Auteurs et autrices / Interview de Nicolaï Pinheiro

La drôle de vie de Bibow Bradley figure parmi les albums qui ont marqué notre année 2016. Un album sorti de nulle part, une nouvelle adaptation de qualité parue chez Sarbacane, l’œuvre d’un auteur encore trop méconnu. Angoulême nous offrait la possibilité d’en apprendre un peu plus sur cet étrange personnage et son dessinateur. Voici donc le compte-rendu de notre rencontre avec Nicolaï Pinheiro dans le confort de la salle de presse un samedi de festival.

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Nicolaï Pinheiro Bonjour Nicolaï. Avant toute chose, pourriez-vous vous présenter aux lecteurs qui ne vous connaitraient pas encore ?
Bonjour. Donc, je m‘appelle Nicolaï Pinheiro. Je suis né au Brésil, à Rio. De mère française, j’ai grandi avec une double culture franco-brésilienne. Cette double culture a impliqué la langue française mais aussi la bande dessinée puisque ma mère en lisait, tout comme mon père d'ailleurs. C’est par ce biais que j’ai découvert la bande dessinée européenne -qui autrement n’est pas accessible pour un jeune adolescent qui grandit à Rio- au travers de classiques signés Manara, Moebius ou encore Lauzier. Comme, par ailleurs, j’aimais bien dessiner, j’ai fait une équation très simple dans ma tête : l’un dans l’autre je me suis dit que j’allais peut-être tenter ma chance dans la bande dessinée. Mais évidemment une fois qu’on a dit ça on n’a rien dit et tout reste à faire. A 18 ans, je suis parti en France pour y entamer des études d’arts plastiques. Ces études n’étaient qu’un prétexte parce que j’avais toujours bien chevillée au corps cette envie de réaliser des bandes dessinées ! Et comme cette fac d’arts plastiques, très intéressante par ailleurs, n’était pas du tout axée sur la bande dessinée, j’ai continué à faire mes dessins de mon côté. Vient ensuite le parcours classique du jeune auteur, avec un passage par les fanzines, puis une première BD chez un tout petit éditeur montpelliérain qui s’appelle Etudes et Communication (une BD qui s’appelle « 1907 » et qui parlait d’une révolte vigneronne qui a eu lieu en… 1907. Elle a été publiée en 2007 pour le centenaire). C’était ma première BD et donc une BD historique. Je signe ensuite chez Clair de Lune pour une adaptation en 3 tomes de Jules Verne. Et à nouveau il s’agit d’une BD historique qui, cette fois, se passait dans l’Inde coloniale. Je n’ai jamais couru après les adaptations historiques mais c’est une chose qui continue de me poursuivre. Même Bibow, par plusieurs aspects, c’est une bande dessinée historique. Mais pour le coup Bibow est une histoire beaucoup plus proche de moi, de nous, et en plus les années soixante me parlaient donc je n’avais pas l’impression d’être en train de déterrer des trucs.

Accéder à la BD La Drôle de vie de Bibow Bradley Avant de parler de Bibow, j’aimerais que l’on parle encore un peu de l’influence du Brésil sur votre vision de la bande dessinée. La BD brésilienne a-t-elle marqué votre style ?
La bande dessinée brésilienne, ça n’existe pas vraiment, malheureusement. Pourtant il y a d’excellents dessinateurs brésiliens mais ils font souvent du dessin de presse. Le dessin de presse c’est quelque chose de très fort au Brésil, la caricature fait vraiment partie de la culture brésilienne. En France, on a nos équivalents avec Plantu ou Charlie Hebdo,… mais ce n’est pas comparable en termes de popularité ou d’impact. Par ailleurs, le marché brésilien de la BD est trusté à 90% par les comics américains, à l’image de l’ensemble de la culture brésilienne, sous la coupe de la culture américaine. Les premières BD que j’ai lues étaient celles qu’on trouvait dans les kiosques au Brésil, Superman, Batman, etc. Pour avoir accès à de la BD européenne ou franco-belge à l’époque, il fallait connaître quelqu’un qui en avait, aujourd’hui on en trouve plus facilement.

Ça a métissé votre style ?
Oui, forcément. Il y a eu un premier métissage entre les comics et la BD franco-belge. Quand j’avais 12-13 ans je dessinais Batman avec les collants et la cape, ça fait quand même partie de mon apprentissage. Et pour ce qui est de l’influence brésilienne dans la BD j’ai été très influencé par des caricaturistes brésiliens, mais encore une fois c’est du dessin de presse mais c’est des mecs qui sont très bons, dont certains ont été publiés en France comme Loredano, qui est un caricaturiste brésilien de premier rang. Tout ça s’est mélangé dans une espèce de tambouille internationale. Mais ce qui m’a quand même attiré visuellement, graphiquement, c’était la BD franco-belge, c’est à ce moment-là que j’ai eu un vrai déclic. Même quand je dessinais des comics c’était encore un genre de truc un peu irréel mais quand je me suis intéressé à la BD franco-belge, étant moi-même français, je me suis dit qu’il y avait peut-être une carte à jouer de ce côté-là.

Une planche de La Drôle de vie de Bibow Bradley Venons-en maintenant à Bibow Bradley, si vous le voulez bien : comment êtes-vous arrivé sur le roman ?
Après un hiatus d’un an où j’avais décidé de faire autre chose que de la bande dessinée, histoire de me changer un peu les idées et de voyager, j’ai contacté Frédéric, éditeur chez Sarbacane que je connaissais bien puisqu’on avait déjà failli travailler ensemble. Frédéric m’a présenté à Thibault, le directeur de la collection « Exprim' » chez Sarbacane. Thibault m‘a proposé quelques romans d’auteurs maison qu’il pensait adaptables en bande dessinée. J’avais envie de les adapter tous les trois, a priori, mais il y en avait un pour lequel j’ai ressenti un vrai, un profond coup de cœur. La Drôle de vie de Bibow Bradley, donc, bien entendu, un bouquin qui se lit très vite, qui est très dynamique et très drôle (et c'est un des aspects que j’ai vraiment essayé de restituer dans la BD). Je l’ai lu en un après-midi et j’ai répondu à Fred « allez, on va le faire ».

Vous pourriez nous parler un peu de Bibow, personnage principal de l’album, tellement atypique ?
Oui, c’est un vrai personnage de roman ! C’est difficile de répondre à la question « qui est-il ? » quand il s’agit de Bibow parce qu’il y a plusieurs personnages en lui. Comme on l’accompagne le long d’une partie de sa vie, on le voit évoluer. C’est en gros un petit gars qui nait dans un bled pourri du fin fond des Etats-Unis et qui grandit dans le bar de ses parents entouré de pochtrons et d’espèces de loosers de différents gabarits. Il a une espèce de rejet viscéral pour ce milieu dont il vient mais sans pour autant savoir vers où il veut aller. C’est un personnage qui se construit sur cette espèce de confusion.

Une planche de La Drôle de vie de Bibow Bradley Et puis Bibow se découvre un « super-pouvoir », si j’ose dire…
Oui, à un moment il y a une révélation à propos de Bibow, mais je ne veux pas en dire plus. J’aime laisser sous-entendre qu’il y a un mystère, mais abandonner au lecteur le soin de découvrir de quel ordre est cette particularité. Et donc cet élément vient encore plus complexifier le personnage. Pour parler en tant que co-auteur et adaptateur, cet aspect était pour moi une vraie énigme créative parce que je me suis toujours dit qu’il fallait créer une certaine empathie avec le personnage principal, il ne fallait pas qu’il laisse le lecteur indifférent. Mais avec Bibow, c’est une mécanique très complexe parce qu’il est attachant par moments mais aussi détestable, voire incompréhensible, voire à moitié fou. C’est très difficile de le suivre. Moi-même en tant que lecteur j’ai été saisi par ça. Il y a une part de frustration, mais de la bonne frustration. C’est-à-dire qu’on est tellement habitué à ce que le personnage central d’un récit se révèle bon, ou dans le pire des cas qu’il y ait une espèce de rédemption qu’on l’attend ici aussi dans le chef de Bibow… et le bouquin nous la donne sans vraiment nous la donner. Je me suis dit, ça ça va être le vrai défi dans la bande dessinée, de le rendre sympathique sans essayer de le racheter, qu’on puisse avoir un avis ambigu à propos de ce personnage et surtout de ne pas céder à la tentation de la rédemption.

Quels sont les pièges à éviter quand on adapte ?
Il parait qu’il faut trouver un axe quand on adapte mais là ce n’est pas un bon exemple parce que c’est un bouquin qui était déjà un scénario de BD en puissance. Je dois rendre hommage à l’écriture Axl Cendres qui est une écriture très vive, très dynamique, très dialoguée. De ce fait, il y a eu tout un travail de déblayage que je n’ai pas eu à faire, donc face à ce choix d’un axe plutôt qu’un autre, j’ai fait un non-choix. J’ai choisi de prendre l’histoire comme un tout et de garder le côté fourmillant, c’est-à-dire une succession d’anecdotes dans différents contextes. Je me suis dit que si je choisissais un aspect que l’autre allait me manquer ou que l’histoire allait être bancale donc j’ai tout pris et j’ai essayé de tout restituer évidemment avec quelques coupes nécessaires. Ça aurait pu être un piège mais j’espère que je ne me suis pas vautré dedans.

Non, je ne trouve pas que l’on sente qu’il y a une quelconque coupure. C’est linéaire, très bien construit, équilibré. Le chapitrage permet de traverser les époques d’une manière logique.
Le côté compartimenté ça a beaucoup aidé pour cette adaptation, il y a effectivement une succession d’histoires assez courtes. Par exemple il y a le passage en URSS qui m’a beaucoup pris la tête. J’avais très peu de temps pour le développer vu qu’il est coincé entre deux passages plus importants en terme de nombre de pages et même en terme de récit mais je voulais le garder. Je trouvais chouette qu’il y ait dans un même bouquin la chaleur de la forêt vietnamienne et le froid des plaines enneigées en Russie. Et puis visuellement j’avais envie de dessiner de la neige. Tout le défi a été de restituer son mois passé en URSS en très peu de pages et sans qu’on ait l’impression que ça a été bâclé. Le piège avec lequel je me suis battu ce serait celui-là, c’est-à-dire parvenir à faire concis sans dénaturer la chose.

Une planche de La Drôle de vie de Bibow Bradley Dans ce genre d’adaptation, la voix off est très importante, vous l’utilisez énormément. Ça a été un choix mûrement réfléchi ou bien c’était naturel à partir du moment où il s’agit de l’adaptation d’un roman ?
C’était inévitable parce qu’il y aurait manqué trop de choses. Comme c’est un personnage qui ne comprend pas trop ce qui lui arrive la plupart du temps, il a une vie intérieure très présente et torturée. Il me semble que Bibow serait incompréhensible si il n’y avait pas ce biais pour pénétrer son cerveau. Ceci dit, en tant que lecteur de bandes dessinées, j’aime quand tout n’est pas dit avec les mots, quand l’auteur se débrouille pour transmettre son message ou son idée par le rythme, le dessin, la narration en dehors des mots. Je trouve que c’est un tour de force, une preuve de talent et c’est une chose que j’essaie de faire dans la mesure de mes capacités. Mais avec Bibow, la narration en voix off, c’était inévitable, il fallait qu’il y ait cette voix off. C’est une des trois premières questions que je me suis posées et je n’ai pas trouvé de moyen de faire sans la voix off.

Au niveau de dessin, la majeure partie du récit s’inscrit dans une période bien définie, 1964-73. Vous avez dû travailler ce style là pour retrouver l’esthétique de la fin des années 60, jusque dans la couverture ?
Pour ce qui est du style, il y a eu deux choses. Il y a moi par rapport à moi-même et mon parcours en tant que dessinateur. Je ressentais un besoin de changer de style. Si vous voyez les BD que j’ai faites auparavant vous serez surpris. Pour des raisons personnelles j’avais envie de ne pas m’ennuyer et de renouveler tout ça. Et pour ce qui est de restituer l’esthétique d’une époque, c’est plutôt passé par les couleurs, plus que par le trait ou le dessin. Il y avait un vrai parti pris dont on a beaucoup discuté avec l’éditeur. J’ai beaucoup montré ce que j’ai fait à des amis et j’ai aussi réalisé beaucoup de trucs que j’ai décidé de ne pas garder pour recommencer. Ça a été assez laborieux pour arriver à ça parce qu’il y a une esthétique des années 60 mais il n’y en a pas qu’une. Entre l’URSS dépouillée sous la neige blanche avec l’architecture de l’époque et le fin fonds des Etats-Unis, la moiteur de la forêt vietnamienne et la foule à Woodstock, avec tout ça je voulais créer une espèce d’unité qui montrait toute la folie des années 60. C’est-à-dire que tout ça coexistait et que ça faisait partie d’une même époque un peu folle. Les choix de couleurs pour cet album ont fait l’objet de plein de recherches. Finalement je me suis arrêté sur une technique – que je n’ai pas inventée, il y a plein de dessinateur qui font ça – où j’ai utilisé des couleurs faites à l’ordinateur qui me donnaient un côté très maitrisé, parfois un peu flashy lorsque j’avais besoin de couleurs fortes, parfois un peu terne, et que j’ai superposées avec de l’aquarelle par une technique de couches transparentes. J’ai ainsi pu associer le côté presque vieillissant de l’aquarelle, c’est-à-dire le côté papier/matière des couleurs, comme une couverture de vinyle, quelque chose de concret qu’on peut toucher, et le confort et les contrastes des couleurs faites à l’ordinateur.

Une planche de La Drôle de vie de Bibow Bradley Dernier aspect essentiel dans Bibow : la musique, qui est quand même relativement importante. Est-ce qu’on écoute de la musique quand on dessine ce genre d’ouvrage ?
Oui, j’écoute de la musique tout le temps. Et, chance pour moi, j’ai toujours écouté de la musique de cette époque-là. Ça a certainement joué dans la sympathie que j’ai ressentie immédiatement pour Bibow Bradley quand j’ai commencé à lire le bouquin. La période m’intéressait historiquement et politiquement mais musicalement ça a toujours été mon coup de cœur. J’ai grandi en écoutant du Led Zeppelin, Pink Floyd, les Beatles, Bob Dylan,… tous ceux qui sont dans l’album et dans la bande son au début. Donc j’ai fait d’autres BD, comme celle de Jules Verne qui se passait en Inde pendant la période coloniale… mais je l’ai faite quand même en écoutant du Led Zeppelin, du Deep Purple,… Je n’ai donc pas eu à adapter ma playlist pour cette bande dessinée.

Est-ce que l’accueil de la BD a été bon ? Avez-vous déjà eu des retours ?
J’ai eu des retours comme avec vous, avec les gens qu’on rencontre dans les salons, les festivals qui semblent assez intéressés dans un premier temps par la couverture et l’esthétique, en tout cas c’est ce qui remonte vers moi. Pour ceux qui ont lu l’album, en général ce qui revient le plus c’est l’ambiguïté du personnage, son originalité. Je tiens mes petites statistiques personnelles de ce qui plait ou ne plait pas. Et Bibow est un personnage fort, qui porte l’histoire, c’est avant tout le parcours d’un mec, et quel mec ! Indéniablement, c’est lui qui fait le récit. Les retours sont bons et j’ai été vraiment content de faire cette BD, c’était une nouvelle expérience, ma première fois avec Sarbacane. Le bilan est plus que positif et d’ailleurs on rempile pour un prochain album.

Une nouvelle adaptation ?
Non, l’idée cette fois c’est de faire une histoire originale. J’avais envie de faire une histoire que j’avais en tête, un polar qui se passera au Brésil. C’est tout ce que je peux vous dire pour l’instant et ce n’est même pas pour des questions de confidentialité, c’est parce que c’est en cours d’écriture et que tout peut arriver, tout peut évoluer.

Wait and see, donc. Comme on dit dans ces cas-là. En tous les cas, un grand merci pour le temps que vous venez de nous consacrer et à bientôt, j’espère !
Merci à vous et à tous les lecteurs de Bibow Bradley. En espérant vous avoir fait passer un agréable moment de lecture.
Interview réalisée le 27/01/2017, par Mac Arthur et Little Miss Giggles.