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Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série L'Enfer est pavé de bonnes intentions
L'Enfer est pavé de bonnes intentions

La perversion de l'innocence - Il s'agit d'une histoire complète parue en 2007. Elle peut être lue indépendamment de toute autre histoire. Dans une décharge à ciel ouvert, sous un ciel pollué, survit une fillette malingre surnommée Empress. La loi du plus fort règne sans partage, les viols (y compris de cette très jeune fille) sont réguliers, les plus faibles se font égorger et dépouiller. Empress va être prise sous la protection d'un jeune adolescent, également lié d'amitié avec un autre garçon disposant d'une arme à feu. Cette partie comprend une trentaine de pages. Dans la seconde partie, Empress a été recueillie par un éditeur de poésie qui vit en ville. Elle se lit d'amitié avec un jeune souteneur à peine adolescent. le lecteur assiste à quelques scènes entre Empress et son hôte, entre Empress et le mac, et entre le mac et quelques clients. Cette partie comporte une quarantaine de pages. Dans la troisième partie, Empress est mariée à un avocat célèbre en train de plaider une cause difficile de tueur d'enfants en série. Elle éprouve de grandes difficultés à ressentir des émotions ou de l'empathie. Les scènes se succèdent la montrant en train d'interagir avec son mari, avec sa belle mère, avec les orphelins dont elle s'occupe dans le cadre d'une sororité religieuse. Cette partie comporte également une quarantaine de pages. Comme ce bref résumé laisse le deviner, ce n'est pas la joie et certains passages sont très glauques et très noir, sans espoir. En fait, une lecture superficielle laisse le lecteur sur sa fin. Il assiste à une suite de scènes assez courtes réparties en 3 chapitres qui alternent le malsain avec l'étrange et le surréaliste, illustrées par un trait simple, parfois un peu gras, avec des personnages parfois un peu caricaturaux (la poitrine hypertrophiée de Fritz, l'une des prostituées). Et le lecteur qui est venu pour se rincer l’œil sur les belles femmes généreuses dessinées par Hernandez en sera pour ses frais car il n'y a pas de nudité frontale, malgré 2 ou 3 scènes de sexe. Néanmoins, il est impossible de rester de marbre devant ces courtes scènes. Dès la première image (un tas de déchets), le savoir faire graphique d'Hernandez impressionne : avec quelques traits gras noirs, il fait apparaître comme par enchantement un tas d'immondices parfois reconnaissables, parfois trop enchevêtrés. Hernandez choisit ses traits de manière à être dans la représentation iconique, à la frontière de l'abstraction, tout en restant parfaitement lisible, chaque élément étant reconnaissable. Chaque personnage est rapidement défini visuellement, tout en disposant de caractéristiques physiques aisément identifiables et spécifiques à chaque fois. Les tenues vestimentaires change pour chaque personnage, pour chaque scène, avec chaque fois une caractéristique qui la singularise par rapport aux autres. Les intérieurs disposent d'aménagement simples, mais pourtant à chaque fois évocateur de son propriétaire et de sa condition sociale. Hernandez trouve le parfait équilibre entre l'économie de moyens, la lisibilité la plus immédiate possible, un esthétisme assez rond très agréable, et des détails évocateurs parlants. C'est bien cette capacité extraordinaire à s'approcher de représentations évoquant l'icône (une forme épurée qui fait que cette décharge évoque toutes les décharges à ciel ouvert) qui donne à cet histoire un aspect universel, détaché d'une époque ou d'un lieu précis. Il est facile de reconnaître en Empress, une allégorie de l'innocence livrée à toutes les horreurs du monde, à commencer par la misère, le manque d'éducation et les violences sexuelles. Dans la deuxième partie cette innocence maltraitée accède à une vie matérielle assurée auprès d'un individu qui la respecte et l'instruit. Elle a eu la chance d'être accueillie par cet homme qui dit lui-même être issu de la décharge et s'en être sorti grâce à l'éducation en devenant un intellectuel. Elle accède à une position sociale élevée (haute bourgeoisie), mais elle porte toujours en elle les marques de son enfance. Mais, même en lisant cette histoire avec cette allégorie à l'esprit, il est impossible de limiter "Chance in hell" à ce propos. Au fur et à mesure des scènes, le lecteur prend conscience que Gilbert Hernandez manipule des idées plus larges telles que le destin arbitraire qui prend la forme d'une violence aveugle difficile à contempler, la force des émotions qui prennent le dessus sur la raison sans que l'individu n'y puisse rien y faire, la formation de l'individu durant ses jeunes années qui conditionneront une majeure partie de sa vie émotionnelle d'adulte, l'omniprésence de la mort, l'image de la mère, les conséquences de l'égoïsme de l'individu sur les personnes qui l'entourent, etc. le style graphique qui approche des représentations sous forme d'icônes rapproche également certains éléments d'une représentation d'archétypes, jusqu'au sens donné à ce mot par Carl Jung dans ses théories. Il y a parfois également un peu de symbolisme dans l'utilisation des certains éléments tels que les palissades par exemple. Lorsque que le lecteur commence à s'imprégner de ces différents niveaux de lecture, cette histoire devient plus respirable, moins oppressante, car Gilbert Hernandez propose quelques significations à ces scènes, mais sans les imposer, en laissant le lecteur confronter ses idées à ce qu'il observe. Cette histoire si glauque permet une liberté d'interprétation qui laisse une place à une vision plus optimiste. La contrepartie de ce type de narration est que la fin de l'histoire laisse place à tellement d'interprétations qu'elle ne satisfera pas les amateurs de récit clair et bien cadré. Pour les lecteurs de "Love and Rockets" - Gilbert Hernandez a expliqué que ce tome (avec les suivants The Troublemakers et Love from the Shadows, en anglais) correspondent à des films dans lesquels Rosalba Martinez (surnommée Fritz, voir High Soft Lisp, en anglais) a joué un rôle (ici très secondaire, uniquement dans la deuxième partie où elle incarne une péripatéticienne). Dans les tomes de "Love and Rockets", Hernandez laissait entendre que ces films appartenaient au registre des séries Z avec une bonne dose de cul. Ici, il s'agirait plutôt d'un film d'arts et d'essais avec un budget limité, mais pas ridicule.

29/04/2024 (modifier)
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Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Une tête bien vide
Une tête bien vide

Arbitraire - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Ce récit est initialement paru en 2014, écrit, dessiné et encré par Gilbert Hernandez. Cette bande dessinée est en noir & blanc ; elle compte 120 pages. L'histoire commence alors que Bobby (le personnage principal) est encore un enfant en butte aux moqueries de certains de ses camarades qui trouvent que sa grosse tête a la forme d'un bumper de flipper. En particulier Francisco et Rufus ont pris l'habitude l'appeler Bumperhead (tête bien vide) et de le taper sur la tête en faisant rebondir leur main. Bobby a également des amis comme Tina & Lalo, ce dernier possédant un iPad capable de prédire le futur (l'histoire se déroule dans les années 1970). Il est secrètement amoureux de Lorena Madrid. Son père est un immigrant mexicain en situation régulière, avec un travail à temps plein ; il ne parle pas l'anglais. Sa mère fume comme un pompier et est surveillante à temps partiel dans une école maternelle. Dans la deuxième partie, Bobby est au lycée. Il découvre les filles, les substances psychotropes et la musique de rebelle (d'Alice Cooper aux New York Dolls). Dans la troisième partie, son père est au Mexique, et il travaille comme technicien de surface dans une entreprise. Quatrième partie : il découvre les Sex Pistols et les groupes punks suivants, et a une relation suivi avec Chili, la sœur de Lorena. Cinquième partie : Bobby a 30 ans de plus. Ce récit a été publié par l'éditeur canadien Drawn & Quarterly qui avait déjà publié La saison des billes, un récit semi autobiographique sur l'enfance. du coup les journalistes spécialisés se sont empressés de présenter "Bumperhead" comme une suite thématique sur l'adolescence et l'entrée dans l'âge adulte. Néanmoins, au regard de sa construction (un personnage depuis l'enfance jusqu'à la cinquantaine), ce récit se rapproche plus de Julio, tout en étant différent. "Une tête bien vide" reprend bien des mécanismes narratifs de Julio. Hernandez montre comment les incidents marquants de l'enfance impriment une marque psychique indélébile sur l'individu. Les railleries des autres enfants orienteront le comportement de Bobby vers une défiance vis-à-vis de ses contemporains, le sentiment d'être de trop dans cette existence. Comme à son habitude, l'auteur refuse tout langage psychologique, ou psychanalytique, il préfère montre et laisser le lecteur libre de son interprétation et de son analyse. Comme dans Julio, Hernandez montre comment Bobby essaye de concilier sa nature avec la société dans laquelle il vit. Mais le thème principal qui se dégage petit à petit est d'une autre nature. La première partie montre que le quotidien de Bobby est défini par ses relations avec les autres enfants, leurs interactions, et le monde incompréhensible et arbitraire des adultes. Cette approche est accentuée par les dessins qui sont réalisés avec un point de vue à hauteur d'enfant. Dans la partie suivante, le lecteur retrouve bien sûr l'opposition de l'adolescent à ses parents, mais aussi une scène inutile si elle n'est pas rattachée au thème de l'évolution vers une vie d'adulte. Pages 36 & 37, Bobby aide son père dans une démarche administrative. Cette séquence apparaît incongrue dans un chapitre consacré à la vie entre adolescents. Dans le cadre du cheminement vers la vie d'adulte, Bobby se retrouve placé dans une situation où il pallie l'incapacité de son père (qui ne parle pas anglais) à être autonome face à l'administration. Julio avait pour thème principal l'affirmation de soi, la prise de conscience de son identité et la façon de la concilier avec le cadre de la société, et avec sa culture. "Une tête bien vide" se focalise plutôt sur l'assimilation de l'enfant dans la société des adultes, bon gré, mal gré. Comme tout être humain, Bobby a grandi dans un milieu social délimité, que son esprit d'enfant a filtré et interprété pour construire une image de la réalité. Au fur et à mesure des années, les limites de cette image apparaissent, alors que d'autres aspects de la réalité la contredisent et que les habitudes de vie acquises ne donnent plus satisfaction. Dans une interview, Gilbert Hernandez a expliqué que cette histoire était également une projection de ce qu'il aurait pu devenir s'il n'était pas devenu un dessinateur, un artiste. C'est également une réflexion sur la manière de gérer sa colère. Sur ce dernier point, "Une tête bien vide" se rapproche de La Saison des billes dans la mesure où Hernandez a intégré certains de ses souvenirs, ceux sur la découverte de la musique Punk en général et des Clash en particulier : une musique bruyante, révoltée et engagée. Quand le lecteur ouvre cette bande dessinée, il reconnaît immédiatement les caractéristiques graphiques des dessins de Gilbert Hernandez. En surface il s'agit de dessins simplistes, avec un détourage des formes par le biais d'un trait un peu épais, et des représentations parfois naïves (dans la morphologie des individus, ou dans l'aspect des décors). Pourtant cette apparence simple ne nuit en rien à la narration. Au bout de quelques pages, le lecteur commence à apprécier l'immédiateté de la lecture de ces dessins que rien ne vient alourdir. Puis il prend conscience que cette simplicité relève plus de l'évidence que d'un raccourci pour dessinateur pressé. Prise une par une chaque case constitue un constat sur l'état d'esprit du personnage représenté, sans fioriture, mais avec une acuité pénétrante et parlante pour le lecteur. Hernandez dessine des évidences, tellement parlantes que le lecteur n'a aucun effort à faire pour les assimiler. A contrario, dès que le lecteur commence à verbaliser (dans sa tête, sinon ça fait bizarre pour son entourage) ce qu'il voit, il prend conscience de l'efficience avec laquelle les dessins transmettent les informations souhaitées par l'auteur. Il prend également conscience de la parfaite cohérence visuelle quel que soit l'objet ou le personnage représenté. Dans le déroulement du récit, le lecteur observe 2 incohérences manifestes. Alors que la première séquence se déroule dans les années 1970, Lalo dispose d'un iPad. Pour un lecteur ne connaissant pas les autres œuvres de Gilbert Hernandez, il s'agit d'une erreur manifeste et grossière inexplicable. Pour un lecteur habitué, il détecte là un recours au réalisme magique (faisant appel à une technologie du futur), dispositif habituel chez Hernandez. Dans les 2 cas, il est possible de considérer cette tablette comme un outil narratif pour développer une idée : si je connaissais le futur (en partie, une toute petite partie), est-ce que je changerais de comportement ? La deuxième incohérence est plus difficile à interpréter. Dans la dernière partie, Bobby est manifestement plus âgé, de 30 ans (dixit l'auteur lui-même). Pourtant les personnages qu'il rencontre portent des tenues vestimentaires datées, évoquant les années 1930 (également confirmé par l'auteur). Charge au lecteur d'interpréter l'intention d'Hernandez, peut-être évoquer une forme de nature cyclique de la vie... Pour cette nouvelle histoire, Gilbert Hernandez donne l'impression de vouloir centrer son récit sur l'adolescence, sur ses souvenirs de la musique punk, et le poids de l'acquis. le lecteur prend conscience que l'ambition du récit dépasse largement celui de simples réminiscences. Hernandez ne recrée pas l'époque de sa jeunesse (peut-être même moins que dans "Love and Rockets X"). Il incorpore une partie de ses souvenirs dans la vie de Bobby, individu ordinaire dont la vie est soumise et configurée par son milieu social et culturel et ses rencontres (comme chaque être humain). Ces constats renvoient le lecteur à sa propre vie, à l'idée qu'il peut se faire de son libre arbitre, à ses convictions, à la part d'impondérable et d'arbitraire qui gouverne sa propre vie.

29/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série La Saison des billes
La Saison des billes

Contacts purs et désintéressés entre individus - Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, en noir & blanc, format européen, écrite et dessinée par Gilbert Hernandez (également auteur de Palomar City, Luba, Nouvelles histoires de la vieille Palomar, L'enfer est pavé de bonnes intentions). Le tome se termine avec une postface docte de 4 pages rédigée par Corey Creekmur (un professeur d'anglais dans une université de l'Iowa), et une page dans laquelle Hernandez explicite les références culturelles (télévisuelles, cinématographiques et issues des comics) du récit. Huey (un garçon d'une dizaine d'années) joue aux billes avec Suzy et lui donne la bille qu'elle a gagnée. En rentrant chez lui, il croise un copain qui a un casque de soldat sur la tête, mais il ne veut pas venir jouer avec Huey de peur d'abîmer son casque. Huey se fait ensuite accoster par un plus grand qui commence à vouloir lui confisquer son sac de billes. Heureusement un autre adolescent arrive et effraie le butor. Il croise ensuite Junior (son frère) qui est en train de lire un comics dans la rue. Pendant ce temps là, Suzy a avalé intentionnellement la bille qu'elle a gagnée. Elle recroise le chemin d'Huey et ils refont une partie de bille, ce dernier lui en donnant une pour qu'elle puisse jouer. Pendant ce temps, Junior essaye d'expliquer à Lana (une fille de son âge avec une batte de baseball) ce qui l'intéresse dans le comics qu'il lit. Peu de temps après, Chavo (le petit frère d'Huey, 4 ou 5 ans) est réveillé de sa sieste par les éclats de voix de sa mère qui réprimande Junior pour ses mauvais résultats scolaires. Un peu plus tard, Huey ressort et joue aux billes avec Patty une fille de son âge. Ils discutent de qui est le plus drôle entre Bozo le Clown (un personnage de dessins animés) et Jimmy Olsen dans le feuilleton Superman. Dès la première page, le lecteur est en territoire familier : un dessin pleine page laissant beaucoup de place au blanc du ciel (les 2 tiers supérieurs de la page), avec un garçon lisant un comics en cheminant dans une rue déserte bordée par 2 maisons dessinées de manière simpliste. On retrouve la propension d'Hernandez à simplifier les décors (les maisons), une évocation séduisante d'un arbre en quelques coups de crayon, et un enfant ressemblant vraiment à un enfant, avec une expression aussi inimitable que parlante sur son visage. C'est d'ailleurs l'un des aspects les plus remarquables de ce récit : la capacité d'Hernandez à dessiner des enfants qui font leur âge, et ce de 3 à 14 ans. En progressant dans l'histoire, le lecteur constate qu'il pourrait se passer de connaître leur prénom, et les reconnaître tout aussi facilement du fait leur identité graphique remarquable. Hernandez s'avère tout aussi doué pour les dessiner dans des postures qui rendent compte de la gestuelle des enfants, avec quelques exagérations (en nombre restreint) qui traduisent la façon dont l'enfant vit intérieurement le geste qu'il est en train de faire (quand Junior envoie balader la batte de baseball de Lana), ou la sensation qu'il ressent (le sentiment de transfiguration ressenti par Huey alors qu'il passe à son bras la réplique faite maison du bouclier de Captain America). D'une scène à l'autre, le lecteur prend conscience qu'il perçoit les émotions et les sensations de ces enfants (l'impression de malaise alors qu'Huey passe le bouclier à son bras et que les attaches sont trop serrées, coupant la circulation sanguine). Rien que pour cela, cette histoire constitue un accomplissement peu commun. Les décors esquissés permettent de fantasmer une banlieue anonyme, sans voiture, où les enfants peuvent se promener, où le printemps semble céder sa place à l'été sans fin. L'absence d'intrigue permet au lecteur de se laisser porter par les souvenirs semi autobiographiques de Gilbert Hernandez, d'une scène sans importance à une autre, profitant de la joie de vivre propre aux enfants, revisitant les occupations de cette époque (sans ordinateur, sans téléphone portable). En fonction de l'âge du lecteur, il retrouvera des jeux ou jouets de son enfance, ou il découvrira à quoi s'amusait les enfants à cette époque (dans les années 1960 : jeux de billes, les poupées articulées GI Joe, la lecture des comics, le frisbee, les ballons remplis d'eau, faire comme si...). Mais au fil des pages, les scènes se succèdent pour créer une étrange tapisserie dans laquelle les adultes n'apparaissent jamais, sans école, sans contrainte, que du temps libre. En soi chaque scène est anecdotique, sans enjeu, sans empathie réelle pour ces enfants. Sauf qu'à un moment ou un autre le lecteur découvre une scène qui évoque une émotion, ou plutôt une prise de conscience le renvoyant à sa propre expérience, une vision nouvelle de ce qui l'entoure du fait d'une rencontre avec un autre enfant à la vision radicalement différente. Et tout d'un coup, l'intention de l'auteur apparaît comme une évidence. Ça s'est passé exactement ça : le point de contact entre 2 enfants. C'est avec la page 19 que je me suis rendu compte que quelque chose m'échappait : sous la pluie, Patty passe à coté du bouclier de Captain America qu'Huey a abandonné parce que ses camarades de jeu n'éprouvaient aucun intérêt à jouer à Captain America en groupe. Oui, bon, et alors ? 30 pages plus loin, Huey joue avec Lucio qui lui montre une façon plus masculine de jouer avec ses GI Joe. Et c'est une révélation pour Huey (et aussi pour ce lecteur). Gilbert Hernandez montre comment la perception du monde qu'ont les enfants est très égocentrique, comment ils sont tout entiers dans l'instant présent, et comment il se produit parfois un instant de contact où ils sont entièrement en phase avec un autre, où ils voient un aspect du monde qui les entoure avec le point de vue de leur camarade de jeu, un instant aussi intense que magique, une révélation au sens fort du terme. Avec cette idée en tête, chaque scène révèle sa signification : des rencontres manquées ou impossibles (Junior expliquant à Lana ce qu'il trouve d'enthousiasmant dans un comics = 2 mondes totalement déconnectés sans espoir de compréhension), Huey montrant à Chavo comment lire un comics (= Huey invite Chaco dans son monde en le tenant par la main), ou justement Patty n'ayant aucune idée de la charge affective qu'Huey a investie dans ce frisbee transformé en bouclier. À l'opposé, il y a ces fusions ponctuelles sans préméditation ni calcul entre les univers de 2 enfants, comme Huey et Patty déambulant en papotant, construisant ensemble un lien ténu et précieux (avec cette image simple et parlante d'une tâche noire d'encre figurant leur 2 tignasses sans séparation visible, comme issues de la même matière). Gilbert Hernandez raconte une partie de ses souvenirs d'enfance, les circonstances et l'influence de rencontres avec d'autres enfants qui ont participé à sa construction, à son développement, à son amour des comics, à sa prise de conscience de sa vocation (raconter des histoires). Il évoque en filigrane les morceaux de culture populaire (musique des Beatles, comics, cartes à collectionner "Mars attacks", etc.) qui l'ont marqué durablement. Il dit aussi l'incommunicabilité, et la magie d'être sur la même longueur d'onde qu'une autre personne, magie des plus intenses lorsque l'on est un enfant. À nouveau Gilbert Hernandez a changé de registre avec cette histoire, pour toucher du doigt et faire apparaître un moment d'humanité bouleversant et ineffable, avec ce style graphique en apparence simpliste et pourtant si expressif.

29/04/2024 (modifier)
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Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Julio
Julio

Une vie, 100 ans, 100 pages - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est paru pour la première fois en 2013. Il a été écrit, dessiné et encré par Gilbert Hernandez (surnommé Beto). Cette bande dessinée de 100 pages est en noir & blanc. Cette histoire a fait l'objet d'une prépublication dans les 20 numéros du magazine américain "Love and Rockets" (deuxième version) de 200& à 2007, à l'exception des numéros 15 et 16. Pour cette édition en 1 tome, Hernandez a repris les morceaux prépubliés, en a étoffé certains, et a ajouté quelques pages de transition. En 1900, Julio voit le jour dans un petit village du sud des États-Unis. Peu de temps après le nourrisson a disparu. Il est retrouvé par son oncle Juan. Sofia (la soeur de Julio) est persuadé que c'est Juan qui l'avait caché lui-même. En tant qu'enfant, Julio n'était pas très apprécié de ses camarades, sauf par son copain Tommy. Quelques années plus tard, son père doit faire une course dans un village éloigné, il n'a d'autre possibilité que de s'y rendre à pied. Son voyage est rendu hasardeux par des coulées de boue, et par les vers bleus. 100 pages plus tard, Julio a 100 ans et expire son dernier souffle. Vu de l'extérieur, le concept de ce récit semble simple et facile à saisir. Un homme naît en 1900 ; il meurt en l'an 2000. L'auteur montre au lecteur quelques moments de sa vie qui sont choisis pour leur portée significative sur la vie du personnage, et qui porte la marque des grands événements du siècle. En feuilletant cette bande dessinée, l'impression de simplicité se confirme. Les dessins sont réalisés à gros traits. Certains décors sont simplifiés au point d'en devenir simplistes. Certains personnages sont caricaturaux et hideux (par exemple les 2 vieux page 26). Certaines pages sont frappées du coin de la naïveté dans leur composition (par exemple le nuage noir qui recouvre toute la région du village page 16). Cette simplicité apparente permet au lecteur de découvrir confiant cette bande dessinée d'un auteur exigeant. Juste avant la première page de l'histoire proprement dite, il découvre un trombinoscope recensant les 17 personnages les plus significatifs du récit. Merci à l'auteur d'aider le lecteur à s'y retrouver, car sur une période de 100 ans, il est certain que les apparences (surtout les visages) des uns et des autres évolueront. Rapidement, le lecteur constate que Gilbert Hernandez a conçu une apparence visuelle différente facile à mémoriser pour chaque personnage, sans aucun risque de confusion pour le lecteur. Par quelques traits maîtrisés, il définit un personnage de manière exemplaire. Il y a quelques variations de représentation en fonction des individus, avec une exagération passagère (les cernes de la mère de Julio sur son lit de mort) ou une influence inattendue (Osamu Tezuka pour le visage de Sofia page 49). Finalement ce simplisme apparent se révèle être une savante épure qui conserve assez d'informations pour éviter toute confusion. Tout de même une vie de 100 ans racontée en 100 pages, c'est une sacrée gageure. Encore plus quand le lecteur se rend compte que 2 ou 3 séquences sont consacrées à un autre personnage que Julio, comme son père, ou Julio Juan le petit fils de sa sœur. Pourtant une fois le tome refermé, le lecteur se fait une image assez claire de la vie de Julio, des principales forces qui l'ont façonné. Quant aux événements du siècle, le lecteur voit l'incidence plus ou moins directe des 2 guerres mondiales, de la guerre de Corée et de celle du Vietnam, de la libération sexuelle, de l'émancipation des femmes et de la prise de conscience du racisme sous-jacent. Il ne s'agit en aucun cas d'un cours d'histoire, ces éléments étant évoqués plus ou moins rapidement. Du coup, le lecteur est amené à observer la vie de Julio et de quelques membres de sa famille sous un autre angle. En particulier, il constate les circonstances qui ont façonné sa vie, la part d'impondérable et le peu sur lequel il a pu agir. Au fil des séquences, Gilbert Hernandez met en lumière comment son environnement façonne l'individu : le milieu de naissance (origine sociale, localisation géographique), les phénomènes climatiques (pluies pendant plusieurs jour provoquant des coulées de boue), les personnes que croise l'individu. Par effet d'accumulation, il montre à quel point les grandes de lignes de la vie d'un individu sont déterminées par ces facteurs sur lesquels il n'a pas de prise. Hernandez montre aussi que le caractère de l'individu joue un rôle dans sa vie. En particulier le lecteur peut effectuer la comparaison des choix effectués par Julio et par Julio Juan, à quel point leur choix de se conformer ou non les conduit sur des chemins de vie différents. Toutefois, l'un comme l'autre se retrouve face aux limitations de son choix de vie. Hernandez joue également sur le symbolisme. le récit commence par une case noire et se termine par une page noire, c'est-à-dire un symbole facile (= le néant de la non existence, avant la naissance et après la mort). Comme à son habitude, Hernandez intègre à son récit une pincée de réalisme magique ; ici il s'agit de cette maladie des vers bleus que le lecteur interprétera à sa guise. Comme à son habitude il utilise également les conditions climatiques (en particulier les nuages) pour donner une indication de l'état d'esprit des personnages, ou des forces sociales et culturelles auxquelles ils sont soumis. En ayant ces points de vue à l'esprit, le lecteur découvre alors un récit proposant une philosophie de vie intelligente et construite, et également très riche de sous-entendus. La plupart sont identifiables et compréhensibles, d'autres peuvent échapper au lecteur. Il y a donc la métaphore de la maladie due aux vers bleus dont il appartient au lecteur de décider de la signification. Il peut y avoir une page ou deux dont le sens échappe. Par exemple, page 86, Julio Juan prend des postures grimaçantes pendant 8 cases sur fond noir, sans aucune explication venant orienter la signification de la séquence (que je n'ai pas su interpréter). Le récit sous-entend également que l'un des personnages pratique des sévices ou des attouchements sexuels sur plusieurs nourrissons. le lecteur liste mentalement les personnages qui ont dû subir ces maltraitances, en découvrant l'incidence qu'elles ont pu avoir sur le chemin de vie. le constat qui en découle n'a rien de très concluant sur le sens que l'auteur a voulu donner aux conséquences de ces attouchements. Au final, Gilbert réussit son pari de raconter une vie de 100 ans en 100 pages, sans impression de manque, ou de superficialité. Il y parvient grâce à son art de la narration (dessins et textes) épurée, ne conservant que l'essentiel, et à son utilisation (magique à ce niveau de maîtrise) de l'ellipse. Il aborde une quantité impressionnante de thématique, allant de la famille à l'acceptation de soi, en passant par le libre arbitre, toujours dans un langage visuel simple et facile d'accès. le lecteur pourra ressentir une légère frustration du fait de quelques ouvertures plus ambitieuses qui restent en suspens, sans suffisamment d'éléments pour nourrir sa compréhension.

29/04/2024 (modifier)
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Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Superman - For All Seasons (Les Saisons de Superman)
Superman - For All Seasons (Les Saisons de Superman)

Un bijou de sensibilité et de nuances - Ce tome regroupe les 4 épisodes de la minisérie écrite par Jeph Loeb, dessinée et encrée par Tim Sale, et mise en couleurs par Bjarne Hansen, initialement parue en 1998. Loeb & Sale ont réalisé cette histoire entre Un long Halloween (1996) et Amère victoire (1999). Chacun des 4 épisodes a pour titre une des 4 saisons ; ils forment une histoire complète et assez indépendante de la continuité du personnage. L'histoire commence au printemps, alors que Clark Kent n'est pas encore Superman. Jonathan Kent (son père) est en train de labourer un champ avec son tracteur quand la herse butte sur un roc. Clark aide son père en le déplaçant à main nue. Ils rejoignent ensuite la ferme, où Martha Kent a préparé le repas auquel ils ont invité Lana Lang et sa tante Ruth. Dans cette première partie, Clark se rend également au café de Smallville pour y partager un verre (sans alcool bien sûr) avec Lana et Pete Ross. Il prend conscience que la fin du lycée arrivant, il va devoir choisir quelle direction prendre dans sa vie. La suite du récit se situe au début de la carrière de Superman à Metropolis, période au cours de laquelle il revient régulièrement à Smallville. Après le succès de "Long halloween", Loeb et Sale décident de renouveler l'expérience en transposant leur approche au personnage solaire de l'univers partagé DC. Il y a bien sûr un monde d'écart entre la noirceur de Gotham et son chevalier noir urbain, et la luminosité rutilante de Metropolis et son défenseur issu de l'Amérique profonde. Cela se ressent dès la première page avec le choix des teintes utilisées pour la mise en couleurs. Cette dernière a été effectuée par Bjarne Hansen qui utilise des teintes pastel douces (à l'exception du rouge et du jaune vifs du costume du Superman) appliquées à l'aquarelle ou peut être aux crayons pastel. le résultat confère une apparence intemporelle à chaque page et un peu surannée, comme s'il s'agissait d'un âge d'or vu avec le recul des années, juste une légère patine sans verser dans le passéisme. Cela se ressent également dans le choix de la mise en page : de 2 à 4 cases par page, le plus souvent 3, avec régulièrement des dessins occupant une pleine page et même s'étalant sur une double page. Ce choix transcrit à la fois la dimension plus grande que nature de Superman, dont toutes les actions s'inscrivent dans une échelle plus grande que celle de l'activité humaine, et à la fois l'importance donnée aux grands espaces, au ciel ouvert, mais aussi à la hauteur des buildings. D'un coté ce parti pris aéré rend la lecture rapide, de l'autre il donner une impression incomparable d'espace et de majesté. Dès les premières images, le lecteur constate qu'il plonge dans un univers visuel qui n'appartient qu'à Tim Sale, pour une expérience graphique qui sort des sentiers battus. Derrière l'apparente évidence des dessins, il y a une science de la composition peu commune. La première page contient 3 cases qui forment un traveling avant sur le S de Superman s'achevant sur une case comprenant 1 tâche de jaune et 2 tâches de rouge, composition totalement abstraite lorsqu'elle est déconnectée des 2 images précédentes. Loeb & Sale ont l'ambition de faire approcher le lecteur au plus près du personnage. Il s'en suit une double page composée de 2 cases superposées. Celle qui occupe les 2 tiers de cette double page positionne le lecteur sous l'auvent devant la porte de la ferme des Kent, avec une grange en arrière plan et Clark de dos observant un champ. Il est facile de dire que Sale s'est fortement inspiré de Norman Rockwell pour dessiner une Amérique rurale légèrement fantasmée, mais c'est aussi diminuer la qualité de son travail. Cette première case place le lecteur dans un lieu réel, habité, utilisé, accueillant. Il y a bien sûr le cliché de la tarte (apple pie) refroidissant sur le rebord de la fenêtre, mais aussi le chien couché attentif aux gestes de son maître, la balancelle avec les coussins pour la rendre plus douillette, les gros croquenots laissés à l'extérieur pour éviter les odeurs, le carton de produits dangereux, les poules qui picorent, etc. Pour chaque endroit, Tim Sale crée un décor détaillé, réaliste, où il est possible de distinguer les traces des activités de ses occupants. Parmi les endroits les plus remarquables, il est possible de citer la chambre de Clark, le drugstore de Smalville avec ses étagères chargées de produits en tout genre, la salle des journalistes du Daily Planet, l'appartement révélateur de l'obsession de Jenny Vaughn, l'opulence chaleureuse de la table dressée par Ma Kent. La force graphique de cette histoire ne se limite pas à ces endroits exceptionnels. La deuxième case représente uniquement le buste de Clark en train d'appeler son père, avec 3 oiseaux vaguement esquissés en arrière plan. Sale utilise de manière pertinente la possibilité de limiter le nombre d'éléments dans une case. Ici le lecteur perçoit la chaleur de cette fin d'après-midi dans la couleur du ciel, ainsi que l'immensité de cet espace ouvert, grâce à la savante mise en couleurs d'Hansen. À plusieurs reprises, Hansen compose des motifs qui transmettent des impressions mieux que ne le ferait un dessin (une superbe image de prairie ondulant sous le vent). Cette case permet aussi de découvrir l'apparence de Clark Kent : il est très musculeux, massif, un véritable homme fort de cirque, une force de la nature. Ce choix place le récit dans le domaine du conte, plus de celui du récit d'aventures traditionnel. Clark Kent est le seul individu doté d'une telle morphologie. Sa largeur d'épaule est telle qu'il peut serrer ses 2 parents dans ses bras, en faisant se rejoindre ses mains. Il est le seul individu à avoir une telle carrure et pourtant personne ne se rend compte qu'elle est identique à celle de Superman. Sale effectue également un travail de conception graphique étonnant sur les silhouettes et les visages. Les tenues vestimentaires présentent également cette allure intemporelle. le rendu des visages va du dessin le plus minutieux (avec toutes les rides pour les anciens de Smalville), à l'esquisse la plus simple pour le visage de Superman / Clark Kent le transformant en icône. Coté scénario, Jeph Loeb met en scène la période de transition pour Clark Kent qui passe de Smalville à Metropolis peu de temps après que ses pouvoirs n'apparaissent. Pour les puristes, cette histoire s'entrelace avec la version des origines de 1986 établie par John Byrne dans L'homme d'acier. Si vous avez lu cette origine, vous repérerez les liens qui les unissent (en particulier le passage en prison de Lex Luthor) ; sinon un ou deux événements vous sembleront déconcertants (les va et vient de Lana Lang). Il s'agit d'une version de Superman dans laquelle ses pouvoirs apparaissent à la fin de l'adolescence, il n'a jamais été Superboy. Jeph Loeb raconte avec une grande sensibilité le passage à l'âge adulte de Clark Kent et son questionnement sur la façon de mettre à profit ses pouvoirs extraordinaires. À nouveau il vaut mieux prendre ce récit comme un conte (ça aide à accepter que Kent continue de mener une vie d'humain normal comme journaliste, plutôt que de sauver la planète 24 heures sur 24). Loeb a l'art et la manière pour faire apparaître les doutes de Clark, le prix à payer pour être Superman, ce qu'il abandonne derrière lui, et encore plus émouvant les limites contre lesquelles il se heurte. Sans une once de niaiserie ou de scène tire-larme, Loeb emmène le lecteur à la rencontre d'un jeune homme fragile et attendrissant, trouvant du réconfort auprès de ses parents. Jeph Loeb et Tim Sale démontrent qu'ils sont capables de s'approprier n'importe quel personnage pour raconter une histoire touchante, et visuellement enchanteresse. Ils s'appuient sur les codes les plus ridicules des récits de superhéros (un clin d'oeil à l'amure verte et violette de Luthor avant 1986) pour évoquer l'émancipation délicate d'un jeune homme dans lequel ses parents ont placé de grands espoirs.

29/04/2024 (modifier)