Auteurs et autrices / Interview de Eric Puech - suite

Eric Puech n’est peut-être pas un grand nom de la BD, mais il a une grande carrière qui lui a permis d’avoir un regard acéré sur le 9ème Art. Rencontre avec une figure.


Au programme :1/ Première partie - 2/ Deuxième partie

Accéder à la BD Le Horla Tu « disparais » à nouveau jusqu’en 2010… Une nouvelle coupure ?
Alors là, on passe à une autre catégorie, il y a des opportunités, des nouveaux chemins, et il faut avoir la présence d’esprit de les suivre. La Corse. En 2002 Frédéric Bertocchini relance, avec la radio Alta Frequenza, le festival BD d’Ajaccio. J’y suis allé, et y retourne tous les ans… En 2008, on a rencontré un éditeur local, Albiana, qui venait de racheter une collection de polars marseillais, l’Ecailler, et avaient envie de s’essayer à la BD. On a donc discuté, avec Bertocchini aussi, et on les a aidés à lancer une collection de BD. Laquelle est devenue Le Quinquet. Et ça faisait très longtemps que je voulais faire une adaptation du Horla. La littérature de terreur, fantastique, de l’époque, comme le Roman de la Momie, était écrite pour être habillée, enrobée, ce sont des romans. La nouvelle de Maupassant n’est pas habillée du tout. C’est un texte épistolaire, brut, et si tu prends le premier film de zombies, la Nuit des morts-vivants de Romero, c’est écrit grosso modo de la même manière. Le Horla c’est presque un scénario de film ; donc déjà potentiellement un scénario de BD. Dans la nouvelle tu as une montée en puissance qui t’amène sur –langage digne d’un technicien de la FEMIS- un Climax. Et l’histoire doit se terminer là, c’est le principe des films d’horreur. Et moi j’avais ça en tête depuis la 4ème, à l’époque où j’allais voir les films d’horreur, comme Cannibal Holocaust. C’est cette façon d’écrire qui m’a marqué.

Ajaccio avec Fred Bertocchini 21-06-2012 Et quand Guy Firolonni et Bernard Biancarelli nous ont demandé, à Frédéric et à moi, si on était d’accord pour signer chez eux, on s’est rendus compte qu’on avait le Horla en tête, tous les deux. Il avait déjà commencé à bosser sur le scénario, et il avait eu une excellente idée, celle de mettre Maupassant comme héros de l’histoire. Frédéric est un historien, et quand il a commencé à étudier le texte, il est retourné à la source, la première vision du Horla, où Maupassant racontait qu’il avait des visions nocturnes. On est repartis de cette version pour mettre le climat, les décors de cette époque dans notre version. Dans la nouvelle, il y a un très court passage, quelques lignes, où Maupassant est à Paris, et emmène sa cousine voir une pièce de théâtre d’Alexandre Dumas fils. Mais cette pièce, plus personne aujourd’hui ne la connaît, il n’en est fait mention nulle part. Je suis allé à la Comédie française, j’ai cherché… et j’ai retrouvé la pièce. La Princesse de Bagdad, que Dumas fils avait écrit pour sa maîtresse de l’époque, Mademoiselle Croizette, une sorte de pièce à la Feydeau triste, qui n’a apparemment pas marché et est vite tombée dans l’oubli. Avec le texte original, je suis tombé sur les didascalies, autrement dit les indications de mise en scène. Du coup je sais ce qu’ont vu les gens à l’époque.

Une planche de Le Horla J’ai en effet été frappé par le réalisme et le souci de véracité dans l’album ; car beaucoup d’auteurs auraient traité cette partie sans s’en soucier…
J’ai aussi retrouvé des photos et des gravures d’époque de la Comédie française (le Théâtre Français), donc tu peux être sûr que dans l’album on est très proche de la vérité environnementale. J’ai toujours utilisé beaucoup de documentation pour mes BD, même pour La Ballade de Johnny. Je suis très méticuleux -J’ai juste laissé passer une énorme faute dans l’une des histoires de La Ballade de Johnny, où un panneau indique « No trespassing », mais sur lequel j’ai oublié le premier S… Je me tords de honte à chaque fois que je retombe dessus. Alors maintenant j’essaie de noyer le poisson quand on m’en parle, en disant que c’était un jeu de mots… « No trepassing » (rires). Et cet enfoiré de Fershid Bharucha me l’a bien évidemment fait remarquer qu’une fois que le bouquin était imprimé !

Rétrospectivement, que changerais-tu dans cet album ?
Rien. Ou presque, quelques petits trucs graphiques, comme ma propension à faire des gros plans sur les yeux, un tic qu’on m’a fait remarquer récemment. Du coup je me freine sur les deux bouquins que je suis en train de faire…

Une planche de Le Horla Sur le bouquin sur Paris que tu es en train de faire (et dont j’ai pu voir des planches), il y en a toutes les deux pages… Mais ça ne me choque pas plus que ça.
Oui, je m’en suis rendu compte, mais je corrige ça sur les pages suivantes. En même temps c’est tellement parlant, c’est un tel raccourci narratif que j’essaye de doser. Ça ne te choque pas, mais maintenant que tu sais, tu ne vas plus voir que ça, si tu (re)lis mes albums ! Je raccroche cette histoire de l’œil à un traumatisme que j’ai eu petit, à cause du cinéma. Je devais avoir 8 ou 9 ans, , j’allumais la téloche la nuit en douce… et je tombe sur la célèbre bande-annonce du Cinéma de minuit, cette fois-ci sur Le Chien andalou, de Buñuel, avec une séquence que je ne peux toujours pas voir : le rasoir qui tranche l’œil. J’en suis traumatisé à quel point qu’aucun ophtalmo au monde ne peut me mettre des lentilles de contact. Au collège je rentrais dans des colères de fou, uniquement parce que mes lunettes étaient tombées. Ça s’est calmé, mais bon. Je pense donc que c’est lié.

J’ai lu le Horla il y a longtemps, et…
C’était en quatrième je pense, car c’est l’année où mon gamin l’a étudié. Quand sa prof de français leur a expliqué, à sa classe et à lui, qu’ils allaient étudier le Horla, mon fils a dit qu’il l’avait déjà lu. Et quand elle lui a demandé si ça remontait à longtemps, il lui a répondu « ben non, c’est mon père qui l’a fait. ». Il a failli se prendre une heure de colle, et il a fallu que j’aille en classe expliquer que je venais d’adapter le Horla, et que malheureusement Maupassant ne pouvait pas venir, il avait envoyé une lettre d’excuses… (rires !)

Une planche de Le Horla Comment Fred et toi avez-vous déterminé l’aspect du Horla ?
La forme qu’on lui donne n’apparaît que dans les reflets, si tu observes bien. Et je vais te dire, si tu regardes la première page du bouquin, tu verras que le Horla y est déjà, mais que tu ne l’as pas vu. On a joué sur les reflets, car on s’est dit qu’on ne pouvait pas le représenter, tout simplement. A la limite je me dis que j’en ai trop mis sur la couverture. Elle est jolie, mais bon. Quant à trouver sa forme, c’était compliqué. On devait le caractériser, car on était dans une adaptation graphique, il y avait le côté fantasmagorique aussi. On s’est démerdés, avec Frédéric, pour qu’il n’apparaisse que dans des endroits improbables. Et surtout, que l’ensemble montre bien qu’il n’est pas là. Que cela dénote une schizophrénie, quelqu’un qui voit son double dans un miroir, mais qu’en aucun cas cela ne soit une réalité. C’était donc complexe. Je touche du bois, car apparemment on a bien réussi notre coup. Même si la couverture était un peu trop proéminente, mais il fallait que l’album soit visible. Il fallait que le bouquin, édité par un nouvel éditeur, qui serait lu par un public qui majoritairement n’avait pas lu la nouvelle de Maupassant, se démarque. Donc on a volontairement fait une couverture « pulp ». Pas évident de trouver un équilibre. C’est pour ça que j’ai insisté auprès de la Bibliothèque Nationale pour obtenir les droits de reproduction de la dernière page du manuscrit, pour prouver que c’était un vrai texte. On a voulu aussi respecter le texte au maximum. On a voulu éviter les enculeurs de mouches historiques qui te tombent dessus parce qu’une arbalète de 1739 que tu aurais dessinée n’existait pas à cette époque... On a tout de même failli avoir des ennuis avec une association des amis de Maupassant qui a été particulièrement casse-couilles : Une BD c’est le MAL. Si on en avait fait un jeu video, je ne te raconte pas… Heureusement une autre association, qui avait mis la fameuse dernière page du manuscrit en ligne, nous a aidés et supportés presque du début à la fin. J’ai fait beaucoup de dédicaces en Normandie, et les gens étaient ravis. J’ai fini par Coutances dernièrement, où il y avait une expo des planches originales, et les gens étaient intrigués, impressionnés par le travail qu’il y avait derrière. Et ça, ça faisait bien plaisir. Les rares éléments qu’on a pu inventer, comme le manoir normand, essaient d’être crédibles, même si pour cette maison, on n’a pas de traces. On a aussi étoffé le personnage central, sa façon de s’adresser aux autres dans la vie courante, comment les gens étaient habillés, etc. On a fait du vraisemblable, puisque les historiens normands s’y sont retrouvés.

Une planche de Le Horla Effectivement les libertés a priori prises avec la nouvelle m’ont semblé crédibles.
Je vais te révéler un grand secret. Le manoir de Maupassant, celui du bouquin, est basé sur celui de Lautréamont. J’étais en pleine relecture des Chants de Maldoror (j’ai le projet d’en adapter la partie parisienne, et c’est bien compliqué…) quand je faisais mes recherches iconographiques. Le manoir dont s’est inspiré Isidore Ducasse pour créer le pseudo Comte de Lautréamont s’appelle Latréaumont, est dans la même zone géographique que celui de Maupassant, du coup c’est celui-là que j’ai repris, en le retouchant un peu pour qu’il ressemble à d’autres demeures de la région. La vie de Maupassant est assez nébuleuse, au même titre que son pedigree. Historiquement, si on parle juste de littérature, Maupassant c’est le fils de Gustave Flaubert. C’est lui qui l’a formé, qui l’a aidé à écrire, qui l’a corrigé au début… Et il y a cette légende qui traîne, concernant le fait qu’il ne serait pas que son père spirituel… J’ai rencontré l’un des descendants de Maupassant, qui m’a confirmé que cette question restait en suspens. Et puis c’est comme dans l'homme qui tua Liberty Valence : La légende plus forte que la réalité. Le fait que Maupassant soit le fils de Flaubert, c’est raccord en termes d’écriture… Du coup on l’a mis dans le bouquin, le Flaubert. Le personnage du médecin, Frédéric l’avait appelé Gustave avant même qu’on ait pris connaissance de cette légende, parce que c’était un prénom courant à cette époque… Du coup on a joué là-dessus. Pour en revenir à ta remarque sur la crédibilité, quand on fait une adaptation, graphique comme c’est notre cas par exemple, si tu te bases sur un socle rocheux particulièrement bien défini, particulièrement solide, tu peux rayonner sur tout un tas de choses. C’est ce qu’a fait Frank Herbert avec Dune, qui est une histoire très saharienne : les mecs qui traversent les déserts de sable pour aller chercher l’Épice, les Fremens, ont un côté berbère très prononcé… Tolkien par exemple, à ton avis, pourquoi il a écrit le Seigneur des Anneaux ? Le point de départ, c’est la transformation du Pays de Galles ou du Worcestershire en zone industrielle ; il voulait traduire son malaise par rapport à cet état de fait. Et plutôt que de faire une histoire réaliste à la Jack London, il en a fait une histoire fantasy, un genre qu’il a quasiment inventé, pour le coup.

Une planche de Le Horla Comme Frédéric a la même passion de réalité historique que moi, et qu’il en fait son métier, il a l’habitude de chercher de la documentation, dont on se sert comme matériau de base, qui disparaît sous le conte proprement dit. Ce que je te dis là, je pense que ce sont surtout les historiens, les littéraires qui vont y être sensibles. Et ces gens-là on ne veut pas les décevoir. Pour autant on ne voulait pas non plus que les lecteurs de BD soient déçus par une narration qui ne tiendrait pas la route. On aurait pu déplacer le Horla à Paris, à New York et/ou à une autre époque, ça pourrait fonctionner aussi, mais ce n’était pas notre propos. Les historiens ne devraient pas pouvoir nous prendre en défaut. Par exemple la vue du Mont Saint-Michel est raccord avec l’époque, simplement parce qu’il n’y a pas la statue de l’archange Saint Gabriel sur l’église Saint Michel, car elle n’a été installée avec la flèche qu’en 1899.

L’album est sorti depuis un an, tu as eu le temps de faire plein de dédicaces, du coup as-tu eu affaire à des emmerdeurs ?
Eh bien non, j’ai eu des amateurs. J’étais ravi. Enfin si, j’ai eu quelques emmerdeurs littéraires (très peu, au final), des gens qui ne comprenaient pas qu’on puisse trahir l’œuvre de Maupassant pour en faire une bédé… ce qui est le MAL, je te rappelle. Il y a des gens qui ne comprendront jamais que tu puisses emmener leur héros préféré sur un autre terrain. Si tu fais ça, tu es au pire un escroc, au mieux un escroc. Dans tous les cas de figure tu es un escroc (rires) ; tu ne peux pas adapter quoi que ce soit sur un autre media sans imposer ta vision de l’oeuvre. La supériorité du roman sur les autres formes d’expression, c’est qu’en tant que lecteur tu te crées tes propres images. Une adaptation, et a fortiori, une parodie est réussie, quand tu as apprécié l’œuvre originale. Certaines personnes sont étonnées d’apprendre qu’il y a un vrai travail d’écriture sur la BD ; tu ne peux pas savoir le nombre de personnes qui pensent encore qu’on écrit l’histoire après le dessin… Tout media, pour que l’œuvre soit satisfaisante, se doit d’être mis au point, mis en place, travaillé, en un mot, écrit. Tiens, le premier film du Seigneur des Anneaux, qui dure trois heures, Jackson a mis cinq ans à le faire…

Couverture de Sous surveillance Tu sors « Sous surveillance », un album édité par la Ligue des droits de l’Homme… Tu pourrais nous en toucher deux mots ? (album dispo en ligne en plusieurs langues)
C’était mon retour dans les cénacles de la communication. J’en fais toujours d’ailleurs, notamment pour le développement durable… Autant Sous surveillance c’est du réaliste, autant pour le développement durable c’est du gros nez (le site web de la bédé). J’ai fait d’ailleurs des couleurs sur ordi pour celle-ci, ça marche pas mal. Je ne pourrais pas faire de l’hyper-réalisme en couleur numérique, je ne suis pas assez bon. À propos de la bédé pour la LDH : quand on a bossé dessus avec Cécile Soulignac, qui avait fait un scénario génial très paranoïaque, les pontes de la LDH ont voulu que ce soit un truc un peu plus light. Et c’est dommage parce qu’on avait les moyens de faire un truc vraiment alertant, pour le coup. C’est mon regret par rapport à cet album, on n’a pas pu aller aussi loin qu’on l’aurait voulu. Ce n’est pas assez mature à mon goût, c’est adolescent comme histoire. À mon avis on aurait dû aller vers un genre de thriller vraiment parano. C’était tout de même une belle expérience, ça m’a permis de bosser sur des concepts auxquels je n’avais pas l’habitude d’adhérer. Bon, c’est la Ligue des Droits de l’Homme, donc on peut penser qu’ils sont confrontés à des trucs un peu craignos, donc autant y aller à fond ! Et non, ils ont eu peur de déstabiliser leur jeune public… Quelle est la réaction d’un gamin de 14 ans qui voit un paquet de clopes avec la photo d’un poumon cramé imprimé dessus ? Il va vouloir l’ensemble de la collection…(rires !) Le même gamin voit un accident effroyable, même avec la même voiture que ses parents, qu’est-ce qu’il fait ? Il regarde, il ne se projette pas dedans, il est vivant. Ça me rappelle ce matin, où en me levant, je vois à la télé ce que j’ai pris pour la bande-annonce d’un film, un avion en train de rentrer dans l’une des Twin Towers… Il m’a fallu un quart d’heure pour me rendre compte que c’était vrai. On est tellement habitués à voir ce genre d’images que ça semblait vraiment être un film. Cela dit, cette bédé a reçu un bon écho, elle a été traduite en plein de langues, les retombées ont été positives, peut-être qu’ils avaient raison en fin de compte, je ne sais pas. Si on m’avait laissé carte blanche pour le faire, ç’aurait été plutôt le retour de Jack l’Eventreur, mais avec une tronçonneuse ! (rires)

En 25 ans de carrière, tu as trimballé ta carcasse chez différents éditeurs. Quelles anecdotes surprenantes pourrais-tu nous raconter ?
En fait j’ai vendu mon premier dessin en 83. Oh p***, trente ans ! La première anecdote rigolote qui me vient à l’esprit c’est la manière dont je suis arrivé chez Albin Michel/Comics USA. L’histoire qui ouvre le recueil La Ballade de Johnny, Losers, qui a fait le tour de toutes les rédactions avant d’arriver chez Albin Michel, qui l’a filé à l’Echo des Savanes, qui l’a filé à l’Echo des Savanes spécial USA, beaucoup de gens, et de lecteur de surcroît, étaient persuadés que c’était d’un auteur américain. Je n’ai pas d’anecdotes spéciales concernant les éditeurs, mais je remarque tout de même que ces derniers temps il y a un vrai déficit d’édition. Avant les années 90, pour un éditeur, sortir un auteur c’était compliqué. Car si l’auteur ne marchait pas, ça pouvait le mettre en danger. Autrefois tous les auteurs passaient par des ateliers où se trouvait un grand, comme Giraud, Franquin, Druillet… Des filiations, des formations se faisaient ainsi. Tu avais le célèbre atelier des Pyramides, où des gens comme Loisel rencontraient des gens comme Poïvet (un génie), etc. Cette transmission d’artisans, presque de compagnons, s’est arrêtée dans les années 80-90. A cette époque des gens sont arrivés pour travailler chez un éditeur, mais pas dans un atelier, toujours en passant par un journal, pour bosser avec des Margerin, des Druillet ou des Moebius (le plus grand)…

Al Coutelis et Eric Puech, Tramlabulle Et au final ils deviennent bons car un parcours initiatique a été respecté. En passant, Poïvet, pour moi, c’était le meilleur : chaque fois que je vois un de ses dessins, je ne peux plus rien faire après. Comme Moebius également : je me suis retrouvé à côté de lui en dédicace au début des années 1990, et le voir réussir à te dessiner un cheval parfait, la clope au bec, en toute décontraction… et toi t’es là à côté, à galérer comme c’est pas permis… (rires) Mais Moebius c’est l’école classique des Hubinon, des Jijé. Il en a sûrement chié, il fait partie de ces gens qui ont été maltraités par leurs maîtres à leurs débuts. Les gens qui sortent de là, s’ils n’en meurent pas, deviennent naturellement excellents. Al Coutelis, quand il bossait avec Charlier, il en chiait des ronds de chapeaux. Ma génération, celle des Cromwell, des Riff Reb’s, des Rossi, on a reçu cet héritage. On ne vient pas ex nihilo, on a des maîtres. On en revient à la phrase de Brassens : « le talent sans le travail c’est juste une sale manie. » Tout travail est perfectible. Si tu penses que tu es arrivé à ton sommet, tu n’as plus qu’à arrêter. Et j’irai encore plus loin : Je pense qu’un auteur, quel qu’il soit, est quelqu’un qui a un sérieux compte à régler avec la vie. Tu ne te jettes pas dans la fosse aux lions comme ça, dans un travail qui, pour ta famille, est souvent la dernière des abominations, que ce soit comédien ou auteur de BD. Cette tradition a donc disparu. Les Charlier, Goscinny, Vidal, Dionnet, Mougin, ces éditeurs à l’ancienne qui avaient l’idée de faire plaisir à leurs lecteurs, ont disparu. C’était ça, le but de la manœuvre, pas de faire une auto-psychanalyse pour régler ses problèmes avec sa mère… D’où viennent les Idées noires de Franquin ? De sa déprime due au fait que sa profession ne soit pas reconnue, que la BD ne soit pas prise au sérieux (et de l’état du monde un peu, aussi…). Que ce soit lui, Roba, Peyo, Tillieux, et tous ceux de cette génération, ce qui comptait, c’était le regard du lecteur. Tiens, prenons l’exemple de la mécanique, un milieu que je connais bien. Un gars qui vient de finir de monter un moteur, et qui te reconnaît la panne au bruit que le moteur fait, ce type-là est un artiste, et j’en ai connu des comme ça. Et quand il l’a réparé, il est dans le même état que moi, quand j’ai fini un album et que je vois dans l’œil du lecteur que j’ai gagné. On a donné du plaisir. On en a ressenti, car il y a un retour, comme un ébéniste ou un comédien sur scène. Et pour moi, cela n’existe plus, ou presque plus, dans le monde éditorial.

Bernard Werber vu par Eric Puech Parlons des festivals. Je ne vais pas dans les grandes manifestations, les grandes messes, je préfère aller dans un petit salon où on est au maximum une vingtaine d’auteurs, pour simplement pouvoir prendre le temps de surprendre la personne en face de toi, cette personne digne d’intérêt puisque non seulement elle a acheté ton livre, et l’a apprécié suffisamment pour te demander de le signer ou le dédicacer. Même si ton bouquin n’a pas fait un million et demi de ventes, tu sais que tu n’as pas bossé pour rien. Mes potes Picouly et Werber, qui pourtant vendent beaucoup, discutent avec leurs lecteurs, sincèrement. Ce n’est pas parce que tu fais un festival par semaine que tu vas vendre plus de bouquins, sauf si tu finis par être considéré comme le gars le plus sympathique de la planète (rires !). Si tu es juste là, la tête baissée sur ton bouquin, à faire ta bafouille répétitive sans même décrocher un mot aux gens, ça ne marche pas. Pour eux, tu es une star, il y a une distance entre vous, matérialisée par une table. Mais si tu leur parles, si tu te montres attentif, tu abolis cette distance, tu les sors de leur cadre. Si tu n’as pas de public, tu n’existes pas, il ne faut pas oublier pour qui tu bosses. Si tu arrives à ça, tu as gagné. Si tu y arrives sur un million et demi de bouquins, tu as super-gagné (rires). Les auteurs qui n’aiment pas cet exercice avec le public, ce contact, ne devraient pas s’y plier. Avec les réseaux sociaux, une dédicace peut être dans la demi-heure sur internet, et si l’auteur a méprisé le lecteur, la réputation peut faire le tour du monde en un rien de temps. Certains auteurs, et pas que des jeunes, étaient contents d’être en festival pour voir leurs potes, aller boire des coups, changer d’air… Mais pas pour rencontrer le public qu’ils évitaient la plupart du temps. Et cette histoire de piédestal, pffff. Quand quelqu’un s’extasie devant mes difficultés à mal dessiner un arbre, et qu’il me dit être expert-comptable, je peux lui rétorquer que c’est encore plus compliqué pour moi d’aligner deux lignes de comptes sans me gourer (ce qui est malheureusement vrai…). Si tout le monde avait été Napoléon, on n’aurait jamais parlé de Napoléon. Il faut des gens qui ne sont pas Napoléon. Il en faut plein. Et s’ils achètent le Horla de Maupassant, par Bertocchini et Puech, c’est mieux ! (rires)

Eric Puech vu par Eric Puech Que dirais-tu à un jeune auteur qui souhaite se lancer ?
D’abord un conseil technique, sur la base de la façon de raconter une histoire. Tant que le scénario ne tient pas la route tout seul, le reste ne va pas suivre. Si une personne prise au hasard lit ton texte et comprend de quoi il s’agit, c’est un bon début. Le deuxième, c’est qu’il faut absolument prendre du plaisir à chaque fois que tu dessines. Si tu ne prends pas de plaisir, il faut arrêter. Ça m’arrive parfois, ça peut être un calvaire, et je sais que si je persiste, ça va être moche, raté. Du coup je vais me regarder un film, aller boire une bière quelque part, me balader, bref, me sortir ça de l’esprit ; et le lendemain je m’y remets et ça va mieux. Il ne faut pas s’acharner sur un dessin qui ne vient pas, devient douloureux, parce que ça sera toujours moche, raté. Même s’il y a une école de pensée qui veut que la douleur soit le questionnement intérieur… de quoi cette interrogation est-elle le sens ?

Gné ?
(rires) Je t’ai fait un beau résumé de la pensée sur l’art contemporain. Mais ça ne mène à rien. On est des artistes, mais comme on travaille sur un objet de reproduction, on est aussi des artisans, des conteurs. Si le conte est réussi, il sera accepté, quelle que soit sa nature. S’il est prétentieux, nombriliste ou tout ce qui est péjoratif dans l’art du moment, tu vas avoir une cour de crétins qui sont toujours prêts à s’afficher avec ce qui représente à leurs yeux la dernière muraille de la rébellion, laquelle rébellion est tout de même subventionnée, je le rappelle… Bref, il y a aussi, au-delà de la qualité de ton texte, le respect du lecteur dans la mesure où il voit que toi, en tant qu’auteur, tu ne t’es pas foutu de lui. Il y a beaucoup de séries qui sont reprises non pas par des artistes, mais par des « fonctionnaires » de la BD. Parce qu’une fois que tu es là-dedans, c’est un rail. J’en ai rencontré quelques-uns, ils sont au demeurant sympathiques, mais ils seraient plus à leur place derrière un guichet de la Poste. A tel point qu’ils vont jusqu’à se créer un atelier en-dehors de chez eux, pour avoir la sensation de travailler, avec des horaires de bureau. Il n’y a pas de création dans ce qu’ils font, c’est de la reprise. Il n’y a pas le feu sacré s’ils ne détournent pas les composantes qu’on leur donne. C’est comme si tu lisais un magazine télé, quoi. Je ne comprends même pas qu’on puisse avoir inventé un héros qui soit un agent fiscaliste… (rires).

Une planche de la biographie de Janis Joplin, avec Frédéric Bertocchini Si je peux donner un conseil aux jeunes auteurs, c’est d’être passionné.

Quels sont tes projets ?
Le premier est dans la suite des aventures éditoriales corses, puisque pour les Editions du Quinquet, avec Frédéric Bertocchini toujours on est en train de réaliser la biographie de Janis Joplin. C’est le grand kif, à cause de la musique : il avait déjà fait une BD sur Morrison chez Emmanuel Proust. Il aime bien les personnages torturés, comme ça… Le scénario qu’il a écrit tient bien la route, mais m’a posé des tas de problèmes de documentation, pour retrouver la trace de la jeune Joplin depuis son bled paumé de Port Arthur, au Texas, jusqu’à San Francisco. En parallèle, pour une maison d’édition typiquement parisienne, Parigramme, je suis en train de faire un roman graphique de 120 pages en lavis noir et blanc sur un texte de Gilles Schlesser, et on a choisi volontairement le noir et blanc pour coller à l’image qu’on a de Paris à cette époque. J’ai aussi signé, avec mon pote Daniel Picouly, une série de livres jeunesse illustrés aux Editions Belin, avec des petits chats. Ça va être du dessin assez light, assez éloigné de ce que je fais habituellement. Et je suis à la bourre sur tout. Cette année, contrairement aux années précédentes, je ne suis pas à la bourre sur un bouquin, mais sur cinq…

Une planche du roman graphique pour Parigramme, avec Gilles Schlesser Comme tu es un grand fan de science-fiction classique et peut-être moins classique, tu n’as jamais eu envie de revenir au genre après Wolfram, et de réaliser un bouquin plus orienté hard SF ?
Si, bien sûr, et il y a quelque chose que j’aurais adoré faire, mais qui est plus difficile maintenant parce que l’univers est très marqué, c’est l’origine de la Guerre des Etoiles. L’origine c’est Edmund Hamilton, qui a écrit dans les années 50 une saga appelée les Loups des Etoiles. Et la femme d‘Hamilton a co-écrit le script de Star Wars. Il y avait dans ces bouquins tous les éléments fondateurs de la SF moderne, comme les vaisseaux spatiaux qui dépassent la vitesse de la lumière, le personnage principal, Morgan Chane, mi-humain mi-loup des étoiles, a un côté Wolverine très prononcé (sans le squelette de métal). Moebius en avait fait pas mal d’illustrations à son époque. Ça me branche énormément, car c’est un de mes éléments fondateurs. Et j’aimerais bien m’atteler à cette adaptation, et dans un style particulier, qui est celui de Neal Adams. Revenir à des fondamentaux qui m’ont explosé la tête quand j’étais petit. J’ai eu une révélation, vers 9-10 ans : je lisais Pif- j’étais fasciné par Corto Maltese et les Pionniers de l’Espérance- et les albums sortis chez Dupuis, en particulier Gaston et Gil Jourdan. Et puis en 72, ma grand-mère m’offre, pour mon anniversaire, la première édition des Fantastic Four en français. C’était pas encore les Strange, ça devait être un format poche, c’était les Inhumains sont parmi nous. J’ai été pétrifié quand j’ai vu le dessin de Kirby. Et je me souviens de la réflexion que je me suis fait à l’époque, en me disant « woah ! on peut faire ça aussi ». J’aimerais bien vivre ce qu’a vécu Moebius quand il a fait le Surfer d’Argent. Avec mon projet d’adaptation des Loups des étoiles, autant je n’arriverai jamais à dessiner comme Kirby, autant Neal Adams me paraît plus proche (j’ai en mémoire des Batman fabuleux qu’il a réalisé…) Tiens, dernièrement je me suis acheté la réédition du Superman contre Mohammed Ali, pour moi c’est une madeleine de Proust.

Illustration pour une série de livres jeunesse illustrés aux Editions Belin, avec des petits chats Avec le recul, quand tu les relis maintenant tu te rends compte que c’est comme les blockbusters de maintenant : il n’y avait visiblement pas d’argent à mettre dans le scénario, mais bon (rires)… C’est tellement puissant comme univers, comme graphisme, comme mode de narration également, cette façon de raconter une histoire, de ne pas s’embarrasser avec la vraisemblance… Comment résumer 500 km d’autoroute quand tu ne veux pas y passer 10 pages. C’est un principe que j’ai appliqué dans Exit, et j’avais eu une grande discussion avec Werber à ce sujet : on n’était pas obligés de montrer Amandine quitter sa prison en Normandie, se taper l’autoroute, et de la montrer dans la voiture sur deux pages inutiles. Elle monte dans sa voiture en bas de la page de droite, et tu tournes la page, elle est arrivée à Paris… Ce geste-là, il existe dans tous les comics de cette époque-là. Comme les mecs devaient être hyper précis, pointus, hyper narratifs parce que c’est du feuilleton, ils ne perdaient pas de temps avec ce genre de chose. Il y a une histoire qui fait date dans l’histoire du feuilleton, c’est Rocambole, de Pierre Ponson du Terrail qui avait plusieurs nègres. A tel point qu’à un moment donné il ne savait plus qui écrivait quoi, il ne savait plus qui il avait payé, donc il a décidé de ne plus payer personne. Du coup pour se venger, le dernier nègre a mis Rocambole dans une situation impossible, avec des chaînes autour du corps enfermé dans un coffre, et l’a fait jeter au fond d’un puits. Ponson du Terrail, quand il a repris le récit, a réglé le truc en deux phrases, dont la première commençait par « après s’en être sorti miraculeusement, Rocambole… ». Les lecteurs ont eu un énorme éclat de rire et l’histoire a continué.

Marvel Treasury Edition #1, par John Romita C’est vrai qu’en lisant les comics de super-héros un peu anciens, j’ai cette impression. Ceci dit, quand tu vois comment fonctionnaient Jack Kirby et Stan Lee, il y a de quoi se demander comment ils font pour que ça tienne, car Kirby imaginait l’histoire, réalisait les planches, et Lee écrivait « seulement » les dialogues…
Oui enfin c’est un peu plus complexe que ça, car Kirby était aussi un créateur. Pareil avec Steve Ditko, le créateur de Spider-Man, sur lequel Lee a fait un véritable travail de rédacteur en chef ; il a réaligné le concept, et rendu le personnage vraiment intéressant, et même comique. Dans le panorama des super-héros, Spider-Man est un cas à part, c’est un ado, le seul à devoir bosser pour pouvoir vivre. Ce qui fait son charme, l’a rendu immédiatement sympathique. Tiens, un autre film où je me suis pris une grosse baffe, c’est la deuxième partie de Kill Bill. A la fin, quand l’héroïne rencontre Bill, bon, je ne te raconte pas, mais ils meurent tous, sauf la fille (rires) ; bref, ils ont une discussion sur Superman, d’une telle évidence que tu ne t’es jamais posé la question… La différence entre Superman et Batman ? Eh bien, Bruce Wayne est déguisé en Batman, quant à Superman, lui, il est déguisé en Clark Kent…

Affiche de la Route de Salina L’autre remarque par rapport au cinéma de Tarantino, c’est que jusqu’à Reservoir Dogs, quand tu parlais d’Audiard ou de Melville à un critique de cinéma, tu avais en face de toi une espèce d’huître qui te regardait comme si tu n’étais pas frais, tu n’étais qu’un affreux réac ! Et un beau jour, Tarantino arrive. Il obtient une palme avec Reservoir Dogs, devient maître de cérémonie à Cannes, et dans une interview il parle de sa culture cinématographique, et cite Jean-Pierre Melville, que tout le monde avait oublié, à part vaguement pour le Cercle rouge. Et il parle d’un film en particulier, Le Samourai, avec Delon. Pour un critique de cinéma tu ne peux pas faire pire : un film avec Alain Delon… Le polar de grand-père avec ALAIN DELON !! fait par un mec qui se balade avec un chapeau de cow-boy et un gros cigare ? Mais Tarantino adore. Et ça va plus loin que ça, puisque dans Kill Bill (fin du second épisode) il balade son héroïne au Mexique à la recherche de Bill, elle arrive dans un bled mexicain improbable, rencontre le chef mafieux du coin, auquel elle demande où est Bill. Lequel lui répond « il doit être sur la route de Salina », et la discussion se poursuit. Mais là, le Tarantino, c’est pas juste un point culturel qu’il a fait, c’est une encyclopédie du cinéma : La Route de Salina, sorti en 70, c’est le seul film pseudo-américain (franco-italien, en fait) qu’ait fait Georges Lautner, un road-movie improbable vachement bien et que personne ne connaît. Sauf Tarantino, sauf Eric Gratien et moi-même, of course !… Et du coup, tous les critiques de cinéma branchouille qui crachaient sur les Belmondo, les Delon, tout le cinéma d’action des années 60/70, dès lors que Tarantino –qui représente à lui tout seul, à leurs yeux, le cinéma d’auteur américain- voue un culte au polar français des années 70, ont changé leur fusil d’épaule et ont « redécouvert » cette époque-là. Tous ces films, dont la Route de Salina, ont donc été édités massivement en DVD. Et cette génération de réalisateurs américains - dont Robert Rodriguez, qui est aussi un remarquable guitariste- nous a permis de retrouver ces fondamentaux.

Un dessin de Sempé Je parle de tout ça parce qu’on a ça dans la BD aussi. Toute cette nouvelle vague, le pseudo-roman graphique, s’est construite en négation avec tout ce qui s’est fait auparavant. Quand tu as des gens qui ne sont plus capables de reconnaître un Hugo Pratt ou un Raymond Poïvet –pas plus qu’ils ne reconnaissent un Alex Raymond- on est dans des cas d’amnésie artistique grave. Ils disent « je fais du dessin simpliste, comme Sempé ! ». Mais p*** il y a plus de choses dans un dessin de Sempé que dans toute l’encyclopédie de ces pieds-tendres qui finiront dans le goudron et les plumes! Parce que chez Sempé il y avait une intention. Mon fils s'appelle Nicolas, autant te dire qu'il ne vaut mieux pas sortir une ânerie sur Sempé en ma présence... Et puis il y a le point Godwin de la BD : Uderzo… Ils sont légions ceux qui le détestent à cause de l’incroyable succès d’Astérix, ou de sa collection de Ferrari, ou de son hôtel particulier à Neuilly, ou encore…, en oubliant que c’est l’un des derniers génies qu’on a encore dans la BD. Alors qu’au Japon ce serait un dieu vivant, comme Druillet, comme Moebius. Sa palette est tellement large, on a oublié qu’il a fait Tanguy et Laverdure, Oumpah-pah, qui n’a pas marché à l’époque mais qui était vachement bien ! Ce mec-là a bossé comme un fou. S’il a la main qui tremble, comme Franquin à une époque, c’est que les nerfs ont fini par pâtir de son activité. C’est à ça que tu vois qu’une société s’effondre : quand les héritiers commencent à cracher sur les ancêtres (Ce n’est pas de moi, mais d’un poète antique grec avec un nom imprononçable que j’ai oublié…). Quand on se contente de mettre des hachures mal orientées sur un mauvais dessin et qu’on cite Hugo Pratt pour se justifier, ça me révolte, il faut étudier ce qu’on dit vénérer, alors qu’on est juste en train de le massacrer. Et au final, qui va rester ? Eh bien Hugo Pratt, Uderzo, Poïvet, les Augustes.

Eric, merci.
Interview réalisée le 27/08/2013, par Spooky.