Les interviews BD / Interview de Laurent Bramardi

Très discret, Laurent Bramardi a été archéologue, puis auteur avant d’intégrer les Editions Ankama, où il est désormais éditeur. Parcours atypique en vue…

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Laurent Bramardi Bonjour Laurent, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Eh bien je travaille depuis deux ans comme éditeur chez Ankama, où je m'occupe de la collection WAKFU Comics, et j'ai en parallèle un travail d'auteur et de scénariste... Et avant tout cela, j'ai suivi une formation d'archéologue.

Comment une formation universitaire d’archéologie peut-elle amener à la BD ?
Cela peut paraître surprenant au premier abord, mais en fait ce fût un chemin assez long et très continu... Il y a deux façons de mettre cette continuité en évidence : la première, c'est en reprenant le fil des rencontres et des évènements... Quand j'ai arrêté l'archéologie, je voulais me consacrer à l’édition, parce que c'était alors pour moi le meilleur moyen de faire vivre des idées, idées que j'avais glanées au fil de mon parcours universitaire (c'était dans les années 90, Internet n'avait alors pas pris l'ampleur qu'on lui connaît aujourd'hui). Je me suis timidement mis à l'écriture, et ne connaissant rien au monde de l'édition, je me suis jeté à l'eau en créant une revue. J'ai rencontré un imprimeur qui m'a beaucoup appris, de nombreux artistes qui m'ont encouragé, et j'ai poursuivi l'aventure jusqu'à mon arrivée chez Ankama...

La seconde, c'est de voir que les questions qui motivaient mon implication dans l'archéologie sont toujours présentes dans mon travail actuel. J'ai eu la chance de travailler dans un labo de préhistoire où l'on s'interrogeait beaucoup sur la notion d'humanité : qu'est-ce qui fait de l'homme cette 'singularité qui communique' ? La vieille école de l'anthropologie définissait l'homme comme un animal capable d'inventer et de manier des outils. Mais un outil est un objet culturel : on ne fait pas n'importe lequel, on le pense en fonction des besoins, on définit des méthodes de fabrication que l'on apprend à ses enfants... Et partant de là, la définition de l'homme a changé : aujourd'hui on le voit comme un être capable de manipuler et transmettre des informations abstraites, de modéliser et de réinventer son environnement par toute une manipulation de symboles. Dans ce cadre, la figuration, l'art (un terme à prendre avec beaucoup de précautions), prend une place centrale... Bref, tout cela pour dire que le dessin et la BD, qui m'avaient toujours intéressé, se sont retrouvés mis en perspective par mes études, et que le livre était une synthèse logique à tout cela !

Mon grand désespoir, c'est qu'on prend rarement, dans le domaine professionnel, le temps du recul et de la réflexion pour se demander quelles sont ces choses que nous produisons à longueur de journée, ces images et ces histoires. On a aujourd'hui des outils et des méthodes pour mieux les décrypter, mais ils restent malheureusement trop confinés au domaine universitaire, au domaine de l'analyse...

La revue Rose noire Un petit mot de la revue "Rose noire" ?
Initialement, avec un groupe d'amis rencontrés à la fac, nous avions pour ambition de créer une revue sur toute la création fantastique à connotation 'sombre', en prenant une approche pluridisciplinaire : BD, musique, cinéma, littérature... Chercher une homogénéité dans le ton, le sujet, plutôt que dans la forme. Avec le recul, c'était une bonne idée, mais on manquait cruellement de savoir-faire et, surtout, on n'avait aucune notion de la réalité économique et pratique d'une publication !

Et puis chemin faisant, je me suis retrouvé seul à la tête de ce projet et la revue s'est faite le miroir d'interrogations plus personnelles. J'ai alors eu l'occasion de partir fouiller au Proche-Orient, et la principale chose que j'en ai ramené, c'était une somme conséquente de questions : pour la première fois, je me retrouvais dans un contexte culturel complètement différent... Je voyais là-bas, chose neuve à mes yeux, des groupes sociaux se définir eux-mêmes par une appartenance ethnique, religieuse - ce qui m'était étranger. En occident, l'individu est la base de toute chose ; s'il rallie une cause, un groupe, il revendique la plupart du temps (peu importe ici si c'est vrai ou non, c'est un autre débat) cela comme un choix, et non comme un état. C'est un résumé très sommaire, mais de là est né un questionnement sur la notion d'individu qui est devenu le leitmotiv de la revue.

En somme, c'était une période d'apprentissage, sur tous les niveaux : le fond, la forme... C'était très brouillon, mais c'était aussi un vrai bouillonnement : j'ai des souvenirs merveilleux de cette période, des réflexions et des rencontres faites... Mais je me dis qu'on a vraiment eu de la chance d'avoir trouvé des lecteurs assez patients pour suivre tout ça !

Les éditions Egone Et des éditions Egone ?
Ce fut la suite logique de la revue. Avec les auteurs que j'avais rencontrés par ce biais, on a eu envie de faire des projets plus particuliers et c'est tout naturellement qu'on en est arrivé au format 'livre'.

Or d'autres questions, qui se posaient déjà pour la revue, nous ont rattrapés de façon plus concrète à ce moment-là : quand on est un petit éditeur, sans accès à la grande diffusion, il faut bien trouver d'autres modèles économiques pour survivre... ce qui est très bien, car ça oblige à trouver de nouvelles formes de diffusion, et de nouvelles façons de faire, jusque dans la manière de penser nos ouvrages. Nous avons multiplié les ventes directes, les expositions... Nous avons fait des livres-objets, façonnés à la main, ce qui leur donnait un cachet vraiment particulier. Et plus que tout, cela rejoignait notre questionnement initial, à savoir : comment revendiquer une certaine marginalité ? Comment interroger les fondements d'une économie de marché qui définit aujourd'hui une grande part de la production culturelle ?

Accéder à la BD Quatre C’est d’ailleurs là que vous rencontrez Anton, avec lequel vous ferez Quatre plus tard chez les Enfants rouges ? Parlez-nous un peu de la genèse de cette BD…
Oui, nous nous sommes rencontrés lors du dernier numéro de la Rose Noire. Jusque-là on s'était croisés dans de nombreux concerts, on trainait dans les mêmes milieux, et puis c'est lors du bouclage de cette dernière Rose Noire qu'il m'a fait lire Eclipse, un récit qu'il avait écrit, dessiné et autoédité. C'est un très beau petit livre, alors je lui ai proposé de le rééditer avec Egone... Et les choses se sont faites comme ça. On a parlé de nos goûts communs, et je lui ai écrit la première saison de Quatre, « l’Été ». On ne savait pas trop quoi en faire, jusqu'à ce que par le biais d'amis communs nous rencontrions Nathalie Meulemans, des Enfants Rouges. Ça lui a plu, et on en a fait un livre en quatre saisons, ce qui n'avait pas été réfléchi au départ.

On ne sait pas comment est mort le jeune homme… il garde sa part de mystère sur ce point comme sur d’autres…
En fait, à mon sens, on ne sait même pas s'il est mort ou s'il se joue une comédie... Dans tous les cas, cette opacité est un parti-pris assumé. Peu importe, au final, qu'il soit vivant ou pas : il se considère comme en marge du monde... C'était ce que je voulais montrer – après, que l'on y soit arrivés ou pas, c'est une autre affaire... Mais ce que je voulais mettre en scène, c'est cette opacité des choses : comme dans la vie quotidienne, on ne sait pas. C'est un bouquin sur l'adolescence, sur ces instants dans l'existence où on ne voit pas l'avenir, où tout est confus, angoissant, où l'on voudrait que tout s'arrête. On ne sait pas comment il faut faire pour être amoureux, on ne sait pas de quoi notre vie sera faite, on ne veut pas ressembler à nos parents, aux adultes que l'on voit autour de nous... D'où le choix de cette alternative, de cette mort 'symbolique'. Bon, honnêtement, en écrivant, dans ma tête, il n'était pas mort : s'il avait été mort, ce serait devenu une histoire de fantôme et je ne voulais pas tomber dans le fantastique. Donc c'est un livre sur la façon de voir les choses quand on est adolescent, passé au filtre d'une sensibilité d'adulte qui n'a pas encore trop oublié ce regard...

Accéder à la BD Pénélope et Marguerite Deux ans plus tard sortira Pénélope et Marguerite, chez le même éditeur, avec Lorenzo C. C’est plus ou moins l’adaptation d’un livre de Marguerite Duras, La Douleur. Qu’est-ce qui vous a touché dans ce livre au point de vouloir l’adapter ?
C'est tout simplement l'un des plus beaux livres que j'ai pu lire. Et pour une histoire, c'était parfait : on a un terreau historique très fort, avec les camps nazis, qui sont l'un des traumatismes fondateurs de notre histoire contemporaine, et d'autre part un récit qui raconte une intimité qui se délite, rongée par le silence. C'est un cadre qui me parle beaucoup. Pour des raisons personnelles, mais aussi parce que je crois que c'est dans l'intime qu'on peut aujourd'hui atteindre à une certaine forme d'absolu – ce qui rejoint le rôle central de l'individu dans les sociétés contemporaines que j'évoquais précédemment.

Le parallèle entre la pièce qu’elle va voir au théâtre et sa propre vie semble assez évident… cela faisait-il partie de l’œuvre originale ou est-ce un rajout de votre cru ?
Non, c'est un rajout. Ce qui revient à Duras, c'est la situation de départ : Marguerite accueille les déportés à la gare d'Orléans, son mari en est revenu mais est alité et ne parle plus. A la fin, ils se séparent. C'est ce que j'ai gardé, tout le reste est brodé...

Mais ça faisait longtemps que je voulais mettre Ulysse en scène car il y a un paradoxe qui m'a toujours frappé dans son histoire : il abandonne sa femme et sa famille pour partir à la guerre et, quand il revient, il montre qu'il est bien de retour en amenant justement la guerre avec lui – il bande son arc, son arme de prédilection, il tue les prétendants... Qu'est-ce que ça veut dire ? Que s'il y a une nouvelle guerre, il va repartir ? Du coup, je voulais proposer une version où il renonce aux armes, d'où l'arc brisé. Mais c'est plus ambigu, car il m'a fallu prendre garde au propos du livre en lui-même : ce qui est important dans cette histoire de déportation, c'est qu'une fois la guerre connue, après avoir côtoyé la mort au jour le jour, il n'est pas de retour possible. Donc mon Ulysse renonce aussi à Pénélope ; il abandonne la lutte, la vie. J'ai dû réajuster mes motivations initiales pour les adapter à mon sujet...

Accéder à la BD Wakfu Heroes Vous travaillez à présent chez Ankama, l’éditeur qui monte, pour le lancement de nouvelles séries estampillées « comics ». Une opportunité étonnante…
Oui, et ça s'est fait très naturellement : nous avons rencontré Tot, le directeur artistique d'Ankama, il y a un peu plus de deux ans, avec une amie auteur et éditrice, elle aussi, Karen Guillorel. Et à partir de là tout est allé très vite, comme souvent avec Tot ! Je crois que ce qui l'a intéressé c'était nos profils atypiques et un peu touche-à-tout, puisque nous naviguions entre l'édition et l'écriture (on a d'ailleurs travaillé aussi à des scenarii pour Ankama, pour le dessin animé Wakfu notamment).

En tous cas au départ, les comics étaient là, dans un coin de sa tête, mais nous avons commencé par travailler aux livres de la collection Wakfu Heroes, comme Le Corbeau Noir. C'était un bon entraînement, et les comics ont alors vu le jour ; on s'est demandé : pourquoi ne pas publier ces albums par épisode, en kiosques ? Ce modèle américain est une référence pour Tot, mais il a étoffé ce concept en y intégrant tout le domaine transmédia propre à Ankama : ces comics permettent des références au dessin animé et aux jeux 'maison', complétant et dévoilant certains aspects abordés ailleurs... Tout un jeu de références croisées et complémentaires qui est vraiment passionnant à tisser. C'était un sacré défi, on y a laissé des plumes, mais j'avoue que les voir aujourd'hui en kiosque me procure une fierté certaine !

Remington Deux séries, "Remington" et "Maskemane", sont sorties en fascicules en fin d’année dernière. S’intègrent-elles dans l’univers DOFUS ?
En fait, elles font partie intégrante de l'univers de WAKFU : c'est le même univers que DOFUS, mais plusieurs centaines d'années après. C'est l'univers du dessin animé du même nom diffusé sur France 3 (où par ailleurs on croise Remington dans la seconde saison), mais avec ces comics nous nous adressons à un public plus âgé... Ceci dit les aficionados de DOFUS ne seront pas dépaysés, beaucoup de choses se retrouvent d'un monde à l'autre : des créatures, les classes de personnage... la continuité est évidente.

Quels ont été les retours ? Va-t-il y avoir d’autres comics ?
C'est difficile d'avoir des retours, car comme je le disais ces comics ne sont pas à voir seuls, mais comme partie intégrante d'un tout, d'un événement transmédia qui a concerné tous les supports d'Ankama : ces comics présentent des personnages emblématiques des nouvelles classes lancées dans les jeux DOFUS et WAKFU, les Roublards et les Zobals. L'accueil de ces classes a été au-delà de nos attentes - et j'espère que cela veut aussi dire que nos BDs ont su plaire...

En tous cas, il y aura bien encore de nouvelles séries : le comic Boufbowl vient de paraître, et nous œuvrons (sous le sceau du secret !) à un nouveau projet transmédia pour l'année prochaine, qui verra le jour avec la prochaine convention Ankama. À suivre donc...

Quels sont vos projets, en tant qu’éditeur mais aussi en tant qu’auteur ?
Après ces deux années très intenses, j'aimerai me remettre à l'écriture, j'avoue que cela me manque... La photographie aussi. En BD, j'aimerais aboutir un western que j'ai dans les tiroirs depuis deux ans, et un autre projet est en train de prendre corps sur notre façon de voir la nature... Tout cela est embryonnaire pour l'instant.

En édition, je réfléchis à relancer une revue, en intégrant la dimension numérique, pour mettre en parallèle ce dont je parlais au début de cette interview : comment réfléchir notre façon de représenter les choses ? Mais c'est, comment dire... encore assez opaque !

Laurent, merci.
Interview réalisée le 27/06/2011, par Spooky.