ressent une empathie pour Rose, jeune fille sympathique, curieuse, normale sans agressivité ou traumatisme particulier. Il apprécie également l'ambiance graphique, très prosaïque, sans affèterie. La première page est déconcertante puisqu'il n'y a que quelques onomatopées, et quelques vagues tâches. La suivante fait tout de suite penser à un manga, une approche graphique de type seinen, avec une pointe de shojo. Effectivement, en page 6, Rose est en train de lire un shojo pendant le trajet en voiture. Contrairement à la plupart des dessinateurs américains, Jillian Tamaki n'applique pas à la lettre les conventions de surface des mangas, mais s'inspire de l'esprit. Elle n'hésite pas à insérer des pages silencieuses, ou à accorder de l'espace sur la page à des petits riens. Elle peut consacrer une double page à Windy en train de danser, une autre aux nuages étirés dans le ciel, une autre au plein soleil. Elle peut aussi consacrer une case à des petits cailloux, une autre à un seau avec des flacons de shampoing flottant sur la mer, une autre à une radio éteinte, etc. Cela s'inspire directement des mangas où les auteurs peuvent s'attarder sur un objet sur lequel se fixe le regard d'un personnage, ou transmettre la sensation qu'il éprouve en entendant le ressac de la mère. Jillian Tamaki utilise ces outils narratifs graphiques à bon escient sans en abuser. À travers eux, le lecteur ressent le rythme plus calme des vacances, où il est possible de prendre le temps, de se laisser surprendre par l'environnement, son calme et ses caractéristiques. Elle n'en abuse pas car ses moments sont intégrés au récit, et ne deviennent pas un automatisme. Les personnages représentés par l'artiste sont banals et communs, sans être fades. Rose est une jeune adolescente, après une poussée de croissance, assez élancée. Windy est plus dodue, pas encore complètement sortie de l'enfance, et effectivement, avec un petit faible pour les sucreries. La mère de Rose est maigre, son père est bien découplé. La grand-mère de Windy vaut le détour pour sa façon d'être sans gêne et gentiment exigeante. Les jeunes adultes autour de la supérette respirent le plaisir de vivre et un cynisme de façade pour tenter de faire avec les réalités de la vie. Sans chichi ni esbroufe, les cases contiennent de nombreux détails qui font exister cet endroit : les aménagements des chambres et des pièces à vivre, la construction bon marché de la supérette, le désordre dans la chambre de Rose, à l'arrière de la supérette, les canapés un peu effondrés mais très confortables pour se vautrer dessus, les bois alentours et la plage. Les dessins de Jillian Tamaki contiennent un niveau d'informations visuelles important, avec un trait un peu délié, transcrivant une partie de l'indolence propre aux vacances. Le lecteur se laisse porter par cette tranche de vie sympathique, agréable comme des jours passés à prendre son temps, sans rien d'important à faire, dans un environnement agréable et paisible. Bien sûr, il s'interroge sur ce que les cousines veulent lui raconter mais rien que cette reconstitution habile d'un été tranquille lui apporte une forme de détente et de nostalgie dépourvue de regret, de ces moments si particuliers. Les copines papotent entre elles, et Rose ressent, plus qu'elle n'analyse, le comportement des adultes. Au travers de la narration, le lecteur ressent bien cette dichotomie, entre les temps passés avec Windy à son rythme en fonction de l'inspiration du moment, et ceux où Rose est amenée à côtoyer des adultes. Il accompagne bien volontiers Rose et Windy dans leur déambulation sur la plage, leurs jeux pour passer le temps, leurs interrogations sur leur corps de femme en devenir, leur regard curieux sur ces étranges adultes. Jillian et Mariko transcrivent ces petits rien avec une justesse de ton qui réchauffe le cœur pour cette insouciance dépourvue de mièvrerie. Ces 2 adolescentes transgressent quelques interdits, sans idée de rébellion, sans volonté de confrontation, juste l'envie de découvrir. Cela prend essentiellement la forme de visionnage de film d'horreur bien gore, sans traumatisme pour le lendemain, mais quand même avec des arrière-pensées sur les horreurs vues. Le contraste lors des interactions avec les adultes provient du fait qu'il semble alors y avoir un enjeu mal circonscrit, pas complètement intelligible par Rose et Windy lorsqu'ils parlent. Il y a cette histoire de Jennifer enceinte d'un type qui ne veut pas en prendre la responsabilité. Rose est plus ou moins sous le charme de Dunc, grâce à son attitude nonchalante, mais tout en sentant qu'elle n'appartient pas à son monde, qu'elle n'est pas assez grande pour qu'il lui manifeste autre chose que l'intérêt qu'il porte à des enfants. Elle souhaite prendre pied dans son monde si incompréhensible, tout en ressentant que ses tentatives ne seront pas de la bonne nature. De la différence d'âge découle une différence de centres d'intérêt et de façon de voir le monde. Elle préfère de loin la sagesse simple et évidente de Windy, plus compréhensible. Le lecteur se rend alors compte que toutes ces nuances délicates sont montrées avec sensibilité, sans aucun texte explicatif, sans ficelle apparente, avec naturel et simplicité, comme si elles étaient évidentes. Mariko et Jillian Tamaki font preuve d'une sensibilité encore plus subtile dans les interactions entre Rose et ses parents. Elles montrent avec un naturel confondant à quel point le jeune adolescent peut être mystifié par les remarques les plus anodines de ses parents. Par exemple, Evan (le père) s'éclate à écouter des chansons de Rush, en particulier à suivre le travail du batteur Neil Peart, alors que Rose a du mal à dépasser l'impression bizarre donnée par la voix haut perché de Geddy Lee (ce qui correspond exactement à la première impression lors de la découverte des morceaux de ce groupe). Le lecteur habitué à des récits reposant sur une intrigue est tout de suite accroché par le mystère qui enveloppe le comportement d'Alice, la mère de Rose. À nouveau, les auteures montrent la tension existant entre les époux, faite de petites irritations, de petits heurts de tous les jours. Elles montrent les réactions décalées d'Alice, inexpliquées, une sensibilité plus importante, un caractère déprimé, sans explication toute faite. Rose finit par apprendre ce qui mine ainsi sa mère pendant cet été. Ce n'est pas une révélation tonitruante, ce n'est pas un secret honteux, c'est encore moins un crime. Cette information est délivrée sans effet de manche, naturellement, parce que le temps est venu, en phase avec la tonalité générale de la narration. La fin des vacances arrive, le quotidien reprendra ses droits, et la vie continuera. En refermant le livre, le lecteur se rend compte qu'il aurait bien aimé passer encore quelques jours (quelques pages) avec Rose. Il se dit que le drame d'Alice tout aussi ordinaire qu'il soit, a été évoqué avec sensibilité et intelligence émotionnelle, que l'absence de sensationnalisme le rend plus concret et touchant. Puis il remarque qu'un autre fil narratif parle de la même question d'un point de vue très différent parce que les circonstances pour les personnages concernés sont différentes (la situation de Jennifer). Ainsi les auteures relient l'universalité de la douleur ressentie par Alice, avec le cas particulier de la vie de chacun pour un événement dépendant de contingences sur lesquelles les individus n'ont aucune prise, qu'ils ne peuvent que subir. Il prend également conscience qu'ils ont lu une histoire racontée à la manière de Rose, avec son état d'esprit, sa maturité de jeune adolescente. Loin d'être réducteur, ce positionnement narratif est un tour de force car il permet de voir le monde par les yeux de Rose, de retrouver une part d'innocence, tout en se rappelant que ce n'est pas synonyme d'égocentrisme ou d'indifférence. Ce récit tranche sur la production industrielle de bande dessinée, de toutes les manières possibles. Les dessins sont personnels, reflétant la sensibilité des auteures, mais aussi de leur personnage principal. Cette tranche de vie est vécue de manière prosaïque, sans aucun effet dramatisant, mais avec une justesse exceptionnelle. La vie normale conserve toute sa banalité, sans rien perdre de sa diversité et de sa complexité. Le lecteur a l'impression d'avoir retrouvé ses vacances insouciantes de ses jeunes années, sans rien perdre de l'étrangeté du monde des adultes, des événements dont la compréhension reste hors de son atteinte, mais dont les effets émotionnels l'atteignent et l'affectent incidemment. Jillian et Mariko Tamaki racontent avec naturel et aisance une tranche de vie d'une jeune adolescente normale, en en transcrivant toutes les subtilités les plus délicates.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série L'Histoire d'un vilain rat
L'Histoire d'un vilain rat

Maltraitance - Cette histoire est parue initialement sous forme d'une minisérie en 4 épisodes, éditée par Dark Horse comics en 1994. L'histoire s'ouvre une publicité murale pour un paysage vert et vallonné ventant le tourisme de la campagne anglaise. C'est l'affiche que contemple Helen Potter (une très jeune femme) ; elle assise en tailleur adossée contre un mur du métro en faisant la manche. Une rame arrive, elle se jette dessous, le sang éclabousse l'affiche sous les regards horrifiés des gens. En fait, Helen est toujours assise, elle a juste imaginé qu'elle se suicidait. 2 ou 3 personnes échangent une ou deux paroles avec elle, jusqu'à ce qu'un monsieur faisant du prosélytisme finisse par la faire fuir à la surface. Elle contemple un instant le sapin géant décorant Trafalgar Square, avant d'aller se débarbouiller dans les lavabos de toilettes publiques et de reprendre sa mendicité à l'air libre. En même temps, elle se remémore la première fois qu'elle a lu un livre de Beatrix Potter. Depuis elle a pris l'habitude de reproduire ses illustrations. Un soir elle est abordée par un grand bourgeois aviné qui lui fait des avances. Une bande de jeunes la tire de cette situation difficile et pénible. Après réflexion, elle accepte d'aller squatter avec eux dans une maison spacieuse inoccupée. L'un des squatteurs construit une œuvre d'art à base d'objets hétéroclites de récupérations qu'il met en couleurs à l'aide de bombes. Mais Helen a du mal à supporter cette forme de société et les démonstrations affectives de tout ordre. Il apparaît qu'elle a été la victime d'attouchements de la part de son père. Elle finit par reprendre son indépendance et son errance l'amène dans le Cumbrie, la région d'Angleterre où s'était établie Beatrix Potter. Bryan Talbot est un créateur britannique avec un parcours atypique (c'est le moins que l'on puisse dire). En 1994, il se lance donc dans cette histoire qui met en scène une très jeune femme qui a souffert de parents indignes (la mère qui lui répète régulièrement qu'elle aurait préféré ne jamais l'avoir et le père qui la contraint par la culpabilité à le toucher), qui vit dans la rue et qui va finir par se débarrasser de sa position de victime pour pouvoir aller de l'avant. En 1994, il n'y avait pas d'équivalent dans les comics (même underground), et encore moins publié par un éditeur majeur comme Dark Horse. Au moment où j'écris ce commentaire, cette histoire est toujours rééditée. Bryan Talbot raconte avant tout une histoire avec une progression dramatique, un début, une fin et des thèmes qui ne se limitent pas à celui de la maltraitance. Le lecteur découvre également une première déclaration d'amour à la campagne anglaise, superbement mise en valeur par les illustrations de Talbot (il ira encore plus loin dans ce sens avec Alice in Sunderland). Il ne s'agit pas d'une ode pastorale, mais simplement de la mise en valeur du plaisir de la proximité de la nature. Ce thème découle naturellement de la passion que nourrit Helen pour Beatrix Potter, une auteure qui a écrit des livres pour enfants avec des animaux anthropomorphes, livres inscrits au patrimoine culturel de l'Angleterre (moins connu en France pour ce que j'en sais). Talbot utilise quelques éléments de la biographie de Potter pour faire grandir Helen. Il attire l'attention du lecteur sur le fait que derrière chaque livre il y a un créateur qui est un être humain. La couverture de ce tome est un hommage graphique aux éditions classiques des livres de Potter. Et Talbot consacre 10 pages à écrire un pastiche intitulé "the tale of one bad rat" qui sera sûrement la première œuvre d'Helen Potter. Il décrit également Helen comme une artiste qui doit s'exprimer par le dessin, qui doit coucher sur le papier les images oniriques qui l'habite. Et puis il y a Helen et la souffrance qui accapare ses forces psychologiques. Bryan Talbot a construit son histoire sur des choix délicats : les parents d'Helen sont uniquement présentés sous le jour défavorable de leurs défauts. Ils sont vraiment les bourreaux qui l'ont torturée psychologiquement, sans même avoir conscience du mal qu'ils faisaient. Bryant Talbot ne se complait jamais dans le voyeurisme, il met en scène la souffrance terrible d'Helen, son cheminement, la culpabilité dont elle s'accable (certainement l'un des aspects les mieux expliqués et les plus éclairants sur les mécanismes psychologiques de la victime) et l'impossibilité d'oublier ces mauvais traitements. Du début à la fin, il utilise un style assez réaliste te méticuleux qui place le lecteur dans les rues de Londres, dans le squat, dans l'auberge de campagne. Il ne joue jamais sur le registre du misérabilisme ou du sordide. Bryan Talbot propose à son lecteur de suivre le chemin qui mène à l'émancipation du statut de victime d'Helen Potter. Le récit comporte d'autres composantes toutes aussi prenantes et éloignées des lieux communs. C'est un récit qui vous fait partager le quotidien d'une jeune femme blessée, avec délicatesse et intelligence, sans recourir à un pathos larmoyant. Dans sa postface, Talbot rappelle la nécessité de dire ces maltraitances, d'en parler pour en reconnaître l'existence, de délivrer les victimes de leur culpabilité (de sortir du "si ça m'est arrivé, c'est que je l'avais mérité").

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Le Tueur de la Green River
Le Tueur de la Green River

Un simple travail d'enquête sur vingt ans - Il s'agit d'une histoire complète indépendante de toute autre, en noir & blanc, initialement parue en 2011. Le scénariste est Jeff Jensen, le fils de Tom Jensen ; l'illustrateur est Jonathan Case. En 1965, à 16 ans, Gary Leon Ridgway poignarde un jeune enfant de 6 ans, juste pour savoir ce que ça fait de tuer quelqu'un. Pendant les années 1970, Tom Jensen fait son service militaire dans la marine, puis il s'engage dans la police dans la région de Seattle. En juin 2003, Gary Ridgway est transféré secrètement dans le commissariat où Jensen est devenu détective pour être interrogé. Il est inculpé de 4 meurtres attribué au tueur en série appelé Green River Killer. L'enjeu pour les policiers qui l'interrogent est de déterminer l'étendue de sa culpabilité, c'est à dire d'acquérir la certitude qu'il s'agit bien du tueur en série et qu'il est bien le responsable d'une quarantaine de meurtres. Outre les interrogatoires, il faut organiser des sorties sur le terrain pour retrouver les cadavres de ses victimes dont il se souvient avec plus ou moins de précision des endroits où il les a laissés, ou enterrés. Au cours de ces journées, Jensen se souvient des 20 années qu'il a passé à enquêter sur ces meurtres. Dans le bref mot de remerciements, Jeff Jensen indique qu'il a souhaité écrire ce comics pour mieux comprendre son père, Tom Jensen. Le tueur en série de la Green River a réellement existé (en 2012 il purge toujours sa peine de prison) et Tom Jensen a fait partie de l'équipe constituée pour le traquer. Jensen a la particularité d'être un simple détective de police, pas un expert en tueurs en série. D'une certaine manière, il s'agit d'un fonctionnaire effectuant le travail routinier de l'enquête, les recueils de faits, la rédaction des rapports minutieux, la saisie des éléments dans les bases de données, etc. Jeff Jensen le présente comme un individu affable, déterminé, obstiné, sans être obsessionnel. Il apporte quelques touches personnelles telles que la chanson favorite de son père ( In-a-gadda-da-vida d'Iron Butterfly), son habitude de fumer malgré les observations de ses collègues, son canard en plastique dans son tiroir, etc. Jeff Jensen a construit une biographie de son père très particulière, évitant le sensationnalisme, évitant l'approche psychologique, évitant la fascination pour le tueur en série, refusant la psychanalyse, proscrivant les coups de théâtre, la mise en scène par les médias, la dramatisation, etc. Bref Jeff Jensen fait attention à ne jamais transformer cette histoire en spectacle. Au contraire, il s'attarde sur la rigueur de la démarche policière, les aspects les plus prosaïques de l'enquête, les culs-de-sac, les années qui passent sans résultat, sans avancée, et la banalité de la personnalité de Gary Ridgway pendant les interrogatoires ou les recherches des cadavres. Il réussit à faire transparaître l'horreur des actes de Ridgway sans jamais recourir à une scène choc, à une mise en scène de meurtre, ou à des déclarations sadiques ou haineuses. Il n'y a pas d'analyse psychologique du tueur ou de Tom Jensen. Il y a quelques faits biographiques de Jensen (études, mariage, déménagement, carrière) et son travail patient et déterminé. Au-delà du récit passionnant sur ce travail de fourmi, Jeff Jensen montre, avec une économie de moyens remarquable, l'évolution des convictions et des motivations de son père au travail, ainsi que sa conviction inébranlable de travailler à quelque chose d'utile. J'ai été sidéré par l'aisance avec laquelle Jeff Jensen a su rendre compte de l'angoisse existentielle latente inhérente à consacrer 20 ans de sa vie à une entreprise dont il n'est pas possible de connaître l'issue, dont il n'est pas possible de savoir s'il est possible d'atteindre le but que l'on s'est fixé. Tom Jensen consacre sa vie professionnelle à déterminer l'identité du tueur de Green River, sans assurance de réussir. Au fil des pages, le lecteur ne peut que s'interroger sur l'absurdité d'un tel engagement, sur l'espoir fallacieux d'aboutir, sur l'inanité de la vie, son manque de sens. À partir d'une série de meurtres abjectes et de la détermination d'un fonctionnaire ordinaire, Jeff Jensen saisit une question philosophique des plus difficiles, des plus délicates, des plus essentielles : quel est le sens des actions d'un individu, quel est l'intérêt d'une vie professionnelle, à quoi ça sert ? Il le fait sans jamais être démonstratif, ou pédant, mais sans qu'il soit possible au lecteur de passer à coté de ce thème. Il réussit le tour de force de faire douter le lecteur quant au bienfondé de l'obstination tranquille de Jon Jensen, alors même le résultat en est connu. Cette histoire terrible est mise en images par Jonathan Case, en noir & blanc, sans niveaux de gris. Il utilise un style réaliste, avec une simplification des textures et des ombres portées, pour des dessins très faciles à lire, également dépourvus de tout sensationnalisme. Case a une mission difficile : décrire les individus de la manière la plus prosaïque qui soit, tout en faisant en sorte que les images apportent quelque chose aux dialogues. À nouveau l'économie de moyens est remarquable et le résultat redoutablement efficace. Jensen et Case sont complémentaires dans leur approche de la narration. Jensen compose des scènes qui incorporent des mouvements, des déplacements, des interventions de nouveaux individus, des gestuelles. Tous ces éléments fournissent de la matière à Case pour éviter scène après scène de dialogues avec uniquement des dessins de têtes en train de parler, avec un phylactère. Au lieu de ça, le lecteur est en présence d'individus vivants ayant une gestuelle naturelle, des expressions de visage normales et parfois ambigus. Les illustrations en retenue de Case mettent en avant la banalité des individus, la quotidienneté des actions. Tout son savoir faire est mis au service d'une mise en page rigoureuse avec des personnages normaux et ordinaires, dans des mises en scène vivantes, sans être spectaculaire. Le lecteur reconnaît ce quotidien, il se sent proche des actions de ces individus et l'immersion est intense. Du coup chaque élément sortant de l'ordinaire prend un relief incroyable et occasionne un ressenti émotionnel fort dû à son incongruité dans un environnement si normal. Jeff Jensen et Jonathan Case réussissent la gageure d'impliquer le lecteur dans une enquête laborieuse étendue sur 20 ans, en créant un suspense psychologique basé sur d'autres ressorts que la simple dynamique chassé / chasseur. Ils mettent en scène les approches irréconciliables du tueur et du fonctionnaire de police, mais aussi l'impossibilité d'appréhender un comportement aussi aberrant et monstrueux par rapport aux normes sociales, et l'engagement sans faille de Tom Jensen dans cette enquête. Ils transmettent le point de vue de Tom Jensen, sans bulles ou cellules de pensée, un tour de force.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Wilson
Wilson

Trop conscient - Il s'agit d'une histoire complète et indépendante de toute autre, en couleurs. Elle est initialement parue en 2010, écrite, dessinée, encrée et mise en couleurs par Daniel Clowes. Il est également l'auteur de Pussey (1995), Like a velvet glove cast in iron (1993), Ghost World (1997), David Boring (2000), Ice Haven (2005), Mister Wonderful (2011), The Death-Ray. Ce tome se compose de 71 gags en 1 page, mettant tous en scène un petit bonhomme à la calvitie naissante, avec des lunettes, et une misanthropie à toute épreuve. Wilson n'a pas d'emploi fixe, peut être même pas d'emploi du tout. Il est divorcé depuis plus d'une dizaine d'années. Il est terriblement seul et terriblement hautain et dédaigneux, avec une bonne dose d'égocentrisme. Le premier gag se déroule alors que Wilson promène son chien et qu'il aborde une femme en train de promener le sien en lui demandant comment ça va. Dans le suivant, il se promène à pied dans les rues d'Oakland (en Californie), la ville où il réside. Puis la page suivante, il se promène à nouveau seul et à pied en parlant tout seul à haute voix, de nuit, en évoquant le souvenir du décès de sa mère. Quatrième gag, il promène à nouveau son chien croisant plusieurs personnes s'extasiant dessus. Cinquième gag, dans un café, il prend sa commande au comptoir et va s'asseoir à une table occupé, pour entamer la conversation. À chaque fois, le comique naît de la réflexion finale de Wilson, une courte phrase méprisante ou pensive. Pour pouvoir apprécier cette lecture dès le début, le lecteur doit avoir à l'esprit qu'il s'agit d'une histoire d'un seul tenant, proposant de suivre la vie Wilson, au travers de 71 instantanés, parfois consécutifs, parfois distants de plusieurs années. Ces 71 pages ont été publiées en album dès la première édition, il n'y a pas eu de prépublication page par page. Le premier tiers des gags sert essentiellement à mettre à jour la personnalité abrasive, pénible et misanthrope de Wilson. Les premiers gags sont plutôt basiques, entre amertume, mépris et dédain. Il n'y a rien de révolutionnaire ou de particulièrement pénétrant, simplement un personnage acerbe et suffisant, avec lequel il est impossible de sympathiser. Sans raison apparente, Daniel Clowes fait varier son style de réaliste, à exagéré avec des gros nez et des silhouettes rondouillardes. Visuellement, ces pages sont assez basiques, à la fois par ce qu'elles montrent et par la mise en scène dépouillée : Wilson se promène, il parle à haute voix tout seul pour que le lecteur ait accès à ses pensées. Selon sa sensibilité, le lecteur pourra être sensible à une vacherie ou à une autre. Le gag intitulé "Gate 27" (page 21) est particulièrement pénétrant sur l'impossibilité de comprendre la nature du métier d'un étranger, le manque de sens de ce métier, perdu dans la démultiplication des tâches et une spécialisation toujours plus pointue et absconse pour le béotien. Petit à petit, les gags deviennent plus personnels, plus liés à la vie de Wilson, plus méchants, plus désespérés, plus révélateurs de la condition humaine. Dans "Huddle house" (page 35), Daniel Clowes joue avec les codes de la bande dessinée, Wilson s'exprimant à haute voix, sans prêter attention à la serveuse à ses côtés, mais celle-ci à tout entendu et le reconnaît. D'un point de vue logique, ça ne tient pas debout puisque le lecteur a conscience que ces phrases exprimées à haute voix correspondent au monologue intérieur de Wilson. Mais d'un point de vue narratif, la cohérence es assurée avec les pages précédentes, Clowes jouant sur la convention relative au phylactère, à la fois voix intérieure, et paroles. Dans "Boggie" (page 39), Clowes démonte avec cruauté le besoin vitale de l'individu d'enjoliver sa réalité pour pouvoir la supporter. À nouveau, la perspicacité de Wilson est aussi affutée qu'insupportable. Pages 44 et 45, Wilson franchit un nouveau palier dans son égocentrisme, au travers d'une péripétie plausible, accélérant le rythme de la narration, prouvant que Clowes maîtrise les conventions du genre au point de pouvoir mélanger les genres, sans créer de télescopage, ou sans qu'ils se neutralisent. L'intrigue prend un tournant encore plus inattendu dans les pages 54 à 58, en conservant la logique interne du récit, sans que Wilson ne perde de sa suffisance, ou de son pathétisme. Donc arrivé à la moitié de l'ouvrage, le lecteur a pleinement pris conscience qu'il est dans un véritable récit (malgré sa forme de suite de gag en 1 page), un roman en bonne et due forme consacré à un individu antipathique au possible, mais tellement humain qu'il est impossible de supprimer toute empathie à son endroit. Avec un peu de recul, les fluctuations de graphisme de réalisme à parodique accompagnent la tonalité des gags pour renforcer l'impression d'une suite de pages indépendantes, pour souligner la nature du gag en 1 page. Elles sont plus des indications sur la tonalité de la narration que sur l'état d'esprit de Wilson. Elles incitent le lecteur à penser que Daniel Clowes ne se prend pas trop au sérieux et qu'il souhaite que ces pages conservent un bon niveau de divertissement, elles compensent la noirceur de cette solitude sans espoir, d'un individu pleinement conscient de son état sans possibilité d'amélioration. Daniel Clowes a sciemment choisi une forme déconcertante pour le lecteur : une suite de 71 gags en 1 page, avec des ruptures de style graphique. Cette forme incite le lecteur à prendre chaque page indépendamment des autres, à apprécier chaque gag pour lui-même. Sous cette forme, la lecture de "Wilson" est une réussite partielle : certains gags sont d'une noirceur désespérante, d'autres sont plus communs. Mais alors que l'accumulation des pages finit par former une narration plus traditionnelle, le lecteur perçoit le regard sans concession porté sur la condition humaine, d'une terrible noirceur sans fard. Clowes dresse le portrait d'un fat insupportable, d'un être humain en prise directe avec les limites de l'humanité.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Signal / Bruit
Signal / Bruit

Apocatastase - Un homme d'une cinquantaine d'années vient d'apprendre qu'il est atteint d'un cancer qui présente déjà une grosse tumeur. Cet homme est réalisateur de films et il s'apprêtait à commencer le travail préparatoire pour son prochain film. Il se repasse régulièrement quelques séquences dans son esprit avant d'entamer le travail d'écriture du script. Ce film s'intitulera "Apocatastase" et se déroulera le 31 décembre de l'an 999. L'histoire commence avec une conférence de presse durant laquelle il répond à une question sur sa durée de vie qu'il lui reste quelques mois à vivre. La scène passe ensuite au commentaire de sa radiographie lorsqu'il apprend le diagnostic, puis chez lui alors qu'il lit et que son esprit vagabonde vers l'une des scènes clefs du film à venir. Il repasse chez son médecin et le lecteur le découvre sortant du cabinet devant sa voiture sur laquelle a été apposé un sabot. Il prévient sa productrice qu'il sera en retard au rendez-vous et il est submergé par une crise de douleur sous un feu rouge alors qu'il se rend au commissariat pour payer la contravention. Je pourrais continuer longtemps comme ça l'enchaînement de saynètes qui constituent ce récit sans parvenir à donner une idée du récit. Ce dernier repose sur une structure de 11 chapitres de 6 pages chacun environ, chaque chapitre étant séparé du suivant par une double page composée d'une illustration majoritairement abstraite et de morceaux de phrases absconses. Cette forme est imputable au format de publication d'origine : 6 pages mensuelles dans Face, un magazine anglais, pages parues en 1989 & 1990. Le rapport signal sur bruit (signal to noise) désigne la qualité de la transmission d'une information par rapport aux parasites. Neil Gaiman et Dave McKean ont construit leur histoire pour illustrer ce principe de ratio : ils ont parsemé la narration de digressions qui n'en sont peut-être pas ; charge au lecteur de déterminer les éléments qui constituent le signal (l'histoire principal, voire le message) et ce qui constitue le bruit. Dans l'une des introductions, Dave McKean donne une piste en indiquant que ce que l'un des lecteurs avait pris pour le signal, n'était autre que des collages aléatoires de morceaux de phrases effectués par un logiciel. Pour moi, le signal le plus fort a trait à l'acte de création, tel qu'il transparaît au gré des réflexions du réalisateur. McKean indique également que Neil Gaiman a repris cette idée des recherches effectuées par McKean sur les dernières années de Sergei Eisenstein, le réalisateur du film Le cuirassé Potemkine. L'histoire dans l'histoire (dispositif cher à Neil Gaiman) qu'est le film en préparation sert plus à suivre un acte de création qu'à développer une quelconque thèse millénariste. Or pour Gaiman et McKean, l'acte de création n'est pas seulement leur gagne-pain, c'est également leur raison d'être. Du coup ce qu'ils disent sur le sujet profitent de leur expérience personnelle et de leurs ambitions artistiques, ce qui tire vers le haut leur propos. Le récit n'a pourtant rien d'artificiel, il ne s'agit pas pour Gaiman et McKean d'écrire un mémoire sur la création artistique. Le personnage du créateur n'a rien de superficiel, c'est un individu que le lecteur reconnaîtrait s'il le croisait dans la rue. Quand bien même sa fin est inéluctable, le réalisateur est attachant et son cheminent intellectuel provoque tout de suite l'empathie du lecteur. Les réflexions du réalisateur sur son art sont consubstantielles des événements qu'il vit. Il est lui-même en train de décoder les signaux que lui envoie la réalité pour capter le signal le plus fort et en nourrir sa création artistique. En cela, il rappelle la quête pour l'identification des schémas de William Gibson, l'un des besoins vitaux propres à l'être humain. Dave McKean utilise tous les styles à sa disposition (depuis le croquis le simple jusqu'au photomontage rehaussé à l'infographie) pour mettre en images la vie physique du réalisateur et sa vie intérieure. Au gré des besoins du scénario, le lecteur peut se retrouver face à des contours évoquant des peintures préhistoriques, une page composée aux trois quarts de reproductions d'une radiographie du poumon, d'une pleine page rendue à la peinture d'un homme assis en train de lire, d'une page composée de clichés d'une femme se tenant dans un escalier, de 4 pleines pages dédiées chacune à un portrait en pied d'un des guerriers de l'apocalypse, etc. Là encore l'énumération de techniques et de visions envoutantes ne permet pas de se faire une idée de la force de ces images. Dave McKean est le maître e la juxtaposition d'éléments que rien ne semble lier, mais dont le rapprochement fait naître des associations d'idées que les mots ne peuvent pas retranscrire. Assez étonnamment, le récit se clôt de manière tout à fait satisfaisante. McKean explique dans l'introduction que Gaiman et lui ont pu compléter le récit à 2 reprises lors de ses rééditions successives. Ils ont donc ajouté une scène se déroulant une dizaine d'années après le décès du réalisateur et mettant en scène sa productrice qui explique quels éléments de l'œuvre du réalisateur sont passés à la postérité. Ce constat se déroule bien évidemment en 1999, soit juste avant l'avènement d'un nouveau millénaire. À mon goût, Gaiman et McKean ont réussi à atteindre l'objectif que se fixe le réalisateur dans le récit : créer une forme nouvelle qui innove par rapport au système. Ces 2 artistes ont à nouveau collaboré pour une autre bande dessinée en 1994 : The Tragical Comedy or Comical Tragedy of Mr. Punch: A Romance.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5
Couverture de la série Daytripper (au jour le jour)
Daytripper (au jour le jour)

Fragments de vie - Ce tome regroupe l'intégralité des 10 épisodes de la minisérie du même nom. Il s'agit d'une histoire complète et indépendante, initialement parue en 2010. Brás de Oliva Domingos est un écrivain brésilien qui écrit des articles pour la rubrique nécrologique d'un quotidien, tout en travaillant sur son premier roman. Il est le fils d'un écrivain célèbre et reconnu par la critique. Il est marié. Dans le premier épisode, il prend un verre seul dans un bar en attendant de se rendre à un discours de son père dans le théâtre municipal. Il se remémore quelques moments de sa journée. Il a 32 ans. Dans le deuxième épisode, il a 21 ans et il effectue un séjour touristique au Salvador en compagnie de son meilleur ami. Il tombe sous le charme d'une beauté locale et d'un mythe du pays. Dans le troisième épisode, il a 28 ans et la compagne avec qui il a passé 7 ans de sa vie vient de le quitter. Il fait le point avec son père, puis avec son meilleur ami. Épisode 4, il a 41 ans et il s'apprête à emmener sa femme à l'hôpital car elle vient de perdre les eaux. Fábio Moon et Gabriel Bá racontent des fragments de la vie de Brás de Oliva Domingos dans un désordre chronologique qui n'a rien de gênant. En fait, la première chose qui marque est la fluidité de la narration. J'ai lu ces 10 épisodes rapidement, avec grand plaisir, sans aucune prétention intellectuelle ou raisonnement ardu et pédant qui vienne gâcher le plaisir de lecture. Les 2 frères ont adopté un ton presque nonchalant, en tout cas sans jamais jouer sur le registre de l'angoisse ou de la culpabilité. Ils abordent régulièrement la question de la mort au travers de plusieurs séquences, de manière apaisée sans être résignée, ce qui est déjà un tour de force en soi. En fait, la narration de Moon et Bá est remarquable à plus d'un titre. (1) La chronologie désordonnée n'occasionne aucun hiatus, ni aucune difficulté de lecture, tout en servant le récit. (2) Les questions philosophies sont abordées de manière simple par le biais de ces tranches de vie et d'un dispositif scénaristique systématique déconcertant de prime abord (je vous en laisse la surprise), mais parfaitement efficace. (3) Le personnage principal est sympathique de bout en bout, malgré un caractère un peu falot et une vie sans éclat. (4) Les épisodes de sa vie sont profondément enracinés dans le Brésil et dans une vie spécifique, mais les émotions qu'ils génèrent parlent à tout le monde (à commencer par ce lecteur). Fábio Moon et Gabriel Bá travaillent ensemble sur les illustrations de telle manière qu'il est impossible de discerner qui fait quoi. Ils utilisent un style qui donne parfois l'impression d'être un peu esquissé, plutôt que pensé au millimètre près. Ces traits un peu lâches procurent une impression de spontanéité et de fraîcheur pour les personnages. Ils prêtent une grande attention aux décors, non pas dans le sens où il ne manque pas un seul détail dans chaque case, mais plutôt dans le sens où chaque lieu a sa propre ambiance, ses objets spécifiques, son cachet à lui. J'ai encore en mémoire la maison de famille à la campagne dans laquelle il fait bon vivre à plusieurs par beau temps, comme par temps de pluie. Et j'aurais bien voulu pouvoir me baigner avec Brás à Salvador. Le lecteur peut peut-être regretter que tous les endroits semblent un peu propres sur eux. Quel que soit le site, y compris ceux qui ne respirent pas l'aisance matérielle, il n'y a pas de détails qui attirent l'attention sur le dénuement ou l'indigence économique. Ce choix graphique se marie à la narration qui évite tout misérabilisme, toute culpabilité. Certains pourront le déplorer, pour ma part, j'y vois la preuve d'une grande maîtrise que de dérouler un récit graphique sans faire appel à ces ressorts dramatiques faciles. Les expressions des visages sont nuancées. Chaque personnage dispose d'une apparence et d'attitudes qui prouvent le respect des auteurs pour leurs créations (il n'y a pas non plus d'exploitation facile du corps de la femme par exemple). Certaines femmes sont très séduisantes avec un charme indéniable, sans qu'elles disposent de mensurations disproportionnées et irréalistes. Et les illustrations bénéficient de la mise en couleurs sophistiquée et nuancée de Dave Stewart qui mérite à nouveau son statut de maître des couleurs. J'ai passé un excellent moment à découvrir dans le désordre les fragments de vie de Brás de Oliva Domingos de 11 à 76 ans. Les auteurs nous promènent dans les différents âges de la vie, au travers de ses joies et de ses peines. Ils ne souhaitent pas donner au lecteur des leçons de vie, mais seulement illustrer essentiellement deux points de vue philosophiques qui n'ont rien de révolutionnaires (leur thématique m'évoque Les trois questions de Tolstoï que j'avais découvertes mises en images magnifiques par Jon J. Muth), mais qui sont superbement présentés et argumentés en douceur et en tout simplicité. Chaque épisode pris indépendamment raconte une anecdote intéressante en elle-même avec un début, un développement et une fin bien nette, selon une trame linéaire facile à suivre. Chaque fragment mis bout à bout compose une riche tapisserie (même si cette image n'est pas très originale, elle prend tout son sens dans ce cas précis) pour aboutir à un récit plus consistant qui connaît lui aussi un aboutissement satisfaisant. Je recommande chaudement ce récit qui dans une forme simple présente un système da valeurs basiques, mais pas obsolètes pour autant.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Une semaine de bonté
Une semaine de bonté

L'identification des schémas - Il s'agit d'un ouvrage relevant des beaux-arts. Il comprend l'intégralité de l'œuvre intitulée Une semaine de bonté, réalisée par Max Ernst, initialement publiée en 1934 à Paris, en 5 cahiers, chacun tiré à 816 exemplaires. L'artiste a réalisé cette œuvre en 3 semaines, lors d'un séjour en Italie en 1933. L'ouvrage se présente sous la forme de 182 planches, chacune occupée par un dessin en pleine page. Ces dessins revêtent la forme de gravure, des tracés à l'encre constituant une image photoréaliste. Max Ernst a recyclé des images réalisées par d'autres (dont Gustave Doré) qu'il est allé chercher dans des magazines et des romans à bon marché. Il a ensuite utilisé la technique de collage pour détourner les images initiales en y superposant des éléments en provenance d'autres gravures. Le résultat aboutit à des images surréaliste, inscrite dans ce mouvement artistique dont Max Ernst fut un des premiers peintres, après avoir appartenu au mouvement Dada. L'œuvre est décomposée en 7 chapitres : (1) dimanche 35 planches - élément : la boue, exemple : le Lion de Belfort, (2) lundi 27 planches - élément : l'eau, exemple : l'eau, (3) mardi 44 planches - élément : le feu, exemple : à la cour du dragon, (4) mercredi 28 planches - élément : le sang, exemple : Œdipe, (5) jeudi 26 planches - élément : le noir, exemples : le rire du coq, l'Île de Pâques, (6) vendredi 12 planches - élément : la vue, exemple : l'intérieur de la vue, (7) samedi 10 pages - élément : inconnu, exemple : la clé des chants. Dimanche - Alors qu'il contemple un portrait en pied de Napoléon, un maréchal avec une tête de lion est attaqué à la tête par un chien. Un gentilhomme à tête de lion avec une grande cape devise galamment avec une gente dame, pendant qu'en arrière-plan un homme reluque une illustration de poitrine féminine dénudée. Dans un couloir délimité par des murs de briques, un homme à tête de lion semble promener une femme (uniquement vêtue d'un voile) qui flotte dans les airs. Lundi - Une femme géante et nue semble avoir causé la destruction d'un pont ferroviaire, alors que le train plein de passagers chute dans les flots. Une femme géante nue a causé dans la destruction d'un pont sur lequel avançait une armée. Mardi - Un carrosse avance de nuit dans une rue de Paris, alors qu'un homme nu à quatre pattes s'apprête à traverser devant lui. Au premier plan, se trouve un tampon en bois permettant d'imprimer une feuille de chêne. Mercredi - Une femme en belle robe, congédie de son salon un monsieur avec une belle cape et une tête d'oiseau. Au premier plan se trouve une sauterelle géante. Etc. Une semaine de bonté est le troisième roman collage de Max Ernst après La Femme 100 têtes (1929) et Rêve d'une petite fille qui voulut entrer au Carmel (1930). Le titre renvoie aux sept jours de la Genèse, mais constitue également une allusion à l'association d'entraide "La semaine de la bonté" fondée en 1927 pour promouvoir l'action sociale. Le sous-titre précise que cette œuvre constitue un roman surréaliste en collage. Au mot de Roman, le lecteur suppose qu'il va découvrir un récit avec une intrigue, a priori encore renforcé par un découpage en chapitre, avec titre et sous-titre. Le premier chapitre démarre plutôt bien puisque le sous-titre attire l'attention sur le Lion de Belfort, c’est-à-dire une sculpture d'Auguste Bartholdi, située à Belfort, dont il existe une réplique en cuivre, place Denfert-Rochereau à Paris. Effectivement, il apparaît dans la plupart des pages un personnage à tête de lion. Le lieu, les autres personnages et même les tenues vestimentaires du lion changeant à chaque page, le lecteur en déduit qu'il s'agit d'ellipses narratives de grande ampleur et systématiques et qu'il lui appartient de rétablir ou d'imaginer ce qui a pu arriver entre chaque page. Finalement, cette suite de gravures s'apparente à une forme de bande dessinée, d'un format un peu particulier. Chaque case occupe une page, et le temps écoulé entre 2 pages, ainsi que les actions accomplies sont de grande amplitude, sans qu'il soit possible d'en déterminer la mesure ou la nature exactement. Chaque page se présente sous la forme d'une gravure qui a été récupérée et modifiée pour servir les desseins de l'artiste. La qualité de la reprographie est satisfaisante, sans effet de moirage entre les traits très proches. Le lecteur n'a pas l'impression de zone noyée dans des traits baveux qui mangeraient les détails. Il peut ainsi observer des décors de la troisième République (1870-1940) dans des appartements cossus, leur aménagement, les meubles, les tentures. Il voit la Seine, quelques parapets, l'escalier intérieur d'un immeuble de rapport, une roulotte de cirque, une forêt, une crypte, et de nombreuses draperies. Le fil narratif (ou tout du moins les images proposées) conduit à des images qui emmènent le lecteur dans un passé révolu et historique. Le lecteur est impressionné par la qualité des images qui ont servi à ces détournements. Les artistes (non identifiés, sauf pour Gustave Doré) qui ont produit les images originelles recherchaient une apparence quasi photographique, avec un luxe de détails et des traits courant en parallèle qui servent à la fois à donner une idée de la texture de chaque matière et matériau, et à la fois à représenter la volumétrie de chaque surface. Le lecteur laisse son regard se promener dans des endroits à la forte densité de détails, mais non raccord d'une page à l'autre. Il garde à l'esprit qu'une partie de ces lieux a été idéalisé et représentée de manière biaisée par les artistes pour répondre à une autre narration qui était celle du roman ou de l'histoire qu'ils servaient à l'origine à illustrer. Le lecteur a d'autant plus conscience de l'origine des dessins quand il regarde les personnages. À n'en point douter, leurs tenues vestimentaires sont choisies par les auteurs d'origine, pour symboliser la haute bourgeoisie, ou encore la racaille des bas-fonds. Les personnages sont figés dans des postures très étudiées, théâtralisées, comme s'ils étaient soit totalement impassibles, soit habités par une émotion intense, en fonction de la séquence. Tout au long de ces 7 jours de bonté, le lecteur est frappé par la variété des situations : une femme ayant volé des petites cuillères et les ayant caché dans son ombrelle tout en se faisant courser par la maréchaussée, une nymphe dansant au son d'un fifre joué par un individu en guenilles, un monsieur avec la médaille du mérite agricole de 1893, un bourreau tenant la tête d'un individu guillotiné, une dame en négligé vaporeux étendue dans son lit à baldaquin, une jeune femme marchant sur l'eau, une dame avec des ailes de démon en train de sucer le sang d'un nouveau-né, 2 personnes dans la cage vide d'un animal de cirque, des chutes d'eau, avec dans un monceau de crânes dans un bosquet à leur pied, un monsieur avec une tête de moai (statue de l'Île de Pâques) s'apprêtant à violer une jeune femme dans un boudoir, une femme en drap blanc tombant du ciel, etc. Certes le lecteur devait s'attendre à ce que les situations soient surréalistes (c'est marqué dans le titre), mais il ne pouvait anticiper leur profusion ou leur diversité. L'introduction et les encyclopédies spécialisées indiquent que Max Ernst s'est approprié (des années avant l'émergence du mouvement artistique d'Appropriation) des gravures et qu'il les a modifiées. Effectivement, le lecteur n'éprouve aucune difficulté à repérer le détail qui cloche, même s'il ne perçoit pas de solution de continuité graphique dans les dessins en eux-mêmes qui donnent l'impression d'avoir été réalisés d'un seul tenant par un seul et même artiste. Les modifications les plus évidentes sont bien sûr les têtes d'animaux divers et variés à la place des têtes humaines, ou encore les ajouts de différents animaux dans des endroits où leur présence est totalement incongrue. Max Ernst réalise également des modifications de plus grande ampleur quand un personnage est ajouté et provoque un effet dans le dessin d'origine (par exemple la géante dans les premières pages du chapitre 2 L'eau). Il ajoute également des nappes d'eau dans des pièces entières pour indiquer que la présence de cette femme s'accompagne d'inondation de formes diverses et variées. Ces images produisent un effet étrange sur le lecteur. Il est à la fois impressionné par la technique de gravure, sa précision, sa qualité photographique, et à la fois frappé par le caractère désuet de ce mode de représentation. Aujourd'hui ces collages ne provoquent pas d'effroi ou de choc pour l'imagination, les médias actuels permettant de donner une forme beaucoup plus saisissante à ce genre d'affabulation. Il faut qu'il soit capable de prendre du recul pour se représenter les mêmes images dans une bande dessinée traditionnelle et se rendre compte que de nombreuses histoires d'anticipation ou relevant de l'imaginaire utilisent ces mêmes procédés (la dimension sexuelle en moins). Séduit (ou au moins la curiosité en éveil) par la forme des planches, le lecteur tente de percer la clé du mystère, de déchiffrer l'histoire contenue dans chaque chapitre, d'identifier le schéma de la narration. Le premier chapitre commence plutôt bien en supposant que chaque personnage à tête de lion (de Belfort ou pas) représente un état différent du même individu et que la suite de planches raconte son histoire personnelle en respectant l'ordre chronologique, même s'il n'est pas possible de déduire des images l'intervalle écoulé entre chacune d'elle. Mais arrivé vers la page 20, le lecteur se heurte à une image qui semble relever de l'allégorie, sans qu'il puisse avoir en quoi elle se rattache à l'image précédente, ou en quoi elle participerait à un thème sous-jacent du récit, ni même quelle idée abstraite elle serait censée représenter. Courage ! Il ne reste plus au lecteur qu'à supposer qu'il a perdu le fil directeur en route et que ça se passera mieux pour le second récit. Effectivement, le lundi, il voit une femme (géante dans un premier temps) qui pourrait être l'incarnation de l'eau ou une nymphe et qui va intégrer la société parisienne, après avoir causé des catastrophes involontaires. Puis comme pour le dimanche, le fil directeur se délite jusqu'à se rompre et à laisser le lecteur en plein désarroi devant des images qu'il ne sait comment rattacher à celles qui précèdent. Le troisième chapitre se révèle encore plus abscons, malgré le personnage singulier de la femme avec des ailes de démon qui est représentée régulièrement, et des personnages qui adoptent des postures identiques, comme une forme de leitmotiv visuel. C'est totalement inintelligible, et il en sera de même pour les 4 chapitres suivants. Au secours ! Comment comprendre cette œuvre d'art ? Il ne reste plus qu'à la contextualiser, et à retracer la démarche artistique de son auteur. Max Ernst fut d'abord affilié au mouvement Dada, un mouvement intellectuel, littéraire et artistique du début du XXe siècle, qui se caractérise par une remise en cause de toutes les conventions et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques (source wikipedia). Les artistes dadaïstes mettaient en avant un esprit mutin et caustique, un jeu avec les convenances et les conventions, leur rejet de la raison et de la logique, et marquaient, avec leur extravagance notoire et leur art très engagé, leur dérision pour les traditions. En 1933 (année de réalisation d'Une semaine de bonté), Ernst a intégré le mouvement surréaliste qui utilisait l’ensemble des procédés de création et d’expression utilisant toutes les forces psychiques (automatisme, rêve, inconscient) libérées du contrôle de la raison et en lutte contre les valeurs reçues (source wikipedia). Il s'agit d'accéder à une réalité supérieure, en mettant en œuvre certaines formes d'association. Mouais, il ne reste plus qu'à consulter des spécialistes. Werner Spies (spécialiste du surréalisme et de Max Ernst) : cette œuvre opère la jonction entre deux siècles, entre deux imaginaires fantastiques, d'un côté, celui d'Edgar Poe et de Gustave Doré et, de l'autre, celui du Paysan de Paris de Louis Aragon et de Nadja d'André Breton. Il explique encore : à ces préoccupations contemporaines se mêlent allégories, allusions à la mythologie, la Genèse, les contes de fées et les légendes, mais aussi des bribes de rêves et des mondes poétiques. L'ouvrage est également traversé par des thèmes chers à l'auteur : la sexualité, l'anticléricalisme, le rejet de la famille et de la bourgeoisie, le refus du patriotisme... Il est également possible de consulter le dossier détaillé de l'exposition en 2009 au Musée d'Orsay, également établi par Werner Spies. Le lecteur y trouve des indications sur le sens de plusieurs symboles. Par exemple pour le dimanche, il explique que le Lion peut être interprété non pas comme un personnage, mais comme le représentant de l'autorité et de la toute-puissance, autant gouvernementale que masculine. Il est possible de rapprocher la force qui impose sa loi au sous-titre la Boue et qui évoque un état primordial. De ce point de vue, l'Eau (l'élément du lundi) devient l'incarnation de la féminité qui s'insinue partout et qui détruit les constructions de l'homme. Le Feu du mercredi renvoie à la force des passions bourgeoises. Il devient une manifestation de l'inconscient des individus, d'une classe de la société, phénomène renforcé par les images que l'auteur a ajouté dans les cadres ayant originellement abrité des tableaux ou des miroirs. Le lecteur peut y voir la volonté des surréalistes de transposer les théories psychanalytiques sur l'inconscient, à leur art. Le dossier détaillé de l'exposition de 2009 continue à égrener les jours de la semaine. Le mercredi, le titre Œdipe renvoie au héros de la mythologie grecque, fils de Laïos et Jocaste. Le lecteur comprend alors mieux pourquoi Max Ernst a ajouté une tête de sphinx en arrière-plan d'une planche et pourquoi le personnage à tête d'oiseau transperce les pieds d'une femme (= geste inversé de ce qu'Œdipe a subi quand ses parents lui ont transpercé les pieds). Le dossier indique également que l'individu à tête d'oiseau a été baptisé Lop-Lop par son créateur Max Ernst et qu'il peut parfois se lire ou se comprendre comme étant un avatar de l'auteur. Par contre la présence d'une sangsue sur plusieurs planches reste un mystère. Le jeudi dénote un peu par rapport aux 4 premiers chapitres puisque le créateur propose un élément (le noir), mais 2 exemples. Le dossier précise qu'il est pertinent de voir dans le coq présent sur plusieurs pages, une allégorie de l'état français. Les têtes de moai de l'Île de Pâques évoquent des idoles qui entretiennent des rapports conflictuels avec les femmes. Avec le vendredi, Max Ernst change de registre dans la constitution de ses images. Il réalise lui-même les compositions. Il ne reprend plus des images piochées dans les périodiques à bon marché cultivant le sensationnel, les catalogues de manufactures et les manuels médicaux publiés du temps des Caprices de Goya, du Juif errant d'Eugène Sue ou du Dracula de Bram Stoker. Il accole des éléments disparates pour des tableaux surréalistes, ne sous entendant plus une forme de narration, mais un collage d'éléments disparates choisis peut-être de manière automatique pour faire apparaître des associations inconscientes. Enfin les tableaux du samedi sont tout entiers consacrés à des femmes, comme s'il s'agissait de rendre hommage à la nature créatrice et débridée de l'hystérie. En cherchant des interprétations dans d'autres sources, il apparaît de plus en plus clairement qu'il est difficile pour un lecteur contemporain de se projeter dans les impressions ressenties par un lecteur de l'époque. En effet, pour ses collages, Max Ernst utilise des images sensationnalistes dont les individus de l'époque étaient familiers et dont ils connaissaient les conventions graphiques. Pour un lecteur contemporain, ces matériaux sources reflètent un monde empli de violence, de sexualité, et d'individus luttant contre les institutions. Il est particulièrement frappé par l'opposition entre l'homme et la femme, le premier cherchant souvent à imposer sa volonté par la force, la seconde étant souvent cantonnée au rôle de vierge pure, de séductrice ou de victime. Pourtant le deuxième chapitre lui donne sa revanche en attestant de sa capacité destructrice, et ce roman surréaliste se conclut avec un chapitre consacré tout en entier à la femme dans ce qu'elle a d'imprévisible. Dans cette recherche d'autres points de vue, le lecteur est également confronté à des interprétations mystiques. En particulier, Max Ernst a choisi de composer son roman surréaliste en 7 chapitres, chacun portant le nom d'un jour de la semaine, comme s'il s'agissant d'une genèse alternative. Le récit commence par la boue élément pouvant donc évoquer le matériau constitutif de l'être humain, sculpté par une déité. Mais la suite des éléments (l'eau, le feu, le sang, le noir, la vue, inconnu) ne fait pas sens par rapport à cette approche. Il est encore possible de s'arrêter sur le mot Élément qui semble remplacer celui de Vertu ou de Péché, comme dans les expressions les 7 vertus cardinales, ou les 7 péchés capitaux. Avec cette idée en tête, le lecteur peut alors penser à un sens caché relatif à l'alchimie. Mais, là encore, il s'arrête bien vite, faute de quoi nourrir cette lubie. Il ne reste plus qu'au lecteur à revenir au point de départ. Le sous-titre promet un roman surréaliste à base de collages. La forme peut être vue comme celle d'une bande dessinée, avec des chapitres, une image par page, des titres annonçant le thème de chaque chapitre. La répétition d'éléments visuels (tête de personnage, accessoires) amène à établir des liens au sein d'un même chapitre, ou d'un chapitre à un autre. Pourtant, toujours le sens du récit, sa signification échappent au lecteur. Plus il avance dans les pages, plus il a conscience du volume d'informations et de ressentis qu'il y projette. Il se rend compte en plus qu'un autre lecteur y projettera d'autres choses, que cette lecture est différente pour chaque lecteur (sans même parler du décalage de sens qui augmente avec les années qui éloignent la date de la création d'Une semaine de bonté, de sa date de lecture). Ce roman reste inintelligible, un défi à la compréhension, comme un fait exprès. Max Ernst a réalisé un anti-roman, en le déguisant sous les formes d'un roman qui plus est facilement accessible puisque visuel. Et toujours, l'esprit du lecteur recommence à vouloir identifier des schémas (narratifs ou autres) à établir un sens qui n'y est pas. Comme l'a expliqué Danie Kahneman (psychologue s'inscrivant dans l'approche de la théorie des perspectives), l'individu est constamment à la recherche de liens de causalité (en vain martèle Max Ernst).

13/04/2024 (modifier)