Auteurs et autrices / Interview de Frank Giroud

Frank Giroud est un passionné d’histoire, mais aussi de bande dessinée. Il a déjà écrit certaines des plus belles pages du genre. Une petite rencontre s’imposait…
(Photo Virginie Greiner)

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Frank Giroud Bonjour Frank. Nos lecteurs vous connaissent bien, alors entrons dans le vif du sujet. Concernant la série Louis la Guigne, le dessinateur est malheureusement décédé et la fin a toujours été en suspens, on pourrait y voir une fin mais ce n'était pas clair, donc peut-on connaître votre sentiment par rapport à cette chute soudaine et aimeriez-vous un jour rajouter une pierre à l'édifice ?
Un peu avant l’écriture du dernier Louis la Guigne, Jean-Paul Dethorey et moi savions que les années suivantes seraient consacrées, aussi bien pour lui que pour moi, à d’autres travaux, souvent de longue haleine. J’ignorais totalement quand nous pourrions reprendre les aventures de notre cher anar. Il fallait donc une fin qui termine non seulement l’album, mais même le cycle… voire la série.

Néanmoins, et même si c’est une possibilité, rien n’indique que Louis a trépassé à la fin du récit. Il aurait donc pu réapparaître dans un nouvel album si, après la mort de Jean-Paul, nous avions trouvé un repreneur qui convienne à la fois à l’éditeur, au scénariste et aux ayants-droit du dessinateur. Mais nous cherchions quelqu’un dont le trait aurait conjugué la force, l’humanité, l’élégance et l’originalité de celui de Dethorey. En vain. Nous avons donc fait une croix sur cette idée de reprise ; mais la découverte soudaine d’une perle rare pourrait me faire revenir sur cette décision, bien que je sois depuis longtemps passé à autre chose.

Accéder à la fiche de Louis la Guigne Vous êtes adepte de récits ayant pour décor des périodes historiques rares, souvent méconnues du grand public ou volontairement oubliées. Y a-t-il d'autres périodes de l'histoire dans ce genre qui vous intéressent et que vous n’avez pas encore explorées, soit parce que vous n’avez pas trouvé le scénario qui irait autour soit parce que vous n’avez pas encore eu le temps ou l'occasion de le proposer à un dessinateur ?
Les périodes passionnantes sont innombrables, tout comme les thèmes et les personnages. Malheureusement, je n’ai pas encore découvert le secret de la journée de trois cents heures !

Le moins qu'on puisse dire c'est que vous êtes un auteur qui aime varier les plaisirs ; changements de dessinateurs, d'époque, de procédés scénaristiques. Comme pour les périodes historiques, est-ce que vous avez d'autres idées scénaristiques de génie en réserve ?
Quand je me lance dans une nouvelle aventure, je suis toujours persuadé qu’elle est géniale : sinon, je ne pourrais pas déployer autant d’énergie, surtout dans le cadre d’entreprises aussi considérables que Quintett ou Le Décalogue. Mais je n’ai évidemment pas l’objectivité nécessaire pour évaluer sa qualité réelle, et en bout de course, seul le lecteur est juge. En revanche, je peux de façon plus impartiale estimer qu’une idée est originale ou pas. C’était le cas pour "Secrets" et surtout les deux séries citées ci-dessus. Abondamment imité depuis, Le Décalogue n’avait en effet aucun équivalent avant sa sortie. Actuellement, je travaille sur "Destins", un vaste projet auquel collaborent douze autres scénaristes. Et à ma connaissance, rien de tel n’a encore été réalisé.

Accéder à la fiche de Le Décalogue Pour ce qui est des dessinateurs, je pense que tout le monde n'est pas fan du fait d'en changer à chaque tome d'une série même si l'on comprend bien l'intérêt temporel concernant les sorties d'album ; qu’en pensez-vous ?
Le fait de recourir à plusieurs dessinateurs pour Le Décalogue a permis au public de lire une saga de dix tomes en deux ans, au lieu de dix ou douze. Non seulement personne ne s’en est plaint, mais ce fut une des raisons du succès de la série. En outre, chaque tome mettant en scène des thèmes, lieux, époques et surtout personnages différents, le changement de graphisme n’était en rien gênant.

Quant à Quintett, il s’agit d’un travail sur la subjectivité : chaque tome offre une vision différente d’une même réalité. Il était donc impératif pour moi de recourir chaque fois à un dessinateur différent.

En ce qui concerne "Secrets", enfin, il s’agit d’une collection, et non d’une série. Même s’il y a un thème fédérateur (le secret de famille), les histoires n’ont rien à voir les unes avec les autres. Il n’y avait donc aucune raison de faire appel à un dessinateur unique.

J'ignore si vous êtes inventeur du procédé mais vous avez popularisé le concept de série conçue par un scénariste et dessinées par plusieurs dessinateurs, ce qui est très efficace d'un point de vue commercial et éditorial puisque cela permet de sortir les albums à un rythme rapide. Le procédé a été largement décliné avec des fortunes diverses. Mais ne pensez-vous pas que cela pousse les dessinateurs à gommer leurs propres particularités pour adapter un style standard réaliste qui permet de faire plus facilement la transition entre les albums ?
Ouvrez n’importe quel album du Décalogue, de Quintett ou de "Secrets" et comparez-le à ce que fait habituellement le dessinateur. Vous aurez la réponse.

Extrait Le Décalogue Vous aimez marier la grande histoire et la petite histoire en plaçant des personnages fictifs dans une situation historique authentique. N'avez-vous jamais eu l'envie de raconter l'histoire d'une personne ayant vraiment existé, célèbre ou non ?
Non, car pour être à l’aise dans une histoire et prendre du plaisir à la raconter, j’ai besoin de me sentir totalement libre. Dans la moitié de mes récits, l’Histoire (la grande, avec une grand « H ») intervient parce qu’elle m’a toujours passionné. Mais elle ne joue souvent qu’un rôle de décor, de toile de fond. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont mes enfants (les personnages fictifs, créés de toutes pièces) vont se confronter à elle… et surtout, vont interagir entre eux.

La plupart de vos scénarios exigent de vos dessinateurs l'utilisation d'une documentation visuelle solide (costumes, architectures) afin d'éviter au mieux les anachronismes. Participez-vous à ce travail de recherche visuelle avec vos dessinateurs ? Leur fournissez-vous des documents qui vous auraient inspiré ?
Pendant longtemps, j’ai fourni aux dessinateurs la quasi totalité de la doc dont ils avaient besoin. Je me rendais presque systématiquement en repérage, seul quand ils ne pouvaient pas m’accompagner, et j’écumais par ailleurs bibliothèques et librairies. Aujourd’hui, je rassemble toujours un minimum d’informations, mais les choses ont changé. Internet a révolutionné notre monde. Un clic sur Flickr ou Google-Images vous permet de ramener dans vos filets dix fois plus d’iconographie que naguère en trois semaines de recherches intensives. Et quand j’ai besoin d’informations vraiment très pointues, issues de sources croisées et avérées, je recours parfois à un documentaliste (Florent Germaine dans Quintett et Louis Ferchot, par exemple).

Accéder à la fiche de Le Légataire Votre œuvre est abondante... Quel a été votre plus grand succès éditorial ?
Evidemment Le Décalogue. Chaque tome est en permanence réimprimé (le tome 1 en est à douze réimpressions et avoisine les 200.000 exemplaires), et l’aventure est loin d’être terminée puisque dans chaque festival, je rencontre des lecteurs qui « n’en sont qu’au » tome 4 ou 5 !).

Le Légataire marche aussi très bien, ainsi que Quintett, "Secrets"… et Azrayen', bien parti dès le départ et qui dix ans après sa sortie continue à se vendre régulièrement. Et sur le long terme, n’oublions pas Louis la Guigne, dont le tome 1 constitue mon « best-seller » après Le Décalogue ; il faut dire qu’il est toujours en catalogue après vingt-sept ans de carrière (il est paru en 1982) !

Et à l'inverse, quelle est la série dont vous regrettez le plus l'insuccès commercial ?
Sans doute Mandrill. L’histoire développée dans les trois derniers albums constitue à mon avis parmi l’un de mes meilleurs scénarios… or sur l’ensemble de la série, la vente moyenne au titre n’est que de 5000 (cinq mille) exemplaires.

Combien de tomes comptera Mandrill ?
Ils sont tous sortis. L’histoire s’achève définitivement sur ce tome sept.

Accéder à la fiche de Azrayen' Azrayen' est peut-être votre œuvre la plus personnelle, dans le sens où elle conte un conflit, la guerre d’Algérie, auquel a pris part votre père. Lui avez-vous demandé des précisions sur cette époque pour réaliser ce diptyque ?
Oui, bien sûr. Cette aventure nous a d’ailleurs pas mal rapprochés, et il m’a accompagné en repérage. Après beaucoup d’hésitations, il est revenu aux côtés de son fils dans cette Algérie qu’il n’avait pas revue depuis trente-sept ans… et qu’il a retrouvée en pleine guerre civile !

Au milieu de vos séries les plus connues, on trouve dans votre bibliographie, si mes renseignements sont exacts, la série jeunesse "Arthur le petit fantôme", créée par Cézard. Comment avez-vous été amené à travailler dessus ?
Hem ! Navré de vous l’annoncer, mais… vos renseignements sont erronés ! Je n’ai jamais travaillé sur cette série. J’ai d’ailleurs noté une autre erreur dans Avant la case, le travail de bénédictin effectué par Gilles Ratier sur les scénaristes de BD : il m’attribue à tort la paternité de Sainte Geneviève, celle qui sauva Paris. Un comble pour qui connaît mes convictions !

Dans la série Quintett le dessinateur du 5ème tome n'est finalement pas celui qui était annoncé initialement et qui avait contribué aux premières et dernières planches des 1er tomes. Pourquoi ce changement ? Que s'est il passé ?
Le dessinateur initialement prévu, TBC (qui avait réalisé Le Serment, quatrième volume du Décalogue) est tombé gravement malade en cours de route. C’est Giulio De Vita (La Fatwa, tome 2 du Décalogue) qui devait lui succéder ; mais celui-ci n’a pas pu tenir le rythme qu’il s’était imposé (il travaillait pour Bonelli, terminait James Healer et commençait une nouvelle série pour le Lombard). Il a donc fini par déclarer forfait et nous a présentés Giancarlo Alessandrini, une vedette transalpine qui a brillamment pris le relais.

Accéder à la fiche de Secrets : Samsara Apres Samsara, y a t-il en prévision d'autres séries dans la saga des "Secrets" ???
Oui : en même temps que la fin de cette histoire, va paraître Pâques avant les Rameaux (co-scénario de Virginie Greiner et dessins de Marianne Duvivier). L’histoire se déroule de nos jours, dans la petite bourgeoisie provinciale française. Ses membres, pétris de convenances, refusent à toute force d’entendre un secret dérangeant et provoquent ainsi des dégâts irréversibles sur l’héroïne du récit.
Suivra l’Angélus, dans lequel le personnage principal, en essayant d’exhumer le secret de famille d’un peintre célèbre, va peu à peu découvrir les dessous de sa propre histoire.
Deux autres Secrets sont également en préparation, mais à plus long terme.

Nous préparez-vous d’autres surprises pour bientôt ? Si oui, pouvez-vous nous en dire plus ?
D’autres « surprises » ? Bien sûr, mais… je préfère ne dévoiler mes batteries qu’au dernier moment !

Frank, merci.
Interview réalisée le 06/06/2008, par Spooky, avec la participation d’ArzaK, kalish, pol et Ro.