Auteurs et autrices / Interview de Wilfrid Lupano

Wilfrid Lupano a fait une entrée remarquée parmi les auteurs qui comptent avec Alim le Tanneur ; il s’est ensuite tracé un chemin original, toujours avec l’humour comme argument principal.

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Wilfrid Lupano Hello Wilfrid, tu commences dans la BD avec Little Big Joe, avec ton ami Fred Campoy… Peux-tu nous en raconter la genèse ?
J’ai rencontré Fred Campoy et Roland Pignault par hasard. A l’époque, ils travaillaient sur le tome 1 d’Arcanes, qu’ils dessinaient à quatre mains. Ils ont développé le personnage de Little Big Joe à deux, dans un style proche de celui d’Uderzo, c’était une sorte d’hommage. Ils peinaient à développer un scénario autour du personnage, ils m’ont donc proposé de les aider. J’ai accepté, avec l’insouciance de l’ignorant, et paf.

Elle n’a pas aussi bien marché qu’escompté…
Non, hélas, alors qu’on aimait beaucoup la série. C’est comme ça.

Par contre, avec Alim le tanneur, Virginie Augustin et toi vous faites bien remarquer…
Oui, la série a tout de suite bien fonctionné. Ce n’est qu’à moitié surprenant quand on voit le super travail de Virginie sur cette série.

Comment cette BD est-elle née ? L’univers, bien que fortement inspiré de celui des Mille et une nuits, est marquant…
Les mille et une nuits, pas forcément, mais l’orient, au sens large. J’avais besoin de passer par un monde imaginaire pour pouvoir parler de religion librement, sans pointer du doigt une religion en particulier. L’orient m’a paru une bonne source d’inspiration car il était absent de l’imaginaire BD, et parce qu’il est tout de même le berceau de beaucoup de religions.
Accéder à la BD Alim le tanneur
Pourquoi avoir choisi de faire disparaître la fille d’Alim pendant la plus grande partie du deuxième cycle ? Certains l’ont regretté, d’autres pas…
Je ne me pose jamais la question de ce que les lecteurs vont penser. Je sais ce que je veux dire, le message que je veux faire passer, et je choisis ce qui me paraît être le meilleur moyen de le faire passer, sans considération aucune pour ce que les lecteurs ont envie de lire ou pas. Ce ne serait pas leur rendre service que de leur resservir à l’infini ce qu’ils ont déjà lu et aimé. Alim le Tanneur parle notamment de croyance, de transmission des tabous et des interdits, de la structuration d’une civilisation autour de ses légendes. Symboliquement, la disparition de Bul, c’est la disparition d’une forme de liberté et d’insouciance, qui n’a pas sa place dans un monde codé par des religieux, des « trafiquants d’arrière-monde», comme dit Michel Onfray.

Vas-tu retravailler avec Virginie Augustin ?
Pourquoi pas ?

Accéder à la BD L'Ivresse des fantômes Avec L'Ivresse des fantômes, tu proposes à nouveau un récit orientalisant, avec un surdoué au dessin, Morgann Tanco. Comment l’as-tu rencontré ?
Il était mon voisin à Toulouse, lorsque nous y habitions tous les deux. Sa mère était cliente du bar que je tenais à l’époque. C’est tout simple, parfois. Il était très jeune, son travail n’était pas encore abouti, mais on s’est mis au travail, j’ai essayé de l’assister au mieux dans son processus d’auto-apprentissage de la BD, et quelques mois après notre rencontre, il m’a semblé qu’il était prêt. On a présenté le projet rapidement.

Pourquoi cette histoire sur les drogues ?
Parce que la drogue, c’est un sujet passionnant. On vit dans le pays le plus hypocrite du monde sur le sujet. Plus gros producteur de pinard, gros consommateur d’alcool, gros pays de fumeurs, et plus gros consommateurs au monde de médicaments par habitant, et notamment d’antidépresseurs. Pourtant, on l’a encore vu récemment avec les dernières saillies sur les salles de shoot et la dépénalisation du cannabis, on est les champions de la croisade antidrogue. Bref, le déni absolu. Du coup, il est toujours intéressant de s’y intéresser. J’ai travaillé dans le milieu des bars et des boîtes de nuit pendant quinze ans, j’ai bien connu pas mal de gens qui trafiquaient à plus ou moins grande échelle. Je me sentais donc légitime pour en parler. Mais l’Ivresse des fantômes est avant tout une histoire de famille. Les fantômes sont des papillons, mais ce sont aussi les souvenirs et les secrets de cette drôle de famille.

L’humour est omniprésent dans cette série. Peut-on parler de marque de fabrique ?
On peut. J’ai beaucoup de mal à rester sérieux quand j’écris, et quand je le fais, mes récits prennent immédiatement une teneur assez tragique, assez lourde, assez cynique. Pour ne pas trop plomber le moral de mes lecteurs, je choisis donc en général de leur épargner ça.

Accéder à la BD Célestin Gobe-la-lune Célestin Gobe-la-lune… Est-ce toi qui as donné à Corboz cette idée d’imprimer une atmosphère vaporeuse et rêveuse à la série ?
Je ne sais pas trop comment répondre. Comme tous mes scénarios, celui de Célestin était complet lorsque Yannick l’a lu. Je fournis toujours des scénarios complets, dialogués et découpés, donc je suppose que Yannick a perçu cet aspect du récit...

Aurais-tu aimé prolonger l’histoire au-delà du deuxième tome ?
L’histoire était écrite comme ça. Après, il est vrai qu’on aime bien ce personnage, et qu’on parle souvent de raconter d’autres épisodes de sa longue carrière de séducteur...

Le travail avec Yannick Corboz est une évidence. Vous avez d’ailleurs lancé une autre belle série, L'Assassin qu'elle mérite… Cette série est empreinte d’un cynisme assez glaçant… Pourquoi ce basculement dans un récit nettement plus adulte dans ton parcours ? L’envie de prendre un virage ?
Non, c’est un récit que j’avais écrit bien avant. C’est en fait le deuxième scénario que j’ai écrit après Alim le Tanneur. J’avais même envoyé les deux scénarios ensemble chez les éditeurs à l’époque. Lorsque Yannick et moi faisions Célestin, Yannick m’a parlé de son envie, par la suite, de travailler sur un scénario plus sombre, et de son goût pour l’esthétique de la fin du XIXème siècle. Je lui ai fait lire «l’Assassin...», qui était légèrement différent de sa version actuelle, et l’idée lui a plu. Je l’ai donc réécrit pour lui donner sa forme actuelle.

Accéder à la BD L'Assassin qu'elle mérite Victor bascule un peu vite dans le côté obscur, non ?
Je ne vois pas les choses comme ça. La notion de côté obscur m’est étrangère. Les personnages tout blancs ou tout noirs ne m’intéressent pas tellement. Victor tente simplement un cambriolage qui tourne mal. On notera d’ailleurs que les choses tournent surtout mal pour lui à partir du moment où dans un tiroir, au lieu de trouver de l’argent, il trouve un revolver... Ca devrait vous faire penser à une autre de mes séries...

On a pu remarquer une évolution graphique nette entre les deux tomes parus jusqu’à présent, mais cela n’a pas plu à certains lecteurs. Quelle est ton opinion sur ce point ?
Oui, Yannick est un dessinateur qui se remet constamment en question. C’était déjà le cas sur Célestin. Ce n’est pas un dessinateur qui déroule du câble, il s’interroge, explore, et tente de progresser tout le temps. C’est très stimulant, je trouve. Ça génère des différences de style d’un album à l’autre, mais nous préférons être dans une démarche de proposition perpétuelle que de refaire inlassablement la même chose, quitte à cesser de faire un travail d’auteur. C’est la même chose que pour Alim le tanneur : ok, certains ont aimé le trio Alim-Bul-Pépé proposé au premier tome. Suis-je condamné à le resservir sur 10 albums et huit cycles pour rassasier et «sécuriser» un lectorat ? Non. Je pourrais le faire, mais je préfère leur proposer autre chose. C’est ma nature... et je crois que c’est celle de Yannick, aussi. On propose, et le public dispose. Il est libre de ne pas adhérer, naturellement. L’important, c’est la sincérité de la démarche.

Accéder à la BD Corpus Crispies Tu passes ensuite chez l’ennemi héréditaire de Delcourt, à savoir Soleil (humour)… Pourquoi ?
Oulah, c’était avant, ça, en fait. C’était un projet très spécial, signé avec Laurent Duveau, un éditeur externe qui a fait une courte apparition chez Soleil, avant de repartir d’où il venait, chez Media Participation. Il était enthousiaste sur le projet, et j’étais content de faire découvrir le travail de Mako, qui est un dessinateur étonnant. La direction de Soleil de l’époque a décidé de mettre un terme à la série avant même la parution du tome 1. C’est un dommage collatéral des grandes années Soleil... Hum...

Est-ce que Corpus Crispies a une chance même infime un jour d'avoir une suite ?
Hélas non, sauf retournement improbable.

L'Honneur des Tzarom ressemble à une sorte de récréation pour Paul Cauuet et toi… Si c’était à refaire, prendrais-tu un ton plus sérieux, ou en rajouterais-tu dans l’humour ?
Un ton plus sérieux pour évoquer les gitans dans l’espace ? J’ai un doute...
Je ne changerais rien du tout, j’adore cette aventure spatio-tzigane. On a pris beaucoup de plaisir à travailler dessus, et ce n’est qu’à regret qu’on a abandonné les aventures de la famille Tzarom. Nous préparons d’ailleurs une nouvelle série ensemble, dans un style plus contemporain, qui paraîtra en 2013 chez Dargaud.

Accéder à la BD Sarkozix (Les Aventures de) Comment s'est passée l'aventure Sarkozix avec Bruno Bazile ? Tu ne nous as pas habitués à te lire dans ce registre de la caricature d’un personnage « réel »...
Le mieux du monde, même si nous ne nous sommes pas beaucoup vus. C’était effectivement une expérience intéressante pour moi, inattendue. C’est Delcourt qui m’a proposé de travailler là-dessus. Ca m’a paru être un territoire à explorer. J’y ai pris goût, je dois dire. Bruno Bazile a ce trait classique de l’humour franco belge dont je raffole depuis l’enfance. J’aime beaucoup son dessin.

Tiens, on ne t’attendait pas forcément dans le style du western, même si les parodies sont légion… Une vieille envie ?
Et Little Big Joe, c’est quoi ?Oo Le western pour le western, non merci. C’est un genre que je goûte peu lorsqu’il est traité au premier degré. C’est un cheval de Troie de la culture néolibérale et conservatrice, avec beaucoup de références à la self-justice, à la glorification de l’arme à feu, à la justice expéditive, au machisme, au racisme... tout ce que j’aime, quoi ! Mais lorsqu’on l’attrape par le petit bout de la lorgnette, c’est rigolo de jouer avec tous ces codes. En l’occurrence, L'Homme qui n'aimait pas les armes à feu n’est peut-être même pas un western, on pourrait en débattre. Ça se passe en Arizona, certes, mais à part ça...

Accéder à la BD Le Droit Chemin La suite se fait attendre, non ?
Oui, et on s’en excuse. On a eu un problème de coloriste, tout bêtement. Du coup, il a fallu trouver un remplaçant qui soit à la fois doué et disponible, ce qui ne fut pas rien. Mais l’album est prêt, ça y est. Il sort en janvier, et comme on a bien avancé sur le T3 pendant ce temps, on devrait rattraper le retard accumulé.

Pour Le Droit Chemin, tu choisis encore la voie de l’humour pour nous raconter une fable sociale. Et c’est encore une réussite. Y’aura-t-il une suite au diptyque initial ?
Hélas non. Alors que je le prévoyais et que je l’avais même largement écrite. J’aimais bien ma bande de garnements pas trop sages...

Accéder à la BD Azimut Azimut te permet de travailler avec un formidable artiste, Jean-Baptiste Andreae. Comment s’est monté le projet ? Tu avais déjà en tête de travailler avec lui lorsque tu l’as écrit ?
Azimut est un des rares scénarios que j’ai écrit POUR un auteur. On s’est d’abord beaucoup concerté, avec Jean-Baptiste, sur les envies qu’on avait, les choses qu’on pourrait développer ensemble, on a rassemblé un petit trésor de références culturelles communes, et avec tout ça, j’ai fait Azimut. Il s’est chargé d’en faire ce petit bijou graphique...

Je n’avais jamais imaginé travailler avec lui, je ne sais pas pourquoi, d’ailleurs, alors que j’ai toujours été un grand fan de son travail. C’est une rencontre fortuite, sur un festival, par le biais d’un ami commun, qui a tout déclenché.

Beaucoup de questions ou d’énigmes se posent après avoir lu ce premier tome… En combien d’opus seront-elles résolues ?
Il y aura 4 tomes au final. Enfin sûrement. Enfin pas plus, en tout cas. Mais le temps et l’espace étant des notions volatiles dans l’univers d’Azimut, nul ne peut dire avec précision ce qui va advenir. Andreae lui-même disparaît fréquemment dans des vortex spatio-temporels peuplés de dames à forte poitrine, et on a parfois beaucoup de mal à le ramener sur ce plan dimensionnel. C’est un problème, je vous assure.

Accéder à la BD Le Singe de Hartlepool L’anecdote qui t’a inspiré Le Singe de Hartlepool est incroyable ! Comment es-tu tombé dessus ?
C’est un ami anglais qui me l’a racontée, lors d’une soirée à Manchester. J’ai immédiatement trouvé l’histoire géniale, et je me suis mis à faire des recherches là-dessus. Il n’existe pratiquement rien sur le sujet. J’ai donc décidé de m’engouffrer dans ce vide historique pour délirer un peu autour de ce fait divers génial. L’album est surtout l’occasion de faire découvrir le travail de Jérémie Moreau, qui est un artiste de grand talent. Il a donné à cette drôle d’histoire une dimension unique, à la fois tragique et comique. C’est un tour de force.

Pourquoi l’avoir sorti en un seul one-shot ?
Parce que le one shot c’est bon, mangez-en.

Enfin, as-tu d’autres projets en cours ?
Des one shots, justement. Mais je ne peux pas tout raconter, sinon, ce ne serait pas drôle. Notamment un avec Gaël Séjourné pour une série du label Série B, initiée par Fred Blanchard. Et un autre avec un dessinateur encore inconnu du grand public mais qui arrache le sac, je vous le garantis.

Wilfrid, merci.



Cliquer pour voir une planche Cliquer pour voir une planche Ci-contre, deux pages des projets en cours de Wilfrid Lupano.

Page noir et blanc : "Ma Révérence", dessinée par Rodguen, édité prochainement par... C'est en cours de négociation.

Page couleur : "Les Vieux Fourneaux", dessinée par Paul Cauuet, éditions Dargaud.
Interview réalisée le 06/11/2012, par Spooky, avec la participation de Miranda et Paco.