Auteurs et autrices / Interview de Eric Liberge

Eric Liberge trace une route très particulière dans la bande dessinée, entre expérimentations graphiques et techniques et albums fantastiques et biographies exigeantes.

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Photo de Eric LibergeBonjour Eric, ta toute première publication est a priori Premier Recueil, sorti en 1993. Peux-tu nous en parler ? C'était avec le fanzine Le Goinfre – il s'agissait pour les auteurs du journal d'assembler dans un premier recueil les courtes histoires qu'ils y avaient déjà publié. Et pour moi, c'était véritablement mon premier album. Couverture papier souple, une trentaine de pages – mais quand même, de quoi être fier, en tout cas, encouragé à continuer. Accéder à la série BD Monsieur Mardi-Gras DescendresIl faut attendre 1998 pour voir ton premier succès : Monsieur Mardi-Gras Descendres. On a l’impression que tu avais déjà quasiment atteint la maturité dès le tome 3. Peux-tu nous raconter la genèse de cette série ? "Mardi-Gras DESCENDRES" vient d'un univers de petits squelettes que j'avais griffonné en fin de 5ème sur des feuilles à dessin. Des années après, je me suis rendu à l'évidence : c'était cela que j'avais précisément envie de développer en album, avec un propos bien plus élaboré, c'est à dire un questionnement sur l'Au-delà à partir d'une satire qui parle de notre condition humaine, ici sur Terre. Un jeu de miroirs déformants, qui a fait l'essence de la série. Pourquoi a-t-on attendu aussi longtemps entre les tomes 3 et 4 ? Pointe Noire, l'éditeur de Mardi-Gras, avait fait faillite en 2002, et j'ai dû rechercher un nouvel éditeur pour finir la série, et c'est Dupuis, à ma grande surprise, qui a accepté. Accéder à la série BD Le Facteur Cratophane - Prologue à Monsieur Mardi-Gras DescendresAs-tu retravaillé le dessin lors du changement d’éditeur en 2005 ? Oui, car les 4 albums ont un style différent. Je voulais essayer ces changements. Mais avec le recul, je dirais que le vrai style "Mardi-Gras DESCENDRES" est celui du tome 2 version Pointe Noire, en pur noir et blanc. Pour Le Facteur Cratophane en 2016, j'ai essayé de coller à cette référence, même si j'ai entre-temps apporté du lavis, en niveaux de gris. Tu es revenu sur la série en 2018 avec un prologue… Y’a-t-il une chance pour qu’il y ait un autre tome dans un proche avenir ? J'y songe, effectivement – et il y a matière. Maintenant, je suis sur d'autres projets qui prennent tout mon temps, mais je n'ai pas dit mon dernier mot avec "Mardi-Gras DESCENDRES". Accéder à la série BD FornikandiasEt en 2000, de façon totalement inattendue, sort Fornikandias. Un hymne au sexe pour le sexe, avec une bonne dose d’humour et un brin de fond sur les mythes des satyres… Ma question : pourquoi ? A l'époque, une raison pécuniaire, comme tous les auteurs à qui il est arrivé un jour de traverser une période de vaches maigres en début de carrière. Et nous sommes nombreux, certains l'assument, d'autres pas. Moi, je l'ai totalement assumé car je ne l'ai fait qu'une fois, pour l'expérience, et, je l'espère, de manière intéressante et satyrique avec un regard philosophique sur l'Amour, qui dirige le développement de ces 11 ou 12 épisodes regroupés en album. J'ai pris cette opportunité comme n'importe quelle autre, pour voir. Un petit mot sur Le Dernier Marduk, ce diptyque teinté d’ésotérisme sort chez PMJ il y a une vingtaine d’années, qui a priori a moins plu que Monsieur Mardi-Gras Descendres ? Évidemment ! Ce n'était ni le même exercice ni la même échelle. Ce n'était absolument pas comparable. Marduk était une petite récréation graphique, chez PMJ éditions, rien de plus. Relayer te voit officier en tant que scénariste pour Vincent Gravé. Comment ce choix s’est-il opéré ? J'ai découvert Vincent Gravé lors d'un concours FNAC où j'étais membre du jury. Son dessin m'a immédiatement plu, et je l'ai amené chez Pointe Noire, où je lui ai proposé un projet d'album, sur un scénario de science-fiction que j'avais depuis quelques années. Accéder à la série BD Camille ClaudelUne rencontre positive puisque vous avez travaillé ensuite sur la biographie de Camille Claudel. Cet album reste-t-il un « virage » dans ton œuvre, vers des choses plus historiques, avec le Cas Alan Turing ? C'est vrai. Le Camille Claudel m'a orienté vers l'Histoire et les biographies. Je me sens plus à l'aise à dessiner le passé et l'historique, en somme le réel, que la fiction ou la fantaisie. En ce sens, cet album aura certainement été un tournant. Depuis tu collabores régulièrement avec Arnaud Delalande. Comment qualifierais-tu sa méthode de travail et son approche du media BD ? Il y a une très belle alchimie avec mon compère Arnaud – j'ai énormément de plaisir à travailler avec lui, et notamment avoir fait ce fabuleux projet sur Fritz Lang le maudit ensemble. J'ai adoré me plonger dans la vie de ce réalisateur majeur, et mettre l'expressionnisme en images. Accéder à la série BD Tonnerre RampantTu as enchaîné pas mal de titres relevant du fantastique : Tonnerre Rampant, Metal, … Quels sont tes modèles, tes inspirations dans ce genre ? Le fantastique « noir », ou gothique, comme on voudra – en tout cas l'ambiance. Là aussi, c'étaient des exercices de style dans un cadre bien particulier. J'ai un excellent souvenir de Tonnerre Rampant, qui a été un vrai exutoire à l'époque, une parenthèse tout à fait étrange entre deux "Mardi-Gras DESCENDRES". Peux-tu nous parler de ce récit singulier qu’est Notre part des ténèbres, drame social en huis clos ? C'est l'adaptation du roman éponyme de Gérard Mordillat, une chronique sociale à la façon d'un film d'action. Un autre exercice de style, réalisé avec le même plaisir. J'aime en fait aborder à chaque fois de nouveaux territoires pour ne pas refaire toujours la même chose. Accéder à la série BD Les Corsaires d'AlcibiadeAvec Denis-Pierre Filippi tu as réalisé les cinq tomes des Corsaires d'Alcibiade. Un petit retour sur cette série inachevée ? Si tu devais changer des choses, que ferais-tu ? Les Corsaires ont été une série où j'ai pu également tester graphiquement beaucoup de nouvelles choses. Et pour l'histoire en elle-même, je n'ai pas été scénariste sur la série. Je ne me permettrai donc pas d'intervenir dans les intentions originelles du scénariste. Je me suis contenté de ma partie – dessin et couleurs – qui était déjà suffisamment conséquente, pour mener le tout à bien. Et de mémoire, il n'y avait pas de 6e tome prévu je crois. Tu ne dédaignes à l’occasion, à participer à des séries et franchises créées par d’autres, comme Les Contes de l'Ankou, L'Art du Crime ou Voyageur. Quel est le challenge dans cette démarche ? Encore une fois, être capable de sortir de ma zone de confort – aller vers la nouveauté. C'est toujours un défi en soi. J'ai pour principe de ne jamais refuser un bon projet, pour le simple défi de pouvoir le faire. Il est important de savoir se renouveler. Accéder à la série BD Fritz Lang le mauditTon dernier album en date est encore un scénario d’Arnaud Delalande, Fritz Lang le maudit. C’est un album ambitieux, qui outre de montrer le destin perturbé du cinéaste viennois devenu allemand, décrit l’ascension inexorable d’Hitler. Etait-ce dans les intentions initiales du scénariste ou cette dimension s’est-elle fait jour au fil de la construction de l’histoire ? Non, ce parallèle était dans le projet initial. Arnaud souhaitait en faire au début un roman, puis il a songé à la BD, qui correspondait peut-être mieux au sujet. Et il a eu raison, car c'est à ce jour un des albums qui pour moi restera parmi ceux que j'ai eu le plus de plaisir à réaliser. J'ai pu à nouveau tester plein de nouvelles choses, et m'épanouir avec la couleur directe. Le travail sur les ambiances, notamment la reproduction d’images des films de Lang (entre autres) est remarquable. As-tu (re)visionné l’ensemble de sa filmographie pour l’occasion ? Plutôt sur la fin de l'album. J'ai bien sûr collé aux films de Lang, mais j'ai souhaité également ne pas trop me sentir parasité par ses univers, faire plutôt entrer les miens et m'approprier son œuvre comme je la voyais moi. Une planche de la série Fritz Lang le mauditJ’ai également admiré la mise en couleurs assez subtile. Comment définis-tu tes ambiances (sur cet album et sur les autres) ? Sur cet album en tout cas, sur le fil. Il a été assez difficile de contrôler les teintes pour qu'elles ne soient pas trop saturées. C'était un numéro d'équilibriste, passionnant . Pourquoi ne pas avoir continué l’histoire du cinéaste après son départ pour les Etats-Unis en 1934 ? Là, il faut demander au scénariste Arnaud Delalande :) Quels sont tes projets ? Je retravaille actuellement avec Futuropolis sur un projet qui s'appelle « Salvator Mundi », ce tableau attribué à Léonard de Vinci et vendu en 2017 à 400 millions d'euros. Je retravaille également avec Arnaud sur une biographie de Pier Paolo Pasolini, et aussi un autre projet chez Delcourt. Bref, du boulot ! Eric, merci.
Interview réalisée le 18/07/2022, par Spooky.