Les forums / Ces techniques narratives qui nous ont interpellés

Par hevydevy Le 25/03/2008 - 21:05 (Modifier)

Encore un long post bavard mais promis, après je me calme. J’aurais pu inaugurer ce topic avec ce que je considère comme le tour de force de Moore (l’intégralité du chapitre 5 des Watchmen), mais comme je viens de relire Lost Girls, c’est par là que je vais commencé. Chaque chapitre mériterait un avis détaillé sur la technique narrative utilisée (double narration, motifs récurrents, texte et dessins « à la manière de »), mais ce post étant déjà très long, et ne pouvant pas prétendre à l’exhaustivité, j’essaierai de me limiter aux grandes lignes. Ces considérations ne sont bien sûr que des interprétations toutes personnelles de cette BD. Attention, il vaut mieux l’avoir lu avant d’aborder ce topic qui pourrait spoiler quelque peu la fin de l’œuvre. Globalement on remarquera déjà la montée en puissance des scènes sexuellement explicites en passant d’un livre à l’autre, scènes qui vont occuper 99% du dernier livre. Les fantasmes abordés suivront en parallèle cette montée en puissance ; on passera ainsi de la pédophilie (thème associé à Wendy) « passive », à la pédophilie « active » (associée à la prostitution et au meurtre), de même que l’inceste (thème associé à Dorothy) passera de la suggestion, puis à une représentation « fictionnelle » inoffensive (une fiction dans la fiction), puis enfin à une représentation beaucoup plus terre à terre (puisque intégrée à la « réalité » de l’héroïne). Enfin, l’avant dernier chapitre consacré à Alice (associée au thème de la domination) verra culminer tout ces thèmes jusqu’au point de rupture. Chaque livre se termine par un chapitre permettant de situer la petite histoire dans la grande. Livre 1 : On commencera à remarquer que chacun des chapitres de 8 pages possède sa propre structure narrative, alliée à un découpage spécifique des planches (et des formes de cases particulières). Au sein de chaque chapitre, pour renforcer les « orgasmes oniriques » des héroïnes (chapitres 2, 7, 8 et 9), ceux-ci sont traités en pleine page, en rupture du reste du découpage (ces pleines pages concernent toujours des références aux œuvres mères, sauf en ce qui concerne le chapitre 2 … qui est une fausse pleine page !). Mention spéciale aussi aux chapitres concernant Alice et son onanisme narcissique. Ainsi, le chapitre 1 est présenté comme un dialogue entre Alice et une jeune amante, mais est plus probablement un dialogue entre Alice et elle-même adolescente par l’intermédiaire de son miroir (ce qui est confirmé au livre 3), qu’elle traverse littéralement à la dernière page du chapitre (avec le lecteur?). Aussi, le chapitre 9, narre son arrivée à la sexualité uniquement à travers des reflets d’objets (du grand art, voir aussi la galerie de la série sur le site). Livre 2 : On commence très fort avec une histoire « marabout de ficelle » (bouclée en plus !) afin de se refamiliariser avec les personnages et le cadre de l’histoire, au cas où un certain temps se serait écouler entre la lecture des 2 premiers volumes. On commence aussi à repérer un motif propre de découpage de cases associé à chaque héroïne lorsqu’elles se remémorent leurs histoires (les 3 exemples sont dans la galerie postée sur le site, merci les modérateurs !). Dorothy se voit ainsi associer 3 cases horizontales par planche, sorte de cadrage Cinémascope bienvenu pour évoquer le cadre de ses aventures (les grands espaces américains). Trois cases verticales surmontées d’une case en ombres chinoises sont utilisées pour Wendy (cette part d’ombre étant explicitée dans le troisième livre). Quand à Alice, ses péripéties se voient raconter par l’intermédiaire d’ellipses (3 par planche), accentuant le coté « Victorien » de son univers (et aussi le coté « vision partielle » des miroirs). On retrouve bien sûr les pleines pages « oniriques » pour les références aux œuvres mères (l’épouvantail, les enfants perdus, le chapelier etc..). Livre 3 Ambiance orgiaque de fin de monde dans le troisième livre. Autre changement significatif, le lecteur, jusque là plutôt spectateur/voyeur, se voit littéralement invité par les auteurs (via le directeur d’hôtel), à participer activement à leurs réflexions sur l’essence et la nature des fantasmes (au chapitre 22, page 235 précisément). A travers les récits de ses héroïnes (et cette ambiance générale d’urgence, davantage dérangeante), les auteurs vont essayer de tracer une ligne, marquant la frontière entre fantasmes et réalité et nous inviter par la même à réflechir à nos propres limites. Super spoiler : Comme souvent chez Moore, le dernier chapitre sera un miroir du premier. Si on considère que l’on a pénétré dans ce monde de rêve en même temps qu’Alice, dans le premier chapitre, Moore nous en fait sortir par le même procédé, pour nous retrouver un temps dans le monde réel. Mais est-ce bien le monde réel ou un fantasme/rêve de plus ?... J’ai eu du mal à identifier la tâche rouge du bas sur la dernière image, qui semblerait bien être un coquelicot (poppy en v.o., une variété de pavot) qui est le motif enluminant tous les titres des livres et chapitres. Ayant eu la chance d’assister au « 11 novembre » londonien, je connaissais la symbolique de cette fleur rapportée à la première guerre mondiale (les anciens combattants anglais sont surnommés les « Poppies »). Voilà ce que j’ai trouvé sur Wikipedia : «Dans le langage des fleurs, le coquelicot incarne l'« ardeur fragile ». Le coquelicot a été associé au XXe siècle, en particulier dans les pays du Commonwealth (Royaume-Uni, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande…) au souvenir des combattants, et tout spécialement des soldats tombés lors de la Première Guerre mondiale. Cette allégorie du coquelicot découle d'un poème datant du printemps 1915, écrit par le lieutenant-colonel John McCrae, un médecin du Corps de santé royal canadien qui fut témoin de la terrible seconde bataille d'Ypres. Il s'intitule "In Flanders Fields" ("Au champ d'honneur"). Les coquelicots fleurissaient dans les pires champs de bataille de la Somme et des Flandres, et leur couleur rouge est un symbole approprié pour le bain de sang de la guerre de tranchées. C'est une Française, Madame E. Guérin, qui proposa au maréchal britannique Douglas Haig, que les femmes et les enfants des régions dévastées de France produisent des coquelicots afin de recueillir des fonds pour venir en aide aux gueules cassées. En novembre 1921, les premiers coquelicots furent distribués. La tradition se poursuit depuis. Le coquelicot c'est aussi cette fleur sauvage de couleur rouge et noire qui flétrit dès qu'on l'arrache à sa liberté... ». Plus surprenant et étant sûrement du au hasard (mais qui me fait une très bonne transition avec ma conclusion : http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Poppys. Finalement, pour moi, ces 240 pages de BD ne disent finalement pas autre chose que « faites l’amour, pas la guerre ». Aussi galvaudées et naïve que puisse paraître cette maxime, la grande force de cette oeuvre est de lui redonner toute son évidence et son acuité : « Vous rougissez ! Je me demande pourquoi nous n’avons honte qu’en regardant ce qui cause du plaisir. Si nous étions capables d’avoir honte de la misère, le monde entier serait plus agréable » (p139). Ps : quand à ces nombres mystérieux qui vont croissants en bas de page au milieu (et que l’on retrouve dans toutes les autres BD de Moore), ils restent une colle pour moi, mais je trouverai leur sens caché !