La Valse des Alliances (The Name of the Game)

Note: 3.18/5
(3.18/5 pour 11 avis)

Will Eisner Award 2002 : Best Graphic Album: New La famille juive et l'ascension sociale aux Etats-Unis.


Communauté juive DC Comics Will Eisner (1917-2005) Will Eisner Awards

Venue d'Europe Centrale au XIXème siècle, la famille Arnheim s'est établie aux Etats-Unis avec la volonté de s'y forger un nom et une réputation. Et pour gravir l'échelle sociale, quel meilleur moyen que de contracter de bonnes alliances ? Ainsi de mariages forcés en déceptions amoureuses, d'associations financières en coups tordus, les Arnheim vont-ils au cours du siècle, se tailler un empire. Cela n'ira ni sans mal ni sans drames. Découvrez l'histoire de Conrad Arnheim. (résumé 4ème de couverture)

Scénario
Dessin
Editeur / Collection
Genre / Public / Type
Date de parution Janvier 2002
Statut histoire One shot 1 tome paru

Couverture de la série La Valse des Alliances © Delcourt 2002
Les notes
Note: 3.18/5
(3.18/5 pour 11 avis)
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18/12/2004 | Spooky
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Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
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Déterminisme de naissance - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Dans la bibliographie de son auteur, il est paru entre Fagin le juif (2003) et Le complot - préface d'Umberto Eco: L'histoire secrète des Protocoles des Sages de Sion (2005). La première édition date de 2003. Il a entièrement été réalisé par Will Eisner (1917-2005) : scénario et dessins, avec des nuances de gris. Cette histoire comporte 110 pages de bande dessinée. L'histoire s'ouvre avec une lettre de 2 pages, adressée au lecteur, et rédigée par Abraham Kayn, évoquant l'importance d'un bon mariage, indiquant que son fils Aron a pu épouser une fille de bonne famille, et concluant que les bonnes alliances sont effectivement le but du jeu. Les 4 pages illustrées qui suivent évoquent l'émigration de la famille Arnheim aux États-Unis deux décennies avant la Guerre Civile. Le texte évoque l'émigration des juifs vers le Nouveau Monde : une première vague en provenance de l'Espagne et du Portugal en passant par le Brésil, une partie de la diaspora séfarade. Puis il est question de la dépression économique sévissant entre les années 1820 et 1840 en Allemagne et dans l'Empire Austro-Hongrois, de l'antisémitisme montant dans ces pays, et de la deuxième vague d'immigration, cette fois-ci des ashkénazes. La famille Arnheim s'installa aux États-Unis dans ces circonstances, et finit par développer et établir la plus importante usine de corsets. C'est ainsi qu'Isidore Arnheim hérita de l'entreprise nationale de son père, et d'un nom de famille établi parmi les hautes sphères de la société, et accepté par les gentils. Il épousa Alva Strauss, elle aussi issue d'une bonne famille, et ils eurent deux enfants : Conrad l'aîné, et Alex son petit frère. Conrad Arnheim grandit comme un enfant gâté, sa mère lui passant tout, et son père faisant tout pour qu'il accède aux meilleures écoles, et qu'il puisse y rester malgré un comportement inadmissible. L'année de ses 20 ans, Isidore et Alva Arnheim reçoivent leur fils Conrad dans l'étude d'Isidore et lui indique l'importance de leur nom, le fait qu'il doit reprendre la tête de l'entreprise à court terme, et qu'il doit réussir à faire un bon mariage. La famille Ober émigra également d'Allemagne à la même époque, mais le patriarche décida de s'installer à Lavolier, une ville sur les bords de l'Ohio. Au fil des affaires, il finit par devenir un banquier, propriétaire de son propre établissement. Le couple ayant des ambitions sociales plus importantes, ils acceptèrent bien volontiers de faire l'objet d'un reportage dans le journal local. Un jour, la mère ouvre une lettre d'invitation dans le courrier, où les Himmelhauser transmettent une invitation des Arnheim pour séjourner à New York à l'automne suivant. Une fois la date arrivée, les Ober (père, mère et leur fille Lilli) se rendent à New York. C'est l'occasion pour Isidore Arnheim et Abner Ober d'avoir une conversation en tête à tête, et de constater qu'ils ont des intérêts convergeant à unir leurs deux familles, par le biais d'un mariage. Il s'agit du dernier récit de fiction réalisé par Will Eisner (1917-2005), à l'âge de 83 ans, la bande dessinée suivante étant un reportage sur la supercherie des Protocoles des sages de Sion. Ici, il a choisi comme sujet la notion de valeur d'un nom de famille et d'alliance judicieuse par le mariage. Avant tout, ce récit se dévore comme un roman retraçant l'histoire d'une famille en se focalisant sur la génération de Conrad qui est le personnage présent pratiquement du début jusqu'à la fin. L'auteur sait développer l'envergure nécessaire, avec le texte de départ qui replace le contexte de l'émigration juive vers les États-Unis, en plusieurs phases, et en provenance de différents pays d'Europe, puis aux aléas économiques de la vie des différentes entreprises des familles impliquées. Dans un premier temps, le lecteur peut être un peu décontenancé par le fait que l'auteur ait inclus des pages avec des pavés de texte, accompagnés de 2 ou 3 illustrations. Au cours de la lecture, il y voit une preuve de l'honnêteté de l'auteur : ils apportent des informations d'ordre historique ou économique, ou forment une transition entre deux époques différentes. Ces passages se prêtent effectivement plus à une forme en texte qu'à une forme en bande dessinée. Ils apparaissent sur une quarantaine de page, réduit souvent à 2 lignes en début de page. Ils peuvent être accompagnés d'une ou plusieurs images, parfois servir d'en-tête à une page en bande dessinée. Le lecteur a tôt fait de s'y habituer et d'y trouver son compte, n'éprouvant pas la sensation de passer d'une BD à un livre. Will Eisner a indiqué à plusieurs reprises qu'il assimilait ses bandes dessinées plutôt à des nouvelles qu'à des romans. En ce qui concerne celui-ci, la pagination en fait un véritable roman, copieux et ambitieux. Le lecteur a tout le temps nécessaire pour côtoyer les personnages et qu'ils deviennent palpables, qu'ils existent avec leur personnalité propre, sans jamais courir le risque d'en oublier un ou qu'il ne soit qu'une coquille vide, un artifice narratif sans âme. La magie de l'écriture de Will Eisner opère ses miracles habituels : il n'y a pas de petit personnage, il n'y a pas de méchant. Le lecteur finit par se rendre compte qu'il éprouve une forte empathie pour Conrad Arnheim, et également pour Eva Kraus. Pourtant il voit bien travers de leurs actions qu'il s'agit de deux individus qu'il souhaite à jamais n'avoir côtoyer. Conrad jouit pleinement de sa richesse acquise avec sa naissance, et sait esquiver les conséquences de ses actes avec un naturel immoral. Au travers des dessins, le lecteur peut voir un enfant qui fait des comédies, un jeune adulte qui court après les jupons, fume et picole, un homme imbu de sa personne qui considère que tout lui est dû, un homme d'affaires qui regarde ses associés avec dédain, sa classe sociale lui permettant de se comporter comme s'il ne leur doit rien, et il ne s'en prive pas. En tant qu'époux, son visage arbore une forme de lassitude teintée d'agacement quand sa femme lui demande de s'occuper d'elle, et son langage corporel ne laisse pas de place au doute quant au fait qu'il ne se retient pas quand il en retourne une à sa femme. Il en va d'ailleurs de même pour Eva sa deuxième épouse. Il faut un peu de temps pour qu'Eva Krause s'installe dans sa nouvelle vie de mariée, épouse d'un homme d'une des plus importantes familles newyorkaises. Une fois sa position sociale assurée, elle remplit ses obligations sociales avec élégance et naturel : elle a atteint son objectif, à savoir sortir, appartenir à la haute, et profiter des bonnes choses, sans avoir à supporter de contrainte, en particulier de son mari. Le lecteur pourrait la plaindre : mari volage, obligations mondaines, pièce rapportée dans une famille, penchant pour la bouteille. Mais à nouveau, les dessins de Will Eisner font des merveilles pour rendre toute la complexité de cet être humain, pour rendre cette femme très humaine, simplement humaine. Comme à son habitude, l'artiste mêle des prises de vue cinématographiques, avec une mise en scène théâtrale pour une résultat saisissant de naturel et d'expressivité. Par exemple, en page 107, le lecteur voit Eva Arnheim danser : elle est représentée de plein pied, dans 8 positions différentes, la bouteille à la main, quelques notes de musique sur fond blanc, sans bordure de case. Le lecteur voit une actrice de théâtre en train de jouer une scène, exagérant un tant soit peu ses poses pour bien se faire comprendre, évoluant sur un fond vide. Le lecteur ressent le plaisir d'Eva à pouvoir ainsi danser libre de toute contrainte, sa volonté de s'étourdir avec la musique et l'alcool, un mélange inextricable de plaisir et d'insatisfaction inavouable à elle-même. C'est du grand art en termes de narration visuelle, une scène qui aurait nécessité de nombreuses pages de texte et un rare talent d'écrivain pour pouvoir susciter les mêmes émotions, faire passer les mêmes nuances. Il suffit qu'il marque une pause dans le récit, pour que le lecteur s'aperçoive de la personnalité graphique de la narration, des caractéristiques contre intuitive des pages. Will Eisner préfère supprimer régulièrement les bordures de case pour conduire le cerveau du lecteur à combler par lui-même ses espaces blancs, par capillarité avec les dessins adjacents, mais aussi pour laisser plus de place à ses personnages. Il gère avec les décors avec ce qui peut s'apparenter à de l'économie, mais en fait il sait rendre compte de la continuité des lieux, soit par des fonds blancs, soit par des fonds noirs, soit par des traits parallèles verticaux, de la nature des lieux par quelques accessoires particuliers. Il sait aussi investir du temps pour représenter une façade, une pièce et son aménagement, avec un niveau de détail d'autant plus impressionnant que ses traits de contour restent d'une souplesse extraordinaire, donnant une sensation organique à tout ce qu'il dessine. Il est également un chef costumier de talent, en toute discrétion, et un directeur d'acteur capable de leur faire exprimer les plus fines nuances émotionnelles. Le lecteur se retrouve donc immergé dans cette histoire familiale sans même s'en rendre compte. Il accorde son empathie à des personnages profiteurs, mesquins, égocentriques, alors même que leurs comportements détestables sont représentés de manière explicite. Il fait preuve d'un humour féroce s'exprimant avec gentillesse, et d'une cruauté raffinée dans le sort de ses personnages. Le lecteur peut voir comment chaque individu est prisonnier des exigences de son milieu socio-culturel, comment ses actions sont dictées par les habitudes et l'éducation, comment chaque personne fait de son mieux pour concilier les contraintes, les exigences, ses aspirations, et sa recherche du plaisir. Il est même étonnant de voir comment l'auteur met en avant tous ces paramètres concourant à une forme élevée de déterminisme, en opposition totale avec la soif de liberté inscrite dans la constitution des États-Unis. Il jette un regard pénétrant et critique sur le jeu social qui n'est pas que celui du mariage ou des alliances, mais aussi celui de l'apparence, de la manière dont la volonté de certains individus s'imposent à d'autres, de la manière dont les défauts des parents impactent la vie de leurs enfants, de la continuité des chaînes de conséquence, en particulier dans la transmission de la condition sociale. Ce roman s'avère d'une richesse aussi incroyable que sa facilité de lecture, l'humanisme avec lequel l'auteur considère ses personnages, une forme de dérision très particulière modelant sur la condition humaine, une vision adulte, intelligente et sensible de l'individu.

09/04/2024 (modifier)