Auteurs et autrices / Interview de Luc Brunschwig

Luc Brunschwig, auteur talentueux et jovial (ou aux zygomatiques coincés ?), et directeur éditorial des éditions Futuropolis, répond aux questions de BDTheque.

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Luc Brunschwig Salut Luc, pourrais-tu te présenter ?
Luc Camille Brunschwig, j’aurai 40 ans en septembre prochain (c’est important, ça, 40 ans… voir où on en est après s’être imaginé où on en serait), je mesure 1m73 pour 75 kilos (et tout n’est pas du muscle, loin s’en faut). J’ai perdu mes cheveux frisés style Jackson Five à 22 ans… ça fait donc 18 ans maintenant que je suis chauve comme un œuf, œuf auquel je ressemble pas mal (visage ovale et peu anguleux paré de petites lunettes cerclées métal bleu et d’un bouc de barbe)… je souris tout le temps, si bien qu’on ne sait plus trop si je suis fondamentalement jovial ou si mes zygomatiques se sont définitivement coincés voici plusieurs années.

J’ai toujours voulu faire de la bande dessinée, du moins depuis que j’ai 8 ans, âge auquel mon cadet Yves (6 ans, à l’époque) s’est mis à remplir des cahiers d’écolier des aventures d’un certain Takor l’Extra-Terrestre. Je lui ai emboîté le pas. Vers 18 ans, j’ai fini par comprendre qu’avoir envie de faire de la Bande Dessinée ne suffisait pas pour faire carrière, encore fallait-il que je découvre ce que j’avais envie de raconter à travers ce média pour ne pas être juste le type qui recopie ad nauseam les BD qu’il aime. En me penchant sur la question, j’ai réalisé que ma seule passion véritable, c’était « les gens », écouter ma mère et ses copines se raconter leurs vies en buvant le thé, ça, ça me faisait vraiment triper, même si je ne comprenais pas tout, loin de là.

Ta première série, Le Pouvoir des innocents, commence à dater (1er tome paru en 1992 !) mais a pourtant très bien vieilli… Quel regard portes-tu sur cette oeuvre « de jeunesse » ?
Accéder à la fiche de Le Pouvoir des innocents Fondamentalement, Le Pouvoir des innocents reste le genre de BD que j’ai envie de faire, c'est-à-dire une BD distractive mais avec une totale implication personnelle. Le fond politique n’est pas juste là pour habiller l’histoire. C’est vraiment la façon dont Laurent Hirn et moi voyons le monde et la façon dont nous aimerions le voir évoluer sous l’égide de quelqu’un de bienveillant et d’innovant comme peut l’être Jessica Ruppert.

J’irai même plus loin, en fait… Le Pouvoir des Innocents a carrément éveillé ma conscience politique qui était bien mince quand j’ai commencé cette série. J’ai vraiment essayé de capter « la marche du monde » en écrivant cette histoire, mais pas juste en m’imprégnant des théories des analystes reconnus… J’ai vraiment voulu identifier de mon point de vue les problèmes de la relation entre le pouvoir étatique et l’individu.

Mon analyse ne doit pas être trop mauvaise, d’ailleurs, puisque cette série qui n’avait sens en 1992 qu’aux Etats-Unis (c’est pour ça qu’on l’a située là-bas) a aujourd’hui des résonances très actuelles avec notre réalité française de 2007. C’est sans doute pour ça que "le Pouvoir" a plutôt bien vieilli malgré ses 15 ans. La série aurait pu être écrite aujourd’hui sans qu’il y ait grand-chose à changer.

Accéder à la fiche de La Mémoire dans les poches Le côté « fable sociale », déjà présent dans tes premières œuvres, semble être de plus en plus important pour toi (La Mémoire dans les poches, Le sourire du clown). C’est un sujet qui te tient à cœur ?
C’est le fondement même de mon écriture. L’homme dans la société. Ce qu’il y apporte, comment il est parfois impuissant à lutter contre des forces qui le dépassent, comment un seul individu peut faire évoluer une situation, bouleverser la vie des autres. J’aime non seulement imaginer des personnages forts, leur donner corps, une quasi réalité, mais j’aime aussi travailler sur leurs relations au monde qui les entourent. Comprendre la société dans laquelle les personnages vivent est essentielle pour les construire. L’homme de 2007 n’est pas l’homme de 1907… On ne travaille plus, on n’aime plus, on ne regarde plus ses enfants de la même façon aujourd’hui qu’on le faisait autrefois et cela ne cesse d’évoluer. Il faut en tenir compte pour bien cerner la psychologie d’un personnage même s'il est de fiction.

En particulier le sujet des banlieues semble être assez présent dans tes œuvres récentes. D’où te vient cette influence ?
En 1995, le festival d’Audincourt m’a proposé de réaliser un livre témoin de 30 ans de la vie d’une banlieue de sa naissance à aujourd’hui. J’ai rencontré des habitants qui avaient traversé ces trente années, qui ont vu un lieu de rencontres, de mixité culturelle, d’intégration, d’accession à un confort qu’ils n’osaient espérer, se transformer en ghetto, ignoré des pouvoirs publics ou du moins, mis à l’écart de la ville et de ses priorités. Pas difficile d’imaginer que tout ça allait finir par devenir l’un des problèmes majeurs de notre pays. En tant qu’observateur de la société, il m’était impossible de ne pas parler des banlieues et de le faire de façon alarmée sinon alarmiste.

Accéder à la fiche de Les Nouvelles Aventures de Mic Mac Adam Pourquoi avoir repris la série Les aventures de Mic Mac Adam, alors que celle-ci semblait arrêtée depuis pas mal d'années ? Une rencontre avec André Benn ?
En 1998, André cherchait un partenaire pour relancer Mic Mac Adam. Il pensait qu’il n’avait pas tout dit sur ce personnage dont les lecteurs gardaient la nostalgie et qui le lui réclamaient fréquemment… Par contre, il voulait que cette reprise tienne compte de l’évolution de l’écriture depuis 20 ans et développer la dimension humaine du personnage.

En lisant une interview de moi dans La Lettre de Dargaud, il s’est dit que je pourrais faire un bon scénariste pour cette série. Il m’a contacté. J’avoue avoir été intrigué et flatté qu’il pense à moi. J’ai dit « oui », parce qu’il est bon de sortir de sa routine, de bousculer un peu la logique de sa vie. Sinon, on s’encroûte, on ne se fait plus peur et on ne fait plus que faire ce qu’on sait faire.

Près de 2 ans après la refondation de Futuropolis, chez qui tu es directeur éditorial, quel bilan peut-on faire ?
Tout d’abord, je pense que Futuropolis a réussi, par ses publications, à calmer les esprits. On nous a accusés de tout, de vouloir faire de la BD indépendante avec un budget de poids lourds, de vouloir formater les auteurs en les pourrissant par l’argent… Je pense que nous avons trouvé une place à part dans le petit monde de la Bande Dessinée, en abordant des thématiques sociales, psychologiques, politiques et humaines peu exploitées par les indés ou la BD dite commerciale.

Ensuite, nous avons la possibilité d’offrir à nos auteurs des formats moins contraignants, plus ouverts que le 46 pages classique, leur permettant de développer leurs histoires de façon plus profonde, dans des narrations plus inhabituelles, permettant aux lecteurs de s’immerger longtemps dans des récits forts et subtils.

Accéder à la fiche de Les petits ruisseaux Comme en plus nous sommes 4 directeurs de collections pour un petit nombre d’albums, nous pouvons aussi passer beaucoup de temps à parler avec les scénaristes et les dessinateurs de leurs envies, de les pousser dans leurs retranchements pour qu’ils aillent au plus juste et au plus loin de ce qu’ils sont capables d’offrir.

Je pense que tout ce travail, ces nouveaux formats font des livres surprenants, atypiques, dont la qualité est très régulièrement saluée voir récompensée.
Ajoutez à cela que nous avons eu quelques beaux succès commerciaux sans rien renier de notre exigence d’écriture (Un homme est mort, Les petits ruisseaux, Période Glaciaire…), que nous équilibrons de plus en plus réalisations par des auteurs vedettes et albums d’auteurs talentueux mais débutants ou pas encore reconnus et vous verrez que dans un espace de liberté qui a tendance à se réduire d’année en année entre grosses machineries et petites maisons indépendantes, Futuropolis offre un véritable espace de pensée et de création aux auteurs.

C’était notre volonté en reprenant cette maison. C’est aujourd’hui une réalité et nous sommes heureux qu’après deux années notre rêve n’ait pas été dévoyé.

Accéder à la fiche de L'idole dans la bombe Petit retour sur l’échec (commercial et non critique !) de la Collection 32, six mois après son arrêt… après réflexion, quelles sont selon toi les raisons de cet échec ? Que ferais-tu différemment si tu pouvais recommencer ?
Il y aurait beaucoup de choses à dire. Je pense qu’il y avait trop de choses nouvelles à comprendre : qu’il s’agissait de chapitres d’une longue histoire à suivre, que ces chapitres allaient revenir très régulièrement et non tout les ans comme la production actuelle nous y a habitués. En plus de cela un prix surprenant, une couverture souple, pas de dos pour repérer l’album dans la bibliothèque, des dessins et une écriture pas toujours simple, cela faisait sans doute beaucoup de bouleversements pour un public somme toute très conservateur.

Il était donc nécessaire que les libraires éduquent leurs lecteurs sur ce nouveau concept. Mais cela exigeait de leur part beaucoup de temps et d’explications pour des livres dont le faible prix n’était pas bien rentable au milieu d’une marée quotidienne de nouveaux titres. Bref, des conditions difficiles pour porter un nouveau concept et lui permettre d’exister.

L’éditeur Paquet semble penser que le marché « BD feuilleton » à bas prix est rentable, avec la création de deux nouvelles collections sur ce créneau. Qu’en penses-tu ?
Que pour les mêmes raisons, il risque de se casser les dents sur la réalité de la vie des albums en librairie… Ceci étant dit, je serais très heureux, pour lui et pour l’avenir de la BD, qu’il me prouve que je me trompe.

Accéder à la fiche de Human Target Tu cites souvent Alan Moore et Frank Miller comme références/influences. Lis-tu toujours beaucoup de comics ? As-tu des coups de cœur récents ?
Je lis toujours des comics, toujours Alan Moore avec la même délectation (Miller n’a plus rien écrit de bien passionnant depuis le premier Sin City). Moore reste la preuve vivante d’une énergie, d’une imagination, d’une sensibilité qui ne cesse d’explorer, de créer, de se renouveler, de surprendre. C’est un exemple pour tous les scénaristes, toujours à cause du train-train qui nous guette tous. Il nous dit qu’il ne faut jamais baisser la garde. Et toujours donner le meilleur de nous-mêmes dans des histoires qui ont une véritable importance pour nous.

En ce moment, je suis très enthousiasmé par le travail de Strackzinsky sur Supreme Power, par Ed Brubaker et son Gotham Central (je suis moins fan des épisodes écrit par Greg Rucka qui se contente de re-transposer en BD ce qu’on voit à la télé), j’ai eu aussi un très gros coup de cœur pour Peter Milligan, le scénariste de Human Target, un garçon dont la puissance des idées et la finesse de l’écriture m’ont beaucoup impressionné…

Aimerais-tu que tes œuvres soient publiées en Angleterre et aux USA ?
Il y a quelques années, je t’aurais répondu oui, sans hésiter. Aujourd’hui, je m’en fiche un peu… Je fais ce que j’ai à faire… Je prends mon pied dans l’écriture. Ce que ça devient après, où c’est repris, par qui c’est lu… tant que tu n’en as pas de retour, c’est assez abstrait.

Extrait Le Sourire du Clown - tome 2 Quels sont tes projets en cours (BD ou autre) ? Tes prochaines parutions ?
L’actualité récente, c’est la sortie du premier Aprés la guerre regroupant les deux premiers chapitres parus en 32. En juillet, va sortir le cinquième et dernier Mic Mac Adam bouclant un cycle complet. En novembre doivent sortir Le sourire du clown 2 et Holmes 1.

Puis viendront Makabi 5 et La Mémoire dans les poches 2 dans le courant de l’année 2008.

En ce qui concerne Angus Powderhill, c’est un peu particulier, j’ai écrit la première moitié du tome 3 et puis, j’ai eu un trou, un vrai trou noir, qui m’a complètement démobilisé de cette série. J’ai demandé à Kris s'il se sentait l’envie de poursuivre à ma place (il travaillait déjà avec Vincent Bailly sur un futur projet). Il a accepté et a relevé le gant avec brio. Le tome 3 devrait paraître avant la fin de l’année.

Fin 2008 paraîtra aussi un album que je réalise avec le Festival de Blois dans le cadre de la collection « Parole De… »… Il s’agit ici d’un travail de collecte de témoignages auprès de gens illettrés.

Et enfin, tu m’as avoué (peut-être pour me faire plaisir) que tu es fan de BDTheque. Lis-tu toujours les avis des lecteurs ? Que penses-tu de ce genre de site ? As-tu un message à faire passer aux posteurs ?
Oui, je les lis toujours (je fais systématiquement un tour sur Bdthèque et différents autres sites de BD avant de travailler). Je suis davantage en quête de ce genre de témoignages, sincères et directs que du témoignage de journalistes professionnels souvent peu impliqués et peu critiques. En ce sens, les sites où les lecteurs peuvent poster leurs avis sont pour moi un véritable indicateur de la réception bonne ou mauvaise d’un album.

Merci Luc !



A voir :
Une planche de Makabi t5
Une planche de Mic Mac Adam t5
Une planche de La Mémoire dans les poches t2
Une planche du Sourire du clown t2
Un extrait de Holmes t1
Interview réalisée le 22/05/2007, par Alix (avec la participation de Spooky).