Les interviews BD / Interview de Kris

Kris est un auteur comme on n’en croise pas souvent. A son look de chanteur altermondialiste il oppose une rigueur dans le travail hors du commun, un perfectionnisme rare. Mais c’est aussi un garçon charmant, amateur de vieilles charrues et de ping-pong.

Voir toutes les séries de : Kris


Au programme : 1/ Les premières oeuvres - 2/ La période Futuro - 3/ Le Kris intime

Kris - © Sibylline 2009 Salut Kris. Tu fais tes débuts avec Toussaint 66, avec Julien Lamanda aux pinceaux… cette première histoire ressemble à une sorte d’exorcisme, puisqu’à travers les errements du héros (ou plutôt de l’anti-héros) on pourrait lire quelques éléments de ta vie. Peut-on te taxer de narrateur de l’intime ?
C’est joliment dit. Je ne l’avais jamais formalisé ainsi mais c’est peut-être vrai. J’ai toujours su que ce qui m’intéressait le plus dans l’écriture, c’était les personnages, le fameux « facteur humain », bien plus que les rouages d’une formidable intrigue. Le deuxième aspect n’est pas à négliger mais mon but c’est toujours de prendre le lecteur par la main, d’arriver à créer une vraie empathie entre lui et le(s) personnage(s) qu’il va suivre tout au long d’un certain nombre de pages. Si on y arrive, c’est gagné et il en restera forcément quelque chose après la lecture. Une simple mécanique, aussi habile et bien huilée soit-elle, restera ce qu’elle est : un truc froid, peut-être tape-à-l’œil sur l’instant ou par moments mais certainement pas quelque chose auquel on s’attache. A moins d’être fan de tuning peut-être… Mais comme ce n’est pas mon cas…

Accéder à la BD Toussaint 66 Bref, l’humain avant tout donc. Et par voie de conséquence la dimension intérieure des personnages. L’intime du coup, oui. Ce qu’ils ont dans le ventre et dans la tête en gros. Alors, forcément dans ces cas-là, on met beaucoup de soi, même par des voies parfois très détournées. Soi-même, c’est quand même ce qu’on connaît le mieux ! (enfin, a priori…). Ça ne suppose pas obligatoirement une forte introspection, ni même de grandes réflexions préalables. Ça peut sortir sans qu’on s’en rende vraiment compte. Et je me suis toujours considéré comme un écrivain « instinctif » plutôt qu’un habile « technicien ».

Dans Toussaint 66, je croyais sincèrement partir pour écrire une vraie fiction un peu burlesque, une fantaisie du quotidien, quelque chose comme ça. Ce n’est que petit à petit que je me suis rendu compte que je parlais effectivement surtout de moi et de ma famille. Mais ça tient aussi à des contingences extérieures. Le personnage de Muriel par exemple, sur qui repose tout de même toute la deuxième partie de l’histoire, n’était même pas dans le scénario quand nous avons signé le contrat ! Mais j’ai une cousine du même nom qui est décédée brutalement durant cette période. Nous étions très proches et venions tout juste de passer nos vacances ensemble en Irlande. Ça a été un choc. Et comme un sale clin d’œil du destin, elle était la fille de cet oncle qui a principalement inspiré le personnage de Toussaint Polignac. Cet oncle qui avait lui-même disparu durant près de 15 ans et que ses parents avaient cru mort. Bref, tout ça a totalement rejailli sur l’écriture et c’est seulement là que j’ai réalisé que j’écrivais avant tout une histoire sur l’absence, sur ce qu’elle peut nous faire subir ou rater, sur la façon dont, malgré elle, on arrive à garder des liens.

Un extrait de Toussaint 66 Ça a été aussi le cas pour Coupures irlandaises, prévu également au départ comme une pure fiction à laquelle mon « expérience » irlandaise devait juste me servir à créer un cadre réel qui tenait la route. Et là aussi, il a bien fallu me rendre à l’évidence que j’écrivais avant tout, et presque uniquement, ce que j’avais ressenti ou vécu là-bas.

Je crois qu’il faut bien se l’avouer, tel que je le ressens, un scénariste est un peu un schizophrène qui a réussi… (ou en tout cas qui a trouvé un remède efficace). Tous mes personnages, réels ou fantasmés, c’est un peu moi quelque part ou moi tel que je me fantasmerais dans telle ou telle situation ou parcours de vie. Le fameux aveu Madame Bovary, c’est moi, c’est on ne peut plus vrai. Une fois qu’on l’a compris, on peut y aller franchement et, avec un peu de bol et de courage, réussir même à être sincère. Ecrire dans le but d’être publié est de toute façon un acte impudique. Il ne faut pas le faire uniquement dans cette optique exhibitionniste car ce n’est évidemment pas une fin en soi. Il faut avoir des choses à raconter, être en éveil permanent pour continuer à en avoir, s’enrichir et s’enrichir encore, de mille ou d’une seule façon… Mais écrire, c’est se raconter. Tout en évitant comme la peste de se la raconter. La frontière est extrêmement poreuse et on évolue souvent sur un fil. La différence à l’arrivée, c’est le lecteur qui arrive à investir son propre vécu dans votre histoire. Ou pas. Oui, narrateur de l’intime mais pas de son nombril.

Accéder à la BD Le Déserteur Quel est ton sentiment suite à l'arrêt de la série Le Déserteur ? D'ailleurs, quel facteur en a été la cause ?
Je n’ai pas de rancœur. C’est ainsi, on le sait (ou on doit le savoir en commençant), ça fait partie du « métier », comme on dit. Et si vous vous arrêtez à chaque échec, autant changer de voie tout de suite. Vous ne trouverez aucun, mais alors aucun auteur, aussi grand soit-il aujourd’hui, qui n’en a pas subi et souvent des bien plus douloureux. Quant aux facteurs, ils sont multiples : un tome 1 mal maîtrisé et dont la réalisation s’est étalée sur 3 ans (c’est en fait le premier que j’ai écrit même si Toussaint 66 est sorti avant car réalisé en 10 mois), ce qui déjà plombe la série d’entrée de jeu. Puis un conflit entre moi et Guy Delcourt suite à ma décision de faire Un homme est mort chez Futuropolis plutôt qu’avec lui, ce qui fait que notre tome 2, bien plus réussi déjà à mon sens, sort sans réel soutien à une date difficile. A ce moment-là, la question ne se pose plus : on fait encore un tome et on arrête. Sauf que la série était vraiment écrite dans une optique de 5 albums. Si on avait insisté, Guy l’aurait quand même sûrement fait ce tome 3. Mais scénaristiquement, ç’aurait été du foutage de gueule… Et c’est quand même surtout notre nom qui apparaît sur la couverture et donc nous qui devons assumer une série qui ne tient pas la route.

Accéder à la BD Le Déserteur Sur le moment, évidemment qu’il y a une énorme frustration, et même de la colère, car Obion a été entraîné dans ce conflit où il n’avait rien à voir. Mais ça n’a pas vraiment duré. Pour Obion, j’étais trop persuadé de son talent pour ne pas être certain qu’il sortirait de cette mauvaise passe. Et je savais que je n’étais pas le seul à le penser. De mon côté, j’étais déjà bien engagé avec Futuro puisqu’en même temps que Un homme est mort, j’avais signé deux autres contrats avec eux dans la foulée. Donc bref, on s’est fait la gueule avec Delcourt pendant deux ans mais sincèrement, j’ai vite renoncé à lui faire accepter que, dans cette histoire, j’étais le gentil et lui le méchant. Surtout qu’après tout, on peut très bien penser l’inverse. Et il le pensait sûrement sincèrement. Tout ça, c’est de l’humain et je préfèrerais toujours traiter avec des types passionnés, donc forcément d’une mauvaise foi éhontée plutôt qu’avec des gestionnaires réellement hypocrites. Car je pense que, quand je veux, je me défends aussi très bien question mauvaise foi éhontée. La preuve ? Je peux vous assurer que le Stade Brestois remontera un jour en Ligue 1 (en battant le PSG 3-0 pour la montée)…

Bref, l’important, c’est surtout de savoir se dire les choses puis tirer un trait et de continuer à aller de l’avant. Avec Delcourt, on s’est dit les choses il y a 3 ans. Et on a tiré un trait cette année à Saint-Malo. Et donc, je continue à aller de l’avant. Après, est-ce qu’on reprendra la série un jour, mystère… Obion me dit qu’il pourrait toujours être motivé. Mais son style a tellement évolué alors, je ne sais pas. Et puis, dans ce cas, je voudrais refaire le T1… Enfin bon, ce n’est pas gagné, désolé pour les acheteurs des deux premiers tomes.

Un extrait du Déserteur As-tu l’intention de retravailler avec Obion un jour ?
J’espère bien. Et rien ne s’y oppose. Il faut « juste » que je trouve un jour un scénario à la hauteur et idéal pour lui. Mais je vous dirais que je suis presque plus curieux de ce qu’il fera quand il réalisera un album enfin tout seul. Obion a largement le potentiel d’un auteur dit « complet ». Et pas en petit braquet. Mais lui aussi est très exigeant alors ça prend du temps. Idéalement, j’aimerais qu’il suive totalement sa voie et moi la mienne puis qu’ensuite, on se découvre de nouveau un beau terrain de jeu commun. Maintenant, si ça se fait avant, je ne cracherais pas dessus, hein… En attendant, on se lit mutuellement, on cause de tout et principalement de rien, on se moque l’un de l’autre (surtout lui, il est très fort. Et avec Miss Gally, à deux, ils sont beaucoup très fort)…

Lire la suite...
Interview réalisée le 13/08/2009, par Spooky, avec la participation d’Alix et Pollux29.