Les interviews BD / Interview de Diego Aranega

Diego Aranega est un auteur à part, qui se plaît à dépeindre les petits travers de ses contemporains. Du donneur de leçons Focu à l'inadapté Victor Lalouz, venez à la rencontre de son univers.

Voir toutes les séries de : Diego Aranega


Diego Aranega Diego, peux-tu te présenter ?
Ouais OK pas de problème, mais avant faut que tu me confirmes que t’as bien 36 ans devant toi pour tout écouter sans m’interrompre.

Dans Patate douce n°3, tu racontes avoir vendu ton premier dessin à l’âge de 4 ans, pour 10 francs ! C’est de là que vient ta vocation ?
Ca s’est passé à 6 ans, en 1976 ! Bon si tu parles de ça je suis obligé de tout raconter sinon les gens vont rien capter : alors voilà, au CP y’avait un gamin qui se moquait toujours de moi à cause de mon nom (j’ai pas de sang français, je suis hispano/croate) ; je vivais plutôt mal ces insultes mais comme j’étais plutôt timide j’arrivais pas à me décider à lui mettre des coups de latte, alors je restais dans mon coin. À cette époque tout le monde me disait que je dessinais bien, j’avais même réussi à me faire pote avec pas mal de garçons et de filles en leur dessinant des trucs marrants, pour décorer soit leurs chambres, soit leurs cahiers, bref j’avais compris que le dessin me permettait d’avoir des copains.

Pis un jour, ce petit con (oui tu sais, le fils de pute, celui qui se moquait de moi depuis le début de l’année) vient me voir à la récré et me demande un dessin ! AH ! Evidemment pour moi il était hors de question de traiter avec l’ennemi, alors plutôt que de lui dire non (j’ai jamais su faire ça à l’école primaire) pour le dissuader je lui ai répondu du tac au tac : « OK mais ça te coûtera 10 francs » c’est sorti de ma bouche tout seul, c’est la première fois de ma vie que j’avais fait l’association argent/dessin. Ma plus grande surprise a été d’entendre sa réponse : « OK, pour demain alors » J’en revenais pas, du coup le soir je lui ai dessiné ce qu’il m’avait demandé, en m’appliquant ni plus ni moins que d’habitude, et le lendemain à la récré quand je lui ai remis le dessin il m’a dit « putain c’est super » et il m’a filé la pièce de 10 Francs.

Patate Douce Moi, fier comme un pape quand mon père vient me chercher à l’école, je sors la pièce de ma poche et la lui montre : gros silence, gros œil gauche, gros œil droit, je venais de comprendre que mon exploit était pas perçu à la hauteur duquel je le percevais : mes parents étaient honteux à l’idée que j’aie demandé de l’argent contre un de mes dessins. J’ai donc eu droit à un sermon de la mort dont la conclusion était texto je cite «Demain tu iras rendre la pièce à ton ami» ! Ce soir là j’ai pas réussi à expliquer à mes parents toute la complexité de l’affaire, que ce soi-disant « ami » était un « ennemi » qui insultait nos origines et se foutait non stop de ma pomme depuis plusieurs mois, bref, nuit très difficile : c’était la honte de devoir rendre cette pièce. Sur le trajet de l’école j’ai pourtant réussi à trouver la formule qui à l’époque m’avait permis de sauver la face, à la récré je suis allé voir cet « ami » et lui ai dit en lui redonnant sa pièce : « Tiens, j’ai essayé de la faire rentrer dans ma tirelire mais comme elle est remplie ça rentre pas »

Je n’ai rien inventé ni enjolivé, alors pour en revenir au début de ta question : OUI, je pense que tout vient de là. J’ai toujours gardé en mémoire cet épisode de ma vie, c’est une de mes plus grandes frustrations, pour 10 balles oui, et n’en déplaise à ceux qui ne sont pas clients des analyses flash, OUI, aujourd’hui c’est toujours après cette pièce que je cours, que c’est elle qui a catalysé tout mon parcours, En lui courant après je m’aperçois que ce que je recherche c’est la reconnaissance des gens, je veux avoir des amis, je veux faire rire les autres pour faire diversion afin qu’ils oublient de se moquer de moi, c’est tout simple , c’est toute ma vie… Tu reprends une coupe de champ’, un cigare ? Wohoh ? Tu dors ?

As-tu fait des études de dessin ? Les Beaux-Arts ?
J’ai appris à dessiner en lisant Mickey Parade, Pif Gadget et Gotlib, après quoi j’ai fait 5 ans aux beaux-arts, j’en suis sorti en 1994 avec mon DNSEP et les félicitations du jury (je tiens à préciser aux jeunes dessinateurs en herbe qu’en général aux beaux-arts la simple évocation des lettres « BD» est interdite et que par conséquent pour passer le temps c’est bien de s’intéresser à d’autres choses genre Art, Communication ou Design)

Quels sont les auteurs qui t’inspirent, que tu admires ?
Je ne carbure ni à l’inspiration ni à l’admiration, je vais plutôt te citer quelques auteurs qui me font beaucoup rire : Schulz, Mike Peters, Ferri, Pierre la Police, Lefred Thouron, Lindingre ou encore Sattouf. C’est pas un classement ni une liste, y’en a plein d’autres que j’adore alors que ceux que j’ai pas cité se calment, merci.

Tu t’es lancé très tôt dans l’aventure internet…
Oui, en 1983 mais comme à l’époque les fournisseurs d’accès n’existaient pas, j’ai dû programmer mon premier site sur un commodore 64. Tout a été mis en ligne grâce à un émulateur minitel connecté à 32 bauds sur un serveur de cul Belge.

Focu En 1999 naît Focu. Comment t’est venue l’idée de ce personnage qui au lieu de sortir des vacheries à son prochain, lui sort une réflexion politiquement correcte ?
Je suis parti d’un constat : pour vivre en société et y progresser, on ne peut pas se permettre de dire tout haut ce qu’on pense tout bas. Focu incarne les valeurs du savoir-dire, grâce à ses conseils façon «tu ne diras pas/tu diras plutôt », toutes les situations qui pourraient devenir des points de ruptures dans une relation sociale se transforment en passerelles dont l’objectif est maquiller une critique en un compliment très subtil. Tour l’art des périphrases de Focu repose sur ce concept.

2006, nouveau personnage emblématique : Victor Lalouz. Tu fais des séances intensives d’ingestion créative, m’as-tu dit…
Victor Lalouz est mon chouchou, le anti-héros qui cumule le plus de tares, je l’ai chargé à fond, tant sur le plan physique, intellectuel, sexuel ou encore familial. Victor a un background chargé comme une 504 en partance pour le Maroc, il représente l’antithèse de ce que devrait être le profil de celui qui se prédestine aux objectifs qu’il vise, pourtant il va y arriver, et c’est ça qui est beau. Trouver l’inspiration avec un personnage pareil c’est une récréation pour moi !

Il s’est passé 6 mois entre la réalisation du dernier gag de Victor Lalouz et la sortie de l’album. Pourquoi ce délai ?
Ben là ce sont les délais de fabrication, quand je signe et date la dernière planche de l’album il y a encore toute la couleur à faire (c’est Denis Bernatets qui s’en charge), faut ensuite que je fasse la couv et les pages de garde, puis qu’à Dargaud ils maquettent tout ça, fassent des dossiers pour les commerciaux, les libraires, les journalistes, ensuite faut imprimer, promouvoir, diffuser, c’est beaucoup de travail, alors c’est ceci qui explique cela !

Victor Lalouz Verra-t-on un jour la mère de Victor dans la BD ?
La mère de Victor doit rester en off, ce que le lecteur imagine sera toujours pire que la réalité, Alors ça me va, bon entre nous nous là dans le cas de la mère de Victor la réalité et le pire se valent ! pour info (et c’est un scoop) on la verra un peu dans le tome 2 !

Tu travailles également beaucoup pour la presse : Télérama, La Vie, L’Equipe Magazine, FHM, Je Bouquine, SVM Mac, Le Nouvel Obs … Tes activités sont très éclectiques !
Ma première activité c’est la presse, bosser pour les journaux est quelque chose que j’adore faire, c’est stimulant, ça me fait travailler sur des sujets vers lesquels je tendrais pas naturellement, du coup j’apprends toujours plein de trucs, pis ça m’oblige à m’informer sur tout et à être curieux, donc ça me fait du bien à la gamelle. Pis j’aime varier les supports pour toucher différents lecteurs. La BD et les envies de laisser des traces solides et palpables pour les générations futures (hihihi) j’y suis venu sur le tard, un jour où j’étais en train d’allumer un barbecue avec un Libé dans lequel j’avais un dessin, je crois que c’est là que la graine « il faut que je fasse des livres » a germé en moi.

Combien d’albums sont prévus pour la série ?
Rien n’est arrêté. Dargaud est à fond avec moi sur cette aventure, peut-être qu’il y aura 10 tomes, 15, 20, ou 30, en fait perso j’aimerais en faire plus qu’Hergé n’a fait de Tintin, rien que pour épater mes parents !

Quels sont tes (autres) projets ?
J’ai participé à un album collectif qui sortira chez Dargaud en novembre, ça s’appellera Vive la politique ; dedans y’a que des mecs drôle donc ça va être génial !

Sinon je viens de signer une série sur laquelle je suis au scénario avec Jochen Gerner au dessin, ça s’appelle KEITH et KURT 4 tomes sont prévus à raison de 1 par an, et là c’est pour la collection Shampooing chez Delcourt.

Et dans les projets avancés et non signés il y aura une collaboration avec Lefred Thouron qui est en train de m’écrire un scénario pour une série sur laquelle je serai au dessin, le thème tournera autour de la justice avec un petit j. Je ne peux rien dire de plus si ce n’est que ça sera énorme puisque Lefred Thouron est énorme.

Alors Diego, finalement, es-tu pour ou contre la main aux fesses dans les transports en commun ?
Tant que ce n’est pas de mes fesses qu’il s’agit je suis pour, bien sûr !

Diego, merci.
Interview réalisée le 01/08/2006, par Spooky.