Les interviews BD / Interview de Lorenzo

Lorenzo est une sorte d’extraterrestre dans le paysage de la BD. A la fois présent chez les grands éditeurs mais aussi défenseur forcené de l’auto-édition, il avoue une passion coupable pour les marins et les canards anthropomorphes. Notre entretien passionnant en témoigne.

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Lorenzo Comment te présenterais-tu ?
Je ne fais pas mon âge mais j’ai 34 ans, je suis scénariste, dessinateur de bandes dessinées, illustrateur, et je fais aussi de l’enseignement. De bande dessinée en l’occurrence.

Tu as commencé comment dans la BD ?
Parcours classique en fait ; j’ai fait du fanzine très jeune, je devais avoir 11 ou 12 ans. Je faisais tout seul un fanzine qui s’appelait Incognito, à Perpignan. J’en ai beaucoup souffert de cette enfance en province, ne me lance pas sur le sujet (rires). Au lycée j’ai rencontré deux copains, qui sont des auteurs eux aussi à présent, Cédric Perez, qui est chez Akileos, et plus tard, Jean-Marie Minguez, qui bosse au Lombard actuellement. Quand je suis arrivé à Paris j’ai continué à en faire, avec d’autres copains dont la plupart sont aussi auteurs aujourd’hui, comme Renaud Farace et Carlier, avec qui j’ai fait Bredouille (Ed. Carabas).

Accéder à la BD Tous les matelots n'aiment pas l'eau J’ai ensuite envoyé des projets, qui ont tous étés refusés, mais les choses se sont faites un peu bizarrement. Il y avait en particulier un projet scénarisé par Fabrice Colin, refusé donc ; et puis un jour je reçois un coup de fil de Fred Mangé, de 13 Etrange, qui voulait voir mon book et me donnait rendez-vous pour la semaine suivante. J’ai dit oui, et me suis rendu aux bureaux de 13 Etrange, qui étaient encore à Paris à l’époque. À mon arrivée, Fred me dit « le projet que tu m’as envoyé ne m’intéresse pas, je ne vais pas le publier ». Et puis il feuillette mon book, et y voit une histoire de trois planches que j’avais publié dans OZ, mon fanzine de l’époque, une histoire qui s’intitulait Tous les matelots n'aiment pas l'eau. Il me dit « Et ça, c’est quoi ? ». Et là je sors un grand coup de bluff, en lui disant que je suis en train de développer une histoire de 96 pages, pour une collection de poche… (rires). Il me répond « reviens me voir le mois prochain avec le scénar ». Je rentre donc chez moi, je retravaille le scénario, mais je ne m’en sors pas ; j’appelle donc Fabrice Colin, en lui demandant son aide. On travaille, on retourne voir Fred un mois plus tard. Entre-temps on était passés à 140 pages. Là Fred me dit : « Ca m’intéresse, mais je veux voir le storyboard complet ». Re-travail, story-board, il dit banco, et l’album sort. Et voilà, ce fut mon premier bouquin, c’est parti comme ça, un peu sur un coup de bluff.

Cliquez pour voir une planche de Tous les matelots n'aiment pas l'eau Cet album n’a pas forcément été bien compris, il y a une dimension onirique qui lui a un peu porté préjudice, non ?
Ce n’est pas pour me dédouaner, mais il faut savoir que la fin de cet album n’est pas celle que j’avais écrite, à la base. J’avais écrit une fin où on perdait encore plus le lecteur. Et c’est Fred Mangé, qui m’a dit qu’il fallait faire un truc plus doux, parce qu’il faut raccrocher les wagons à un moment donné. Je le comprends, quelque part, mais si j’ai un regret, c’est celui-ci. Je pense que faire un album, c’est un contrat que tu passes avec le lecteur. Je comprends que cet album puisse déstabiliser, c’est le cas de beaucoup de mes bouquins. En revanche, c’est une sorte d’accord tacite. A un moment donné, le lecteur ouvre le bouquin, s’il ne lui plaît pas, il a la possibilité de le refermer. Par contre, s’il veut se laisser entraîner, ça m’intéresse. C’est un album qui a été en partie improvisé, véritablement ; je pratique beaucoup l’improvisation quand j’écris. À un moment donné j’essaie d’oublier complètement mon scénario pour improviser et déstabiliser le lecteur et moi même. Pour moi une bande dessinée, doit malmener le lecteur ; il ne doit avoir l’impression de lire une histoire prêt mâchée, j’aime un lectorat actif. Je trouve ça bien que cet album ait déstabilisé des lecteurs ; s’ils ont aimé, c’est mieux, bien sûr (rires). J’ai une haute opinion de la bande dessinée, pour moi c’est un genre littéraire à part entière, et pas du consommable. Il faut que chaque bouquin nous remue. C’est ce que j’ai envie de faire en tant qu’auteur, et envie de lire en tant que lecteur. Pour en revenir à cet album, c’était un peu un laboratoire ; tu passes de 3-4 planches à 140, et donc tu essaies tout. Mon idée c’était de faire une invention graphique à chaque page. Dans le découpage, dans le dessin lui-même. Bon, je ne sais pas si ça a vraiment marché (rires).

Cliquez pour voir une illustration de Arthemus Alors c’est drôle, parce que tu as une obsession pour les marins, pour Arthemus, le héros de cet album, en particulier. Ça vient d’où ?
Quand j’ai créé Arthemus, l’idée c’était de recréer ces grandes séries d’aventures, qui me plaisaient enfant. Pour mon premier album, je voulais faire un Théodore Poussin. Ou un Pratt. C’était mon obsession et ça l’est toujours. Je ne peux pas expliquer pourquoi les marins, pourquoi la mer… Je suis né au bord de la mer, je ne suis jamais monté sur un bateau, et cela n’arrivera jamais, je nage comme une enclume ; mais il est clair que la mer et le voyage, ça m’obsède. Je voyage beaucoup, du reste. Ceci dit un marin, c’est la personnification du voyage : c’est quelqu’un qui part, mais aussi quelqu’un qui revient. Et peut-être avec une histoire. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas forcément l’aventure, mais les conséquences de l’aventure sur un être humain. Et Arthemus c’est la série – je la considère comme une série, puisqu’un deuxième album est en préparation- qui me hante. Ce personnage m’obsède, et revient constamment dans mon travail, mais je ne sais pas pourquoi. Je ne cherche pas forcément d’explication à cet état de fait, non plus. Chaque album de cette série est un bilan, transposée, onirique, de certaines années passées. C’est très autobiographique.

Cliquez pour voir une planche du Naufragé du Vaken-Vaki Tu travailles donc sur un deuxième album, qui va paraître aux Editions la Follia, la structure que tu as toi-même créée ; ça va raconter quoi ?
Cet album va s’appeler « le Naufragé du Vaken-Vaki » ; c’est un album que j’ai mis beaucoup de temps à écrire, dont le scénario a connu plusieurs moutures, car après le premier Arthemus, je ne voulais pas répéter ce genre d’histoires dans mes albums suivants. Je ne voulais pas que ce soit « Arthemus en Chine », « Arthemus au Groenland », « Arthemus chez les Indiens »… Ce deuxième tome parle du deuil, et de comment on vit avec le deuil d’une personne proche, et comment on accepte la culpabilité d’être resté. Je ressens une culpabilité d’être resté, et donc je voulais raconter comment ça se gère. J’ai donc mis beaucoup de temps à l’écrire, et malgré le caractère intime du sujet, l’acte d’écriture crée une distance. Dans cet album j’ai aussi voulu développer les autres personnages. Le premier tome était très centré sur Arthemus, dans le second son ami Paulo est très présent. Je voulais le développer ; j’aime beaucoup le premier tome, mais je le trouve un peu désespéré, et désespérant. Un éditeur de chez Delcourt, Grégoire Seguin, m’avait dit : « ton album, ça commence par une tête tranchée, ça finit par une mouche avalée, et entre les deux ce ne sont que des gens qui dégueulent ; ça ne laisse aucun répit, aucun souffle d’espoir ». Ce second album se veut donc plus lumineux, moins pessimiste. Alors que ça parle du deuil, mais le héros n’est pas celui qui est mort, mais celui qui est resté. Ce bouquin n’est pas léger, car ce terme est un peu péjoratif, ni joyeux, car c’est un peu fort. J’espère qu’on sentira dans le bouquin qu’il faut continuer à avancer, c’est mon état d’esprit actuel…

Cliquez pour voir une planche de Bonzommes de neige Tu as fait deux Petits chats carrés, Eddy et les robots et Bredouille ; le premier tout seul, le second avec Carlier. Penses-tu qu’il y en aura d’autres ?
Pas chez Carabas pour le moment; et j’ai tendance à être intransigeant sur mon boulot. J’aime beaucoup Jérôme Martineau, il y a des choses que je ne suis pas prêt à faire. J’ai besoin qu’on me foute la paix pour bosser. Donc, plus de Petit chat carré ; en revanche je fais un album sur le même principe, chez Makaka. Ça s’appelle "Bonzommes de neige", qui sera pour enfants, muet, c’est une histoire de monstres pour enfants. Il s’agit de la poursuite dans les rues de Paris, la nuit, de deux fugueurs, un gamin et son chien. Ils sont donc poursuivis par des bonshommes de neige géants, transformés à cause de déchet radioactifs.

Ça me rappelle un peu le" Carnaval" de ton ami Carlier, justement un petit chat carré…
Et qui est un putain de bon album, dont j’ai une planche originale chez moi (rires).

Accéder à la BD Bredouille Tu t’entends bien avec Carlier, avec qui tu as fait Bredouille. Penses-tu retravailler avec lui ?
J’ai travaillé avec lui un peu par hasard. On était voisins d’atelier, ce qui n’est plus le cas, car je travaille chez moi. Et c’est Carlier qui m’a demandé de lui écrire un scénario. Lequel a plu, et qui a été publié. On a travaillé ensuite sur une série, qui s’est appelée au départ Déja mort, qu’on a envoyée chez Carabas, mais suite aux problèmes que j’évoquais tout à l’heure, ça ne se fera pas chez Carabas, Carlier s’est désengagé du projet. A un moment mon ami Jicépol était attaché au projet, mais finalement ça ne le branchait pas plus que ça. Du coup je pense le dessiner moi-même, travailler avec quelqu’un n’est pas ma priorité. J’ai du plaisir à dessiner les planches, je n’ai pas forcément du plaisir à scénariser pour quelqu’un d’autre. Il faut accepter d’être trahi, quand on est scénariste, et c’est normal, ça fait partie du jeu. La partie d’écriture pure et dure ne m’amuse pas. Comme je l’ai dit je fais beaucoup d’improvisation. Ce qui n’est pas possible avec un dessinateur, il faut du respect. Le dessinateur n’est pas une petite main, on travaille à deux. J’ai tout de même eu un plaisir fou de travailler avec Carlier, car parmi la jeune génération de dessinateurs, je pense que c’est l’un des plus forts ; ce type a un vrai sens du dessin. Il a un vrai vocabulaire.

Accéder à la BD Eddy et les robots A la fin d’Eddy et les robots, on a l’impression que ce n’est pas tout à fait une fin…
Mais il devait y avoir un deuxième tome chez Carabas, toujours avec Eddy comme héros. Avoir un oui ferme et définitif ça prend des mois, avoir un contrat en bonne et de forme, ça prend trois ans, se faire payer c’est inimaginable. Ce n’est pas ce qu’on touche chez Carabas qui paye mon loyer, les bouquins on les y fait plus pour le sport et l’amour du livre, mais quand même, le fait que les bouquins ne soient pas visibles, ça me déplaît. Moi Bredouille je l’ai vu une seule fois en librairie… à Rome. Et il paraît qu’il y en a eu un dans le sud de la France à un moment donné. C’est un copain qui m’a appelé pour me dire qu’il avait vu Eddy et les robots. Pourquoi faire des livres, pourquoi payer des tirages, pourquoi même payer des auteurs si ce n’est pas pour vendre des bouquins ? C’est se tirer une balle dans le pied… J’estime qu’un éditeur ce n’est pas seulement une carte de photocopies. Si c’est pour faire de la repro, je peux le faire moi-même.

Cliquez pour voir un croquis de recherche pour Le Grand Incendie, pour le collectif  Chansons de Noir Désir en BD Tu as travaillé un moment sur l’album collectif « Chansons de Noir Désir en BD », chez Petit à Petit. Finalement ça ne s’est pas fait…
L’album ne s’est pas fait, l’album ne se fera pas. C’est une longue histoire, Olivier Petit, avec lequel je travaillais déjà, m’avait contacté de travailler sur cet album. Il m’avait fourni un scénario, écrit par son fils, qui était plutôt pas mal. Il faisait 7 pages et j’ai dû dessiner la moitié. Et un jour olivier m’appelle en me disant que l’album ne serait plus en noir et blanc, mais en couleurs. Ce qui m’ennuyait, car mes planches n’étaient pas faites pour de la couleur. Ce n’est pas grave, je lui réponds que je les mets en couleurs. Olivier me rappelle, me disant que le traitement de mes pages est trop violent. Je lui demande alors s’il a lu le texte de la chanson, car ce n’est pas Oui-Oui chez les canards. Il n’avait pas vu les planches auparavant, car quand je travaille, je n’envoie pas mes planches aux éditeurs. Son boulot c’est de faire les livres, moi de faire les planches… J’ai beaucoup d’ego (rires). J’accepte donc de faire des retouches pour faire moins désespéré ; là il m’envoie un mail, contenant les retouches qu’il exige. A ce moment, ce n’est plus possible, que je ne peux pas travailler comme ça. Ok, c’est un album de commande, mais je n’affadis pas mon travail. Il connaît mon boulot et mon caractère ; soit il me laisse travailler, sachant dans quelle direction je vais, soit il me demande de devenir une petite main, et pour ma part, le plaisir n’est plus là. C’est ce qui s’est passé, je lui ai dit de se trouver un autre dessinateur, je refuse d’affadir mes planches. L’album ne se fera pas, car le groupe Noir Désir a trouvé que le travail réalisé était trop soft, trop lisse. Ils ont donc décidé d’y mettre fin. C’est dommage, c’est sûr ; et depuis je suis en froid avec Olivier Petit. Olivier, si tu lis cette interview, tu as le droit de me payer mes planches, que tu ne m’as pas payées depuis maintenant trois ans. Tu as le droit de m’envoyer un chèque, je n’ai pas changé d’adresse.

Cliquez pour voir une planche de l’Ile du Dr Moreau Tu as aussi travaillé sur l’adaptation de l’Ile du Dr Moreau, le roman de Wells, chez Emmanuel Proust. C’en est où ?
Le truc c’est que les droits sont trop chers. Cela n’a pas pu se faire pour cette raison. Je n’avais pas trop avancé dans le projet, mais Emmanuel a été super correct. On avait travaillé à deux sur cet album, avec Renaud Farace, on avait redécoupé différemment l’histoire. Emmanuel avait bien accroché sur le projet. Il nous a dit « ça me plaît, mais ne vous emballez pas, attendez un peu, car il faut que je voie si je peux avoir les droits et surtout combien ça va me coûter… ». On n’a donc pas touché à ce qu’on a fait, et il nous a rappelés, pour nous dire que les droits étaient trop chers, et qu’il faudrait attendre que le bouquin tombe dans le domaine public. Mais ce n’est pas pour longtemps, c’est d’ici un ou deux ans, il me semble. Du coup, si on relance le projet, il faudra tout reprendre, refaire les planches, bien sûr, mais ce n’est pas monstrueux. Il me semble que j’avais fait 5 planches de storyboard et 2 d’encrées. Bon, Emmanuel a été vraiment correct, mais j’étais déçu parce que c’est un roman que j’aime énormément, et j’aime aussi les adaptations, comme celle réalisée par Frankenheimer, et j’aurais adoré travailler dessus. C’est un peu la foire d’empoignes sur les adaptations, et puis il ne faut pas se rater, ça n’a pas de sens de faire un truc moins fort que les romans. J’avais adoré bosser avec Lucas, qui est un super bon scénariste. Renaud Farace a beaucoup travaillé chez Petit à Petit. Il sort en janvier un album aux Editions Fei, une biographie ou une adaptation du journal d’Alexandra david-Neel. Comme beaucoup de monde, puisqu’elles sont sur son blog, j’ai vu des planches, et c’est vraiment chouette. Ce mec-là a vraiment du talent. J’aime bien cette maison d’édition, j’aimerais bien écrire un scénario qui leur plaise.

Cliquez pour voir la planche de Hakim Tu as collaboré pas mal avec 30 jours de BD ; ça consiste en quoi ?
30 jours de BD, c’est un site qui propose une fois par jour des planches de bande dessinée totalement inédites. Il y a une bonne quantité d’auteurs, je ne sais pas combien, et c’est une sorte de site participatif, où les internautes peuvent juger, laisser leurs commentaires, ce qui est parfois assez cocasse, et moi j’aime bien Shuky, le big Boss, le Président comme j’aime l’appeler, de 30 jours de BD et de Makaka, la partie éditoriale de 30 jours de BD. Ils font des albums assez chouettes d’ailleurs. L’idée de faire des histoires courtes m’intéressait ; c’est une autre manière de voir la bande dessinée avec pour moi plus de texte, des parties en prose, des choses que je n’ai pas forcément l’habitude d’utiliser dans mes projets. Et ça me permet de traiter des thèmes dont je ne parlerais pas dans mes albums. En termes de contraintes, en théorie on nous demande d’éviter la politique et la religion, mais je me suis tout de même frotté. J’ai fait une histoire sur un dénommé Hakim, un sans-papiers qui ce faisait choper par les flics à Paris, et qui a été renvoyé chez lui. Ça m’a valu des mails parfois assez étonnants sur mon adresse pro… Je pense par exemple à un dessinateur d’extrême droite, qui vit dans le sud de la France, qui m’a envoyé un message dont je connais la formulation par cœur ; je la livre à bdtheque parce que ça m’a fait beaucoup rire ; texto, il m’a écrit : « Si t’aimes tant que ça les Arabes, t’as qu’à retourner chez eux ». Note la fulgurance du style.

Voir la page de La Femme sous la cloche sur thebookedition.com A côté de cette carrière chez des éditeurs « classiques », tu t’es également lancé dans l’auto-édition ; tu peux nous dire pourquoi, comment ça s’est passé ?
Ç’a été un peu un hasard. J’avais rencontré jas sur un salon, un mec que j’aime vraiment bien, lequel m’avait impressionné par son intégrité. Contre vents et marées, le mec fait de la bande dessinée. Il a un amour pour la bande dessinée qui m’émeut vraiment. Quand je l’ai vu s’auto-éditer, je me suis dit « ce mec en a dans le pantalon». Et je mettais fait une autre réflexion, concernant d’autres auteurs, qui avaient fait des albums, et quand je leur demandais ce qu’ils faisaient, ils me répondaient « ben là je fais des projets ». Ca me semblait incroyable : t’es un dessinateur, t’as fait des bouquins, tu t’emmerdes à faire trois pages et à laisser tomber. Non, fais des albums, va jusqu’au bout ! On ne dit pas à un peintre de faire l’esquisse d’un tableau et on verra après. Non, il fait des toiles.

Et j’avais pas mal d'histoires, dont "La Femme sous la cloche", qui avaient été refusées par les éditeurs, qui trouvaient ça super dur, qui me disaient que les gens n’allaient pas s’identifier… J’avais donc une frustration, et même une souffrance, car cette histoire me tenait à cœur. C’est même l’un des scénarios dans lesquels je me retrouvais le plus à l’époque.

Voir la page de Un voyage en Ecosse sur thebookedition.com Et puis je suis parti en Ecosse, en fait, avec ma copine qui est scénariste, et qui tenait un journal de ses vacances. Un soir je lisais ses écrits, et je trouvais ça vachement bien. De mon côté je tiens des carnets de croquis en voyage, tout en faisant des photos. Et je me suis dit que ça serait bien d’en faire un bouquin, mais pour nous en fait, par plaisir. Et puis… alors là je vais te raconter un truc, je te jure que c’est vrai. On rentrait d’Ecosse, je pensais à cette idée, et je vais me pieuter. Je fais un rêve complètement fou, je suis en Italie, avec Peyo (rires) – j’adore Peyo- et j’étais au volant d’une bagnole. Et Peyo, à la place du passager, me fait « Ah ouais Lorenzo, je te remercie d’avoir réédité les Schtroumpfs dans une belle édition dans ta boîte, les Editions de la Follia ». Je me réveille le lendemain, un dimanche matin, je réveille ma copine en lui disant « putain j’ai fait ce rêve-là ». J’ai rêvé que Peyo me disait qu’on avait créé une maison d’édition qui s’appelle la Follia. Le truc complètement fou, improbable. Et puis je me suis dit « Qu’est-ce que j’en ai à foutre, c’est mon pognon, j’en fais ce que je veux ».

Voir la page de Un an d'Oeuvres d'art en liberté sur thebookedition.com On a donc sorti un carnet de croquis de voyage sur l’Ecosse, qui s’appelle « Un Voyage en Ecosse », on a sorti un bouquin qui regroupe des textes de Gabrielle Siven qui sont des critiques d’exposition, connues ou pas. J’ai illustré certains des articles, et un copain des Beaux-Arts qui est à Paris, Fabrice Montout, formidable peintre, en a illustré d’autres, et une artiste, Francine Flandrin F2 a mis des photos de ces œuvres. On a édité "la Femme sous la cloche", la première BD de cette maison d’édition, et là on est en train de bosser sur un carnet de croquis de Fabrice Montout, regroupant des dessins libres et des esquisses pour des toiles. Et on réfléchit sur la forme à donner à un récit de voyage qu’on a fait en Inde ; on réfléchit pour réduire les coûts, car je trouvais le bouquin sur l’Ecosse trop cher. Je prépare non seulement la suite des aventures d’Arthemus, mais aussi un autre album, une BD de science-fiction qui est un hommage au cinéma des années 70, que j’aime beaucoup, comme celui de John Carpenter. Elle comportera 150 pages ; elle n’est pas storyboardée mais toutes les pages sont écrites. Je compte m’y mettre bientôt, car je termine un bouquin pour Makaka et après je serai un peu plus libre.

Je suis heureux d’avoir monté ce truc-là, parce que c’est la liberté telle que j’ai toujours rêvé d’en avoir. L’éditeur a un regard d’éditeur, ce n’est pas une œuvre de charité, il n’est pas là pour te financer et que tu ailles t’amuser. Il veut un retour sur investissement, et il a un regard qui est bon. Mais plus le temps passe, plus j’ai envie que les bouquins soient à 100%, tels que je souhaite qu’ils soient ; avec des contraintes qui sont autres. Je fais un travail au préalable, pour que le bouquin ne me ruine pas; je n’y arrive pas encore, je trouve que mes bouquins à la Follia sont trop chers pour l’instant. La femme sous la cloche est trop cher, j’en ai bien conscience ; j’ai fait ce bouquin dans un espèce d’élan, j’avais ma structure, j’étais le roi du monde, je pouvais tout faire. J’ai dessiné le bouquin en un mois, j’étais tout fou, je l’ai amené chez l’imprimeur, un mois après j’avais les albums, j’étais hyper content. Bon ok, je me suis bien amusé, maintenant j’ai envie que ce truc-là prenne de l’ampleur. Je ne parle pas que de l’aspect financier, mais j’ai envie que les gens payent moins cher, pour que ça touche un peu plus de monde, ne serai-ce pour qu’ils ne ce sentent pas arnaquer. C’est un autre travail, mais ça me plaît ; en plus François Plisson (ND Spooky : auteur qui fait beaucoup d’auto-édition) m’a donné l’adresse d’un imprimeur qui est vachement bien. Jas aussi m’a filé des adresses, des tuyaux… J’essaie de créer une coopérative avec Jason Dilubeka, un copain et auteur de Ekeko, avec ceux du collectif Fenice et Jas, pour avoir des stands, pour réduire les coûts… Ca me plaît bien, parce qu’on ainsi à ce que doit être la bande dessinée, Une création pure.

Cette structure que tu as doc créé, la Follia, peux-tu donc nous parler du nom, au-delà du rêve mettant en scène Peyo ?
C’est un jeu de mots, à la fois la folie en italien, mais aussi le folio, le livre. C’est ma compagne qui est responsable de ce jeu de mots (rires). Dès le début on a décidé de ne pas seulement faire une structure de bande dessinée, on voulait éditer toutes sortes de livres, des catalogues d’expos, des romans, des carnets de voyage. J’ai plein de potes qui sont peintres, je me disais que je pourrais faire plein de livres d’images avec mes copains qui ne sont pas forcément dans la BD. La Follia, c’est un espace de liberté pour moi et mes amis. Ça m’a fait énormément plaisir quand Fabrice Montout est venu me voir pour me demander d’éditer un carnet de ses croquis ; c’est un immense dessinateur, j’en connais des tas, et c’est quelqu’un qui se réinvente à chaque trait. Et ça me fait plaisir de bosser sur ce bouquin. C’est tout con, il me file ses bouquins, je fais le livre, et voilà.

Cliquez pour voir une planche de La femme sous la cloche Tu peux nous parler un peu de La femme sous la cloche ?
Oui, bien sûr. Pour la première fois chez moi, un album est parti d’un dessin. J’étais en dédicace à Montreuil, au salon du livre jeunesse, et à un moment j’ai fait une dédicace représentant un canard anthropomorphique, accompagné d’une femme sous une cloche. Il ne m’avait rien demandé, je me suis mis à faire ça, comme ça pour déconner. En plus je parlais de Donjon avec Sébastien Vassant, qui était à côté de moi. J’ai donc fait ce dessin. Et puis ce personnage d’Arthur Alfred Miller m’est resté en tête. C’est assez bateau comme idée, mais je voulais écrire une histoire d’amour. Je considère que cet album est féministe ; je le dis souvent pour déconner, mais en fait c’est ça. Dans cet album, j’essaie de montrer comment, par amour pour une femme, on peut devenir le pire des monstres. Le pire des monstres avec elle. A un moment donné, par amour tu peux être odieux ; à un moment donné par amour tu peux être violent ; à un moment donné, parce que tu as peur de tout perdre, tu peux être la pire des ordures. C’est cette espèce d’ambivalence qui m’intéressait. Le sujet central, c’est cette femme, absolument pas le canard. Ensuite j’aime le genre, en bande dessinée ; c’est un western, et c’est assumé.

Cliquez pour voir une planche de Astonishing Town C’est quoi Astonishing Town ?
C’est ce que j’appelle mon projet maudit. C’est un scénario que j’aime énormément, je l’ai envoyé à tous les éditeurs, et plusieurs fois (rires), et refusé à tous les coups. C’est un homage au cinéma de science-fiction, notamment aux films de Don Siegel, que j’aime beaucoup, et dont j’ai fait un premier chapitre, paru sur 30 jours de BD. Maintenant que j’ai ma structure, j’ai moins de projets abandonnés ; donc je pense que je vais le rependre, de temps en temps j’ai envie de m’y remettre, de temps en temps je n’ai pas l’énergie de le faire, je pense que je n’ai pas encore trouvé la bonne forme pour ce scénario.

Parallèlement à la BD, tu fais de l’illustration. Tu peux citer quelques exemples ?
Je fais du story-board, des affiches, de l’illustration chez Bayard, chez Milan, etc. Ce sont des choses que je fais de moins en moins aujourd’hui puisque je suis prof, mais quand le projet me botte, je suis toujours prêt.

Tu es donc prof de dessin ?
Enseignant en bande dessinée, rough et illustration publicitaire, dans trois écoles à Paris. La bande dessinée, c’est pour les adolescents, et ensuite c’est des post-bac. J’adore ça, ce n’est pas un boulot alimentaire. C’est assez paradoxal, parce que quand j’ai commencé l’enseignement, ç’a été un hasard total. Je connaissais le directeur pédagogique de l’ESP, l’école dans laquelle j’enseigne la pub, qui m’a dit un jour qu’ils n’avaient pas de prof d’illustration, qu’il aimait bien mon boulot, et m’a demandé si ça me disait d’enseigner. J’ai dit oui, pour des raisons financières. Et en fait je n’ai trouvé que des satisfactions ; c’est un truc que j’aime bien aujourd’hui. Et ça me sert dans mon travail, car les nouvelles tendances de l’illustration, du graphisme, ce sont mes élèves post-bac qui me montrent des trucs. Je devrais les payer pour donner ces cours. Le fait d’être auteur de BD, et en plus d’être obligé de vulgariser sa pratique, d’avoir un regard critique sur la bande dessinée, c’est intéressant dans son propre travail. Parfois, parce que je suis obligé l’expliquer, ça me permet de mieux les analyser.

Couverture de Père & mère As-tu d’autres projets en cours ?
Le 27 octobre est sorti un collectif intitulé "Père & mère" aux éditions de La Martinière. J’ai un projet d’album historique avec Gabrielle Siven, et un album chez Makaka. J’ai pris un peu de retard dans mon travail. Par exemple pour l’album chez Makaka, je devais le rendre début septembre, on est… le 1er octobre, et j’ai encore 17 pages à faire. Shuky m’a proposé, pour cet album, de le sortir pendant un an sur Iphone, avec l’application Makaka avant de le sortir en album papier. Ça m’intéresse, je n’ai pas d’avis sur la question, je ne sais pas si c’est bien ou si c’est mal. Certains dessinateurs clament que ça va tuer le papier, d’autres que ça ne marchera jamais. Mes mômes, en cours, lisent sur écran et ça ne les dérange pas, alors que pour moi, c’est mission impossible. Je me demande si ce n’est pas le moment de tester ces choses-là. Ça m’intéresse de savoir comment ça va fonctionner.

Quelque chose à rajouter ?
Je t’aime bien, Spooky (rire général). Te marre pas, c’est vrai, et tu peux le mettre dans l’interview.

Euh, eh bien, merci Lorenzo.
Mais je t’en prie.



A voir aussi :
- Le blog de Lorenzo
- Le site de La Follia
- Le site de 30 jours de BD
Interview réalisée le 03/11/2011, par Spooky.