Les interviews éditeurs / Interview de Thierry Play - Editions Tabou

Les éditions Tabou, spécialisées dans la bande dessinée érotique, et son directeur général Thierry Play étaient présents au festival BD d’Angoulême. Ce fut l’occasion d’une cordiale rencontre.

Voir toutes les séries de : Tabou


Thierry Play - Editions Tabou Parlez-nous des éditions Tabou ; comment est née la branche bande dessinée ?
Par hasard comme la plupart de mes aventures éditoriales… ou humaines. J’éditais avec Tabou des livres de "sexologie pratique" (pour améliorer ses connaissances d’amant : fellation, cunnilingus, plaisir anal, caresses) et j’étais en relation commerciale avec des libraires et des magasins spécialisés.

Un jour que je rendais visite à la boutique Démonia à Paris, Laurence Dorra, la patronne du magasin, me dit : « Je t’ai envoyé un dessinateur qui cherche un éditeur. J’adore ce qu’il fait ! ». Je rencontre donc un certain Xavier Duvet qui me raconte ses déboires avec IPM (l’éditeur érotico-porno des années 90, disparu depuis), sa "survie" grâce à son site web, sa volonté de trouver un éditeur sérieux. Le courant passe entre nous et je me dis : « Si le destin a voulu que je rencontre ce dessinateur talentueux, c’est que c’est le moment. » Je me lance alors dans l’édition de ses/mes trois premiers titres : Le journal d’une soubrette, Féminisation et Transfrancisco. Le succès est immédiat tant la demande en bon érotisme est importante. Suivent alors d’autres albums de dessinateurs venus du monde entier : Zanier du Canada, Man et Gambedotti d’Espagne, Camic, Manunta et Saudelli d’Italie, NevraX de… Montélimar.

Vous êtes parti dans la foulée des éditions Dynamite - beaux albums de qualité - mais vous semblez accélérer le rythme sur eux et passer en tête en terme de production d’’albums. Quelle est votre stratégie ?
Je n’ai pas vraiment de stratégie. Je ne suis pas un homme de calculs. Je fais ce que j’aime en me disant que je ne suis pas exceptionnel et donc, que d’autres devraient aimer. Pour Dynamite, je nous considère (et je crois que c’est réciproque) comme confrères : Si Dynamite produit de beaux et bons livres, cela sert Tabou , si Tabou produit de beaux et bons livres, cela sert Dynamite. En fait, tout cela sert les lecteurs et, bien que l’on reste encore stigmatisés, le monde de la bande dessinée.

Accéder à la fiche de Discipline Combien tirez-vous d’exemplaires en moyenne par album et les ventes suivent-elles au même rythme ? (Le marché est-il en train de se développer ?)
Tabou fait de petits tirages à 3000 ou 4000 exemplaires et réédite rapidement, en 12 mois en général. Je connais suffisamment bien le monde de la production pour obtenir les meilleurs prix pour la meilleure qualité tout en produisant en France, ce qui est un peu une gageure aujourd’hui. Ça me permet de pouvoir faire de petits tirages et donc de produire beaucoup de titres dans un court laps de temps. Mais beaucoup ne signifie pas de piètre qualité : je suis toujours exigeant en suivant trois critères : un dessin de caractère, un scénario construit, des dialogues de qualité. En ce qui concerne le marché, il se développe car les points de vente reviennent à moins de paranoïa.

La concurrence avec Glénat ou Delcourt risque d’être rude. Une saine émulation selon vous ?
Le fait que de grandes maisons d’édition s’intéressent à l’érotisme montre que l’on est sur la bonne voie. Ils influencent aussi beaucoup les libraires qui après avoir boudé la spécialité s’y intéressent à nouveau. Bien sûr, de voir arriver des poids lourds dans notre pré carré change un peu la donne, entre autre en ce qui concerne certains projets de classiques qui nous intéressent tous ; néanmoins, nous avons une longueur d’avance : nous avons une dizaine de projets en cours dont certains ne passeront pas inaperçus.

Couverture de La Blonde Vous publiez des auteurs italiens ou espagnols. Nous vous devons une redécouverte du brillant Franco Saudelli (qui reçut le prix Lucca du meilleur dessinateur en Italie) par exemple. Quelle est votre politique en matière de traduction d’œuvres étrangères ?
Éditer les meilleurs. Ceux qui ont un style, des idées, un talent. Ceux qui sont oubliés, ceux qui n’arrivent pas jusqu’à nous, ceux en gestation. Saudelli avait été édité par Dargaud en 1986 avec une traduction déplorable et une mise en couleur pitoyable. Avec Franco nous avons décidé de réécrire les dialogues et d’imprimer en noir, comme la version d’origine. Et Franco, qui n’était pas revenu à Angoulême depuis 26 ans, a été emballé de dédicacer à nouveau. Nous nous attelons aujourd’hui au second volume de La Blonde qui, étrangement est inédit en français.

L’autocensure des éditeurs semble reculer (cf. Delcourt qui se lance à son tour dans le hot) ; ne craignez-vous pas un retour de la censure d’État a contrario ?
Oui et non. Je pense que les associations moralistes vont de nouveau se mobiliser. Reste au réseau de commercialisation d’être intelligent : Ces associations reprochent que leurs chères têtes blondes puissent tomber sur un dessin porno entre Tintin et Garfield ? Si le libraire est malin, il créera un endroit clairement délimité, à hauteur d’adulte pour que les gamins ne s’y aventurent pas. Bien sûr, ce sera à portée des gosses de 15 ans mais là, je pense que l’on ne peut plus dire que ce n’est pas de leur âge (la majorité sexuelle est à 15 ans en France) et toute personne n’ayant pas oublié son adolescence comprendra. En ce qui concerne l’Etat, je ne pense pas que la censure revienne sans quoi il faudrait interdire Manara, voire retirer Sade de la Pléiade.

Accéder à la fiche de Les 4 Amies Je pensais en parlant de l’État à cette fameuse commission de surveillance des publications pour la jeunesse (en rapport avec la loi de 1949), qui rend toujours ses avis et qui, si l’État ne donne pratiquement plus jamais suite, reste un risque de censure... Il y a toujours ce risque d’un retour de l’ordre moral... Ne faudrait-il pas revoir cette loi qui pèse sur la BD pour adultes ? Que penser aussi de cette morale qui condamne toujours plus le sexe plus que la violence ?...
C’est une des contradictions de notre société. On pense que la jeunesse doit être protégée davantage de la sexualité que de la violence. De ce fait, les jeux vidéo, les films et la télévision, la littérature et la BD banalisent la violence et la mort… mais sans sexe… en tout cas visible. Ca me paraît grave pour une société de dire que "faire l’amour" est pire que de frapper quelqu’un, pire que de tuer. Néanmoins, ne dramatisons pas : on ne voit pas d’ados qui tuent leur copain à coups de couteau parce que dans telles BD d’heroic-fantasy tout le monde le fait. Pareillement, pourquoi un adolescent qui lirait une BD érotique irait se jeter sur ses camarades ou son cochon d’Inde. Tout ça est à mon sens ridicule. Sans faire de propagande pour que les mineurs aient accès à ce domaine, reconnaissons que ce n’est pas une catastrophe et que ça ne mérite pas une règlementation. Quant à la loi de 1949, s’il est vrai qu’elle est obsolète, et il serait bon de remettre tout ça à plat, n’oublions pas qu’elle n’est pas appliquée alors qu’une nouvelle loi, moins stricte le serait et censurerait sans doute plus. Quant à l’ordre moral d’État, oui, on peut revenir à une application stricto sensu de la loi. On peut aussi avoir un dictateur. On a la Société que l’on mérite. A mon sens, c’est au peuple de refuser les atteintes à la liberté car, avant le pouvoir d’achat et le chômage, c’est notre bien le plus précieux.

Vous avez également un nom de plume : « Master Tabou » que l’on voit dans les albums, où vous signez parfois les traductions et les dialogues. Parlez-nous de ce travail, est-ce plaisant ? Ajoutez-vous votre touche ?
Ah, ah ! Vous êtes observateur… Moi qui voulais être discret ! Oui, j’écris les dialogues ou révise les traductions. C’est un travail qui me convient bien et je crois que j’ai un certain talent pour ça. En tout cas, mes auteurs sont satisfaits. Une traduction littérale, surtout en BD qui utilise beaucoup de références culturelles et linguistiques, n’a pas de sens. Je m’attache à garder le sens des idées et le cap du scénario mais j’y mets mes mots et, selon la volonté de l’auteur, mes idées. Cela permet au lecteur francophone de s’imprégner pleinement du récit sans buter sur une phrase qui, transposée brute d’une culture à l’autre, deviendrait incompréhensible ou neuneu et feraient retomber l’attention. Mon style se caractérise par un goût pour la musicalité des mots et le contraste des genres, par une utilisation d’un humour noir ou de répliques inspirées d’Audiard. Avec Xavier Duvet nous travaillons de manière très intime, Atilio Gambedotti me laisse libre des dialogues pour peu que je respecte le scénario, Manunta et Camic m’autorisent à intervenir jusque sur le scénario si besoin est . Mon objectif est de faire en sorte que le texte serve le dessin et inversement. J’y prends beaucoup de plaisir et je les remercie pour leur confiance.
Voir le site de l'éditeur
Interview réalisée le 09/02/2009, par François Boudet.