Editeurs et éditrices / Interview de Bernard Joubert

Journaliste, auteur du Dictionnaire des livres et journaux interdits paru l’été dernier, Bernard Joubert a bien voulu répondre à nos questions autour de la censure dans la bande dessinée, et également à propos de ses activités éditoriales chez Dynamite qu’il vient de quitter.

Voir toutes les séries de : Dynamite


Bernard Joubert Vous venez de faire paraître un Dictionnaire des livres et journaux interdits aux éditions du Cercle de la Librairie, spécialisées dans les ouvrages de référence concernant les métiers de l’édition, de la librairie et des bibliothèques. Pouvez-vous nous parler de ce livre ? Qu’est-ce qui l’a motivé ?
Ma première idée, lorsque je me suis lancé dans ce projet, en 1994, c’était d’en finir avec l’obscurité entretenue autour de la loi de 1949 et de son application. Beaucoup de gens s’exprimaient sur la censure — des journalistes, des politiciens, des universitaires, etc. —, mais, aussi étonnant que ça puisse paraître, ils ne disposaient d’aucune base de données pour asseoir leur réflexion. On n’imagine pas un universitaire donner une conférence sur Victor Hugo en sachant seulement que celui-ci a écrit les Misérables. Mais je voyais s’exprimer sur la censure des gens qui auraient été dans l’impossibilité de citer dix titres interdits — alors qu’il y en a eu des milliers. Je ne leur jette pas la pierre, même les pouvoirs publics auraient été incapables de leur fournir des réponses.

Si cette base de données a été si longue à élaborer, c’est parce qu’il ne suffisait pas de compiler les arrêtés parus au Journal officiel. Le plus gros de mon travail a consisté à retrouver les publications pour savoir ce qu’elles contenaient. Pour ce qui est de la bande dessinée, j’avais déjà sous la main bien des choses, c’est mon milieu professionnel depuis toujours. Lorsque j’ai donné ma première conférence sur le sujet, à Angoulême, en 1988, j’avais repéré environ un millier de BD. Je suppose que Suspect magazine, les Grands Romans noirs dessinés ou Dossier noir ne vous évoquera rien. Ce sont des revues BD, en l’occurrence policières, qui ont été interdites dans les années 50-60. Voilà ce qui a été le plus difficile, mais aussi le plus excitant : mettre à jour des journaux oubliés, des écrivains inconnus, des éditeurs qui changeaient de raison sociale comme de chemise... Découvrir qui se cachait sous les pseudonymes, sous quels nouveaux titres les publications interdites reparaissaient... Et ce que j’ai trouvé le plus savoureux, rendre enfin public les commentaires de la Commission de surveillance, l’institution au cœur du dispositif de censure, qui n’aime rien plus que d’œuvrer dans l’ombre.

Le Dictionnaire - Editions du Cercle de la Librairie Quand on lit, au travers de votre dictionnaire, les avis rendus par la Commission de surveillance sur certaines publications censurées, on est frappé par le caractère souvent homophobe de ceux-ci. Était-ce dû simplement à une époque aujourd’hui révolue ?
Dans les années 50-60, la Commission a été extrêmement homophobe, d’une homophobie inexcusable, qui dépassait ce qui était commun dans la société. Je ne dis pas ça parce qu’elle traquait l’érotisme homosexuel : elle n’agissait pas différemment avec l’érotisme hétérosexuel. Mais elle œuvrait pour que la société soit homophobe, pour que les homosexuels gardent un statut de parias. Par exemple, elle trouvait tolérable Sexual digest, une revue de sexologie grand public, sorte d’Union des années 50, très sage, avec des dessins de Jean Effel — celui qui illustrait les timbres de lutte contre la tuberculose vendus par les écoliers. Sauf qu’on pouvait y lire ces phrases émanant d’un lecteur : « Allons droit au but. Je suis un homosexuel par la pensée et le désir. Bien qu’ayant reçu une bonne instruction, jeune homme encore, je ressentais déjà pour mes semblables un penchant absolu. » Il n’en fallait pas plus pour qu’il soit envisagé d’interdire Sexual digest, parce que laisser place à ce lecteur comme à une personne normale était « une propagande à peine déguisée en faveur de l’homosexualité ». La « propagande homosexuelle » a été le grand argument pour faire interdire Arcadie et le journal Futur, par le biais de la protection de la jeunesse, qui servait, sur ce sujet-là comme sur d’autres (anticléricalisme, anticolonialisme, protectionnisme en faveur des dessinateurs français...), de prétexte commode.

Donc, pour répondre précisément à votre question, l’état d’esprit de l’époque n’expliquait pas à lui seul ce comportement. Il y a toujours eu dans la composition de la Commission de très actives associations familiales et de jeunesse, avec même de vrais morceaux de curés dedans les deux premières décennies. Dernièrement, quand la Commission a souhaité, sans les obtenir, des poursuites judiciaires contre le Klezmer de Joann Sfar, chez Gallimard, qui montre « une image dégradée de la femme », c’était à l’initiative de la représentante du Syndicat national de l’enseignement chrétien. La Commission n’a intrinsèquement pas changé. Mais ce que je m’empresse d’ajouter, c’est qu’elle s’agite aujourd’hui dans le vide, elle n’est plus écoutée. Elle n’impressionne même plus les éditeurs — du moins ceux ayant appris à la connaître — alors qu’auparavant, ils étaient terrifiés.

Marvel - 1971 : la censure ne laissa pas cette revue pionnière des super-héros en France dépasser son treizième numéro. En effet, vous expliquez à quel point l’auto-censure des éditeurs a pu fonctionner sous la pression de la Commission. Par exemple pour des revues de bandes dessinées comme Strange (ed. Lug) que les amateurs de super-héros connaissaient bien et qui a perduré ainsi de nombreuses années.
Ah ! ça ! Ça peut rappeler des souvenirs à pas mal de monde ! On est nombreux à avoir été traumatisés, adolescents, par la censure des super-héros. Découvrir un jour, en comparant un Strange et un comic book Marvel, que les dessins des versions françaises étaient édulcorés, c’était comme apprendre avoir été trahi par un ami pendant des années. Bien sûr, les journaux Tintin ou Spirou passaient par un filtre d’autocensure eux aussi, et Franquin ou Edgar P. Jacobs durent parfois redessiner certaines de leurs cases, mais on était là dans une cuisine éditoriale qui préside à toute création et, de cela, les lecteurs ne pouvaient pas avoir connaissance. Et même s’ils l’apprenaient, longtemps après, ils gardaient le sentiment d’avoir lu l’œuvre originale, non dénaturée. Tandis que dans Strange, le constater dès parution était facile, il suffisait de se procurer une édition américaine, ou anglaise, ou italienne. Le lecteur francophone se sentait discriminé. C’était comme lui lancer à la figure : « Tu es un esprit inférieur, et ces bandes étrangères que tu aimes, on ne les respecte pas. »

Enfin, ce qui a été grave, c’est que cette autocensure soit devenue routinière pour les éditions Lug — ce fut moins le cas chez ses concurrents, Arédit/Artima et Sagédition. Pourtant, Lug avait seulement connu deux gros problèmes, des menaces de poursuites judiciaires contre Fantask, en 1969, et l’interdiction aux mineurs de Marvel, en 1971 — alors qu’Artima, c’est un scoop de mon dictionnaire, a eu cinq revues interdites dans les années 60. Dès lors, Lug a inclus les « ateliers de retouchage » dans son processus éditorial et a caviardé le matériel américain jusqu’à son rachat par Semic, une vingtaine d’années plus tard. L’idée qu’il était normal, en France, de retoucher les bandes américaines a été complètement intériorisée, même lorsqu’il n’y a plus eu aucun danger à les publier. Aux lecteurs qui se plaignaient, les éditions Lug répondaient invariablement que c’était la Commission qui les obligeait à cette pratique regrettable, alors que ce n’était plus le cas depuis longtemps. Ça me fait penser à la fameuse expérience de Milgram sur la soumission à l’autorité. Après avoir obtempéré aux premiers ordres, l’individu ne trouve plus la force de désobéir et décharge la responsabilité de son comportement décérébré sur les autres. « On m’a dit de... » L’autocensure sans cervelle, c’est ce qu’il y a de pire. C’est malheureusement assez fréquent dans l’édition, aujourd’hui encore.

Resident Evil 4 - Sony PS2 - Capcom Y-a-t-il toujours cette peur de sanctions, bien que vous dites que les recommandations de la Commission ne soient plus suivies, grosso modo, que dans 5% des cas ? Pourquoi la loi de 1949 sur les publications destinées à la Jeunesse n’est-elle pas abrogée selon vous, alors qu’elle paraît devenue totalement obsolète à l’évidence ?
Comment pourrait-on abroger une loi qui a pour vocation affirmée de protéger la jeunesse ? La jeunesse ne serait plus protégée. Ce serait la barbarie, l’apocalypse. Et quand bien même le législateur prendrait conscience que, depuis soixante ans, cette loi n’a fait qu’emmerder le monde ou, au mieux, été parfaitement inutile, qu’avec ou sans elle les jeunes ne seraient pas davantage devenus homosexuels ou assassins, qu’y a-t-il à gagner dans sa suppression ? Que des critiques de la part des associations familiales et de jeunesse pour qui la Commission est une dernière illusion de pouvoir. Mais comme, quand même, ce machin hérité de la Quatrième République prend de la place et du temps, qu’il faut y consacrer toute une administration, réceptionner et redistribuer par courrier des centaines de publications tous les mois, des projets de réforme sont étudiés de loin en loin. Sans jamais aucune suite. Même Sarkozy, du temps où il était ministre de l’Intérieur, avait lancé une réflexion pour une réforme. Puisqu’on ne fait plus rien de concret avec cette loi, il était envisagé de la réduire à une autorégulation surveillée des éditeurs. Mais ce n’est pas ce que veulent les associations. Elles aimeraient avoir le bâton de gendarme entre leurs mains, et qu’il soit le plus gros possible. Si l’on réforme la loi, pour elles, il faut que ce soit pour la régénérer et l’étendre. Que le contrôle de la Commission englobe les jeux vidéo par exemple. Inutile de vous dire que ceux qui réclament ça seraient bien incapables de dépasser l’écran de démarrage de Resident Evil. Ce sont des "experts" aux capacités très limitées. S’attaquer aux BD était plus facile, il suffisait d’avoir un pouce pour feuilleter.

Images Interdites - Yves Frémion (1989) Vous êtes un spécialiste de la question de la censure en France. Avant le Dictionnaire des livres et journaux interdits, vous aviez commis avec Yves Frémion en 1989 l’ouvrage Images Interdites, paru aux éditions Syros-Alternatives. D’où vous vient cette vocation particulière ?
Ma première publication sur la censure remonte même aux années 70. Ça s’appelait Before/Après, et c’était une plaquette publiée par l’équivalent suisse du Collège de pataphysique, le Centre de recherches périphériscopiques. J’avais dix-sept ans et, deux ou trois ans auparavant, j’avais découvert cette autocensure française des super-héros qu’on vient d’évoquer. Traumatisme, donc, colère, et premières recherches sur ce qu’était cette fichue loi qui prenait les adolescents pour des demeurés. J’ai lu le Plaidoyer contre la censure de Maurice Garçon et je me suis procuré des procès-verbaux de la Commission. Un coup de chance, ils ne sont photocopiés qu’à quelques exemplaires et la loi stipule qu’ils ne doivent pas être rendus publics. Je vous révèle mes sources trente ans après : je les ai eus par Henry Blanc, qui dessinait Signé Furax et San Antonio dans France soir. Henry est un cousin éloigné qui passe un jour saluer mes parents. Bien sûr, on ne parlait que de dessin lui et moi — il m’envoyait de ses originaux que je m’empressais de placer sous verre entre mes posters de Gir et de Druillet (pas le même genre).

Ce jour-là, je lui évoque mes recherches naissantes sur la loi de 1949, et, surprise, il m’apprend que, quelques mois plus tôt, il a été nommé à la Commission. Les représentants des auteurs sont choisis par les organisations syndicales, et il avait participé à l’obtention de la carte de presse pour les dessinateurs. Il n’avait jamais mis les pieds à une réunion, mais deux procès-verbaux traînaient dans le coffre de sa voiture. Comme ils n’étaient photocopiés que d’un côté, ils lui servaient de papier de brouillon. Voilà comment une liasse de feuilles presque récupérée dans une poubelle a pesé dans ma vocation. Quand j’ai découvert, dans le texte, la bêtise des censeurs, il est devenu clair que ça dépassait mes lectures de super-héros contrariées. Il y avait là des nuisibles à la société qu’on ne pouvait pas laisser agir impunément. Je me souviens que c’est le sentiment qui m’a dominé à la lecture de leurs commentaires. Des imbéciles dangereux !

Accéder à la fiche de Les Ménagères en chaleur Depuis 2002 vous animiez les éditions Dynamite, label de La Musardine consacré à la bande dessinée érotique, que vous quittez cette année. Pouvez-nous nous dire un mot de cette activité que vous avez tenue durant ces six dernières années, votre motivation initiale, les résultats obtenus, et les raisons de votre départ aujourd’hui ?…
Si l’on ne doit garder qu’un souvenir de ces années Dynamite, j’aimerais que ce soit : il est tout à fait possible d’éditer des BD choquantes en ne pratiquant aucune autocensure. Et puis aussi : ne pas laisser la BD éroticoporno aux mains des marchands de papier lui donne meilleure mine. La quarantaine de titres qu’on a publiés ont été réalisés avec passion, je n’arrivais rien à déléguer : les scans, les traductions, les lettrages, les maquettes... Et les lecteurs ont suivi, les ventes n’ont cessé de progresser, alors que le genre était commercialement à l’agonie au début de la décennie. Je pars donc alors que tout va pour le mieux.

Ce qui m’a fâché, c’est que La Musardine veuille depuis peu m’obliger à une forme d’autocensure dans la présentation des albums : une mention "réservé aux adultes" ou une mise sous plastique, avec même la non-distribution de certains titres en librairie. Or, je le refuse car c’est aller plus loin que ce qu’impose la loi et cela nous ferait retomber dans le ghetto du livre honteux, du produit de sex-shop. Dynamite avait parfaitement le droit d’éditer comme elle le fait depuis six ans, et les libraires ne se sont pas égarés à vendre la Vicieuse (tome 4 de la série Les Instincts pervers) ou Les Ménagères en chaleur à des petits enfants. Nous n’avons eu ni procès ni interdiction, ce qui ne relève pas de l’exploit mais de la normalité : la dernière BD interdite d’exposition en librairie remonte à 1996, le dernier éditeur condamné pour une BD porno à 1993 — et, même à l’époque, il s’agissait de cas très isolés, d’exceptions.

Magazine italien Blue Les projets annoncés dans le dernier numéro de Zoo (un album de Georges Pichard inédit notamment, ou encore un nouvel album de Erich Von Götha) sont ils maintenus ?
Oui, j’espère d’ailleurs que Dynamite continuera vaillamment sans moi, la machine est lancée. Le troisième tome de Twenty est bouclé et prévu pour septembre. Il devrait être imprimé simultanément en cinq langues. Pour le Pichard, en octobre, son ultime BD, je tiens à m’occuper encore des scans. C’est un mélange de hachures serrées et de traits fins, ça me rendrait malade que ces détails soient perdus comme ce fut le cas dans l’intégrale Paulette chez Albin Michel. Je n’ai pas connu Pichard, mais j’ai une grande tendresse pour lui. J’aime son courage d’auteur et tous les témoignages de gentillesse le concernant, lui qui imaginait sur papier d’effroyables récits sadomasos.

Avez-vous d’autres projets éditoriaux , notamment dans le domaine de la bande dessinée érotique ?
Non. Je ne me sens pas l’envie de fonder un Dynamite bis. Une revue de librairie, peut-être. J’ai participé à la création de Blue, en Italie, dans les années 90, et j’ai toujours été désolé que nous ne puissions rien lire de semblable en France — une belle revue faisant place à la BD, aux arts plastiques et même à la politique, sur le thème de la sexualité. Blue approche de son n° 200, ce n’est pas rien. Ça aurait pu se faire un jour en Dynamite. Dommage.



Liens :
http://dictionnaire.joubert.free.fr/
Commandez le Dictionnaire des livres et journaux interdits
Interview réalisée le 06/04/2008, par François Boudet.