Auteurs et autrices / Interview de Matthieu Bonhomme

Matthieu Bonhomme s’est fait connaître grâce au Marquis d’Anaon, puis Esteban. Mais en 2016 il s’est lancé dans une aventure folle : écrire et dessiner une aventure de Lucky Luke.

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Matthieu Bonhomme (photo : Babelio) Bonjour Matthieu, petit retour sur tes débuts, avec Victor & Anaïs ?
Victor & Anaïs c'est mon premier album, mais d'abord une commande du magazine Okapi, qui je pense était mensuel à l'époque. Je ne voulais pas me lancer dans une grosse série pour débuter, on m'avait recommandé, je pense à juste titre, de bien faire mes armes avec des projets plus courts. J'ai donc multiplié les boulots de commande au début, et Victor et Anaïs en était un. Je faisais mes planches sans me soucier de faire un album, mais j'ai fini par en faire 46. Ce n'était pas non plus le but d'Okapi, c'était destiné au départ à paraître dans le journal. J'ai rencontré Fabien Vehlmann pendant que je faisais ces planches, et on a démarré le Marquis d'Anaon chez Dargaud, puis j’ai enchaîné avec l'Âge de raison. Et les trois bouquins sont sortis la même année. Le Marquis d'Anaon a mis du temps à sortir à cause d'un long délai de fabrication, l'Âge de raison a été réalisé rapidement avec des délais de fabrication très courts. Ces sorties, à quelques mois d'intervalle, ont donc constitué un bon hasard.

C’est avec Le Marquis d'Anaon que le grand public t’a découvert, avec un succès public rapide… La série est-elle terminée, ou as-tu encore envie de travailler avec Fabien Vehlmann ?
Quand tu me dis que ç'a été un succès rapidement, je réponds "non, pas du tout". Ce fut un succès d'estime, pas du tout un succès commercial. Chaque objectif secret ou avoué de l'éditeur était déçu. D'un côté le Marquis d'Anaon demande beaucoup de travail, d'effort, de préparation, de concentration, d'abnégation, de recherche des documents, pour des scénarios exigeants, que j'aime beaucoup. Mais si le résultat derrière n'est pas positif, c'est fatigant ; si l'éditeur est déçu, je me dis que je n'ai pas très bien bossé... A côté de ça, pour des albums, comme Esteban, l'attente était très réduite, et c'est parti très fort. Pour en revenir au Marquis d'Anaon, c'est un succès d'estime, c'est ce qui m'a permis de me faire connaître auprès des lecteurs BD et des collectionneurs, car il y avait des pleines pages... Le vrai truc qui a fait du bien à la série, c'est l'intégrale des trois premiers volumes en noir et blanc. Mon dessin était bien mis en avant, le bouquin bien présenté, bien défendu...

Accéder à la BD L'Homme qui tua Lucky Luke Peux-tu nous parler de la genèse de L'Homme qui tua Lucky Luke ?
J’avais cette envie de travailler sur Lucky Luke depuis longtemps. Régulièrement je revenais vers Dargaud, en demandant s'il y aurait moyen de faire quelque chose sur Lucky Luke. Jusqu'il y a deux ans, où c'est devenu possible, parce que les choses avaient évolué sans que je le sache, et que je m'adressais, sans le savoir, à la personne qui était en charge des 70 ans de Lucky Luke, célébration qui était à venir, même si cette personne ne savait pas encore sous quelle forme : ramener Lucky Luke en librairie, revaloriser le patrimoine, le travail de Morris... Et puis les projets se sont enchaînés pour cette célébration, avec des rendez-vous annuels : une expo à Angoulême, l'album Phil Defer en fac-similé, le bouquin l’Art de Morris, mon bouquin, puis celui de Bouzard, et la nouveauté de la série principale, avec Achdé au dessin et Jul au scénario. Oui, ça change encore de scénariste. Je parlais donc à la bonne personne au bon moment, et puis comme ça arrivait après mes deux Texas Cowboys, je connaissais déjà ce terrain de jeu du western. Ajoute à ça mon amour du personnage et mon appartenance à l'école franco-belge, ça a bien plu à Dargaud. J'avais aussi préparé un dessin de Lucky Luke, qui leur a montré que je m'étais bien approprié le personnage. Mais je n'avais toujours pas d'histoire. Il a donc fallu que je me creuse la tête, ce fut la partie la plus dure. Comme Dargaud n'avait jamais fait ce genre d'expérience avec ce personnage, comme Dupuis le fait avec Spirou, je ne savais pas trop ce qu'ils entendaient par "liberté totale". Les premières questions ont servi à prendre la température à ce niveau-là. J'ai demandé si j'avais le droit de le faire fumer, on m'a dit non, et j'ai fait de cette interdiction le running gag de mon histoire. Je pouvais lui faire rouler une clope, mais il ne pouvait pas l'allumer. Et ainsi de suite, et c'est devenu le fil rouge de mon histoire.

Une planche de L'Homme qui tua Lucky Luke Des étapes de validation de mon scénario étaient prévues, donc j'ai pris des notes, développé mon idée, et puis au bout de quelques semaines, assez satisfait de mon traitement, je leur ai fait un compte-rendu par écrit, qui est devenu un synopsis assez détaillé. Ces étapes de validation servaient aussi à présenter le projet aux ayant-droits. J'avais la crainte que ça ne leur convienne pas, qu'il faille tout recommencer... Et en fait tout est passé, y compris le storyboard, les planches. Alors bien sûr, il y a eu des modifications de mon scénario, mais pas comme le résultat d'interdictions, mais plutôt comme le résultat de discussions créatives avec mon éditeur. "Pour aller plus loin dans ton idée, tu devrais corriger ça, ou aller dans cette direction, ce serait plus pertinent... " C'est avec Pauline Mermet que j'ai eu ces échanges, elle a aussi joué les relectrices et correctrices. Elle m'a beaucoup apporté, c'était très exaltant de travailler dans ces conditions-là. Lorsque toutes les étapes de validation sont passées, la pression est descendue, et c'est l'excitation qui a pris le relais. C'était un vrai bonheur de m'attaquer à la partie visuelle, à commencer le dessin proprement dit.

Ce fil rouge avec le tabac pourrait correspondre à un moment dans l’œuvre de Morris, puisqu’après un certain album, Luke ne fume plus, mais mâchonne un brin d’herbe. Est-ce voulu ?
Cette temporalité n'était pas consciente, ou plutôt elle n'était pas dans l'intention de départ. J'ai voulu raconter l'histoire où Lucky Luke arrête de fumer, point. Mais dans la série principale, on n'a pas de référence à ce qu'il s'est passé dans les albums précédents, et je me place dans cette tendance. Il y a juste un personnage qu'on voit dans Le Grand-Duc, mais mon album n'est pas la suite de Sarah Bernhardt, ni un prequel de Fingers.
Une planche de L'Homme qui tua Lucky Luke
N’as-tu pas envie de reprendre d’autres séries classique de la franco-belge ?
On m'a en effet proposé des reprises de séries, mais j'ai à chaque fois décliné, car ce n'était pas forcément mon univers, et je ne voyais pas trop ce que je pouvais y gagner, à part de l’argent. En tant qu'auteur, ce qui compte c'est la réalité du temps à passer sur un bouquin. Si je passe un an sur un truc qui m'emmerde ou qui m'oblige à dessiner comme quelqu'un d'autre, ça devient deux ans parce que je traîne, et puis je tombe en dépression. Or je lutte contre la dépression, je ne veux vraiment faire que des trucs qui me plaisent. Mais a priori ça ne m'intéresse pas du tout. Je ne ferme pas totalement la porte, mais comme à chaque fois qu'on me propose un scénario, je vais le lire, et voir si ça m'intéresse, que ce soit une reprise ou un scénario original. La semaine dernière, après la fin de Lucky Luke, on m'a proposé deux projets, mais je ne peux pas, mon planning est bloqué pour 3-4 ans. C'est dur de dire à quelqu'un "ton scénario est génial, mais je ne le ferai que dans 5 ans" ; pour que je casse mon planning, il faut que ce soit quelque chose d’extraordinaire, ou un Lucky Luke. C'est ce qui s'est passé, j'avais écrit 38 pages du prochain Esteban, avec un storyboard assez avancé, mais j'ai dû tout stopper quand l’opportunité s’est présentée.

Une planche de L'Homme qui tua Lucky Luke Le Lucky Luke était un projet perso, un truc ambitieux, un personnage emblématique. On m'a par exemple proposé de faire un Spirou ; mais je préfèrerais le faire entièrement moi-même. Ce serait Spirou version western, car Morris et Franquin se connaissaient, il en est résulté un album, les Chapeaux noirs ; mais si j'avais dû pousser l'idée, ce serait devenu... un Lucky Luke. Donc mon idée aurait été obsolète. Et puis il y a plein d'auteurs qui font des Spirou. Plus ça va aller, plus ça va être difficile de trouver une bonne idée... Et on a tous en tête celui d'Emile Bravo, celui d'Olivier Schwartz, c'est dur d'arriver après ça... Et je ne veux pas dessiner à la façon de quelqu'un d'autre. Ça demande beaucoup de talent et de travail, mais ce que fait Verron sur Boule et Bill, par exemple, c'est très bien, mais ça ne m'intéresse pas. J'ai envie de faire des recherches graphiques, d'essayer des choses...

Cet entretien est réalisé en marge de l’expo à la galerie Maghen sur L'Homme qui tua Lucky Luke et Texas Cowboys, le vernissage a eu lieu, tandis que l’album est sorti depuis deux mois. Quel a été l’accueil du public ?
Il y a un très bon accueil, de bonnes ventes, beaucoup de presse, l'éditeur est très content. Il y a évidemment quelques puristes pur jus qui ne voudraient pas que Lucky Luke change. Mais ce n'est pas de ma faute, il a changé depuis belle lurette. Je m'en fiche un peu, je les laisse parler, car ils sont peu nombreux, et même s'ils aiment parler fort, on ne les entend pas trop. Et puis beaucoup de gens semblent avoir bien compris mes intentions, et c'est très gratifiant, Je suis très content.

Accéder à la BD Esteban (Le Voyage d'Esteban) Quels sont tes projets ?
Le prochain Esteban (Le Voyage d'Esteban) est au programme, mais je ne peux pas parler de mes autres projets car rien n'est signé ; j’en ai un d’assez avancé, on est dans la phase d'élaboration du projet. Je ne m'ennuie vraiment pas. Depuis que j'ai fini l'album sur Lucky Luke, en décembre et jusqu'à aujourd'hui, je n'ai pas fait une seule page de BD. J'ai fait plein de trucs sur Lucky Luke : des dessins pour des produits dérivés, un tirage de tête (avec couverture inédite, 2 sérigraphies...), beaucoup de déplacements promo pour accompagner la sortie... Pas une seule planche depuis 6 mois, même pas eu le temps d’écrire le prochain Esteban, et ça commence à me titiller, c'est un peu comme s'il me manquait un bout de moi... La semaine prochaine, je vais enfin dessiner autre chose que du Lucky Luke. Je dis "enfin", mais ça m'éclate de faire du Lucky Luke ; cependant il faut que je passe à autre chose, dans la mesure où ce que j'aime vraiment, c'est raconter des histoires et faire des pages de BD. J'aime bien faire des illustrations, de la mise en couleurs, mais si pendant ce temps je n'ai pas d'histoire qui avance, il me manque quelque chose.

Matthieu, merci.
Interview réalisée le 23/06/2016, par Spooky. Merci à Alexiane, de la Galerie Maghen, et à Tom pour le soutien moral.